Ma réception dans une société secrète

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Ma réception dans une société secrète par Alexandre Andryane.

LETTRE A G., PROFESSEUR.

Genève, 10 octobre,

Je veux t’associer à de bons patriotes, m’avait dit Buonarotti ; il a tenu parole ; j’ai été reçu hier dans une société secrète.

A sept heures du soir, j’étais au rendez-vous convenu : là, on me fit attendre seul dans une chambre où vinrent me visiter deux membres de la société, m’apportant trois questions il résoudre.

L’une d’elles était ainsi conçue :

– Quel est le gouvernement qui offre au peuple le plus de garanties pour la liberté et la prospérité publiques ?

J’ai répondu que c’était celui qui ayant pour principe la souveraineté du peuple, était organisé de manière à ce qu’il fût également éloigné de l’absolutisme des rois et du despotisme aveugle des masses.

L’un des membres prit le papier sur lequel j’avais écrit et resta quelque temps sans revenir; j’appris ensuite que mes réponses n’avaient pas entièrement satisfait quelques-uns des affidés. Cependant on me mit un bandeau sur les yeux, et me prenant fortement par le bras l’on me conduisit dans la salle du conseil.

– Qui es-tu ? Me demanda le président d’une voix que je reconnu aussitôt pour celle Buonarotti.

Je dis mon nom.

– Que veux-tu ?

– M’unir de cœur et d’action à de braves gens qui, comme moi, sont sans doute animés du désir de faire triompher la cause de la liberté.

– Mais qui t’a dit que c’était pour servir la liberté que nous sommes ici rassemblés ?

– Qui me l’a dit ?… les opinions et le caractère de celui qui m’interroge.

– Quelles sont les garanties que tu nous présente, jeune homme, pour t’associer à notre difficile entreprise ?

– Ma vie passée, ma vie actuelle, et ma volonté de tout sacrifier, s’il le faut, pour me rendre digne de la mission politique à laquelle je me crois appelé.

– Quelle est cette mission ?

– L’émancipation et la délivrance des peuples.

– Connais-tu ses dangers ? Sais-tu à quoi s’exposent les cœurs généreux qui se dévouent pour le bien public ? Es-tu bien pénétré des vertus qu’il faut acquérir, des défauts dont tu dois être exempt, pour travailler avec fruit à la grande œuvre de la régénération sociale ?

– Celui qui, fuyant le luxe, a réduit et réduit encore ses besoins à la plus simple expression,  celui qui cherche à se mettre en garde contre les séductions de l’amour-propre et de l’ambition, celui qui s’est convaincu que le courage politique, bien plus rare et plus difficile que le courage du soldat, ne peut s’acquérir que par l’étude, la réflexion et la modération des désirs, doit avoir autant et plus de chance qu’an autre pour résister aux épreuves quand le moment de s’y soumettre est arrivé.

Des paroles prononcées à voix basse me semblèrent une preuve que ma réponse ne déplaisait pas à rassemblée, que je jugeai devoir être nombreuse au bruit sourd que j’entendais autour de moi.

– Ce sont là de belles et sages paroles, jeune homme, répondit le président; mais qui peut nous répondre que tu conduiras toujours d’après les principes qu’elles expriment ? Avant de t’engager avec nous dans une carrière où le moindre danger que l’on puisse courir est l’ingratitude de ceux mêmes pour lesquels on se sacrifie, écoute tout ce que l’on exige des frères qui sont aujourd’hui disposés à t’admettre dans leur sein; écoute toute l’étendue de la tâche patriotique qu’ils se sont imposée :

Se taire… obéir… et travailler sans cesse et par tous les moyens – dans la sphère d’action que le sort lui assigne – à propager l’amour de la liberté et la haine de la tyrannie: aimer et soutenir ses frères, voilà les devoirs de celui qui prend place parmi nous.

Si tu n’es pas animé par le seul désir de faire triompher les droits inaliénables des hommes et des sociétés contre l’usurpation des grands; si tu ne sacrifies pas à cette haute pensée toute idée de vanité, d’ambition et d’intérêt personnel; si enfin tu n’es pas prêt à résister aux persécutions des rois comme aux séductions de la puissance, il faut t’éloigner de ce sanctuaire du patriotisme, car nous savons punir les traîtres et les ambitieux.

L’œuvre à laquelle nous travaillons, jeune homme, n’est pas l’œuvre d’un jour ! L’histoire de tous les temps, celle de notre époque surtout, est là pour t’en instruire. Les trames les mieux ourdies se brisent, les succès les plus beaux s’anéantissent, et tout serait perdu si les amis du peuple ne joignaient à toutes leurs vertus celle de la persévérance : c’est la plus difficile parce qu’on se décourage après les tentatives manquées, et qu’on se néglige après le succès.

La conquête et le maintien des libertés publiques sont un apostolat qui presque toujours entraîne avec lui la perte de la fortune, et souvent la perte de la vie… Toi qui es jeune et riche, te sens-tu assez de force pour affronter les dangers d’une telle mission ?… réponds.

– Oui, lui dis-je d’une voix forte et accentuée… J’en aurai le courage.

– Jure donc avec nous haine aux oppresseurs et aux tyrans…

– Je le jure.

– Qu’on apporte les statuts de l’ordre, dit le président, et qu’on reconduise le postulant dans la salle d’attente; mais avant que nous passions au scrutin sur son admission, j’ai encore une question à lui adresser:

– Quelles sont tes opinions en matière de religion ?

– Je crois à un Être suprême, d’où procèdent également l’ordre physique et l’ordre moral.

– Quel est le culte que selon toi l’on doit rendre à cet Être suprême ?

– Celui du cœur et des bonnes œuvres.

– Ainsi, tu n’admets pas qu’il y ait une religion révélée, seule vraie exclusivement aux autres, telle que catholiques et les protestants prétendent la posséder ?

– La matière importante dont il s’agit ici appartient trop exclusivement au domaine de la conscience, pour que je puisse répondre catégoriquement il la question qui m’est adressée; je crois même que vous n’admettriez pas dans votre sein l’homme qui rejetterait légèrement la croyance de ses pères: ce serait une abjuration, et toute abjuration ne saurait être qu’un acte de folie de mauvaise foi, quand la raison et l’examen ne l’ont pas sanctionnée. Je suis d’ailleurs fermement convaincu que la religion révélée – pourvu qu’on la comprenne bien, est loin d’être incompatible avec le maintien et développement des libertés publiques.

– Tu tolérerais donc le catholicisme, jeune homme, si tu étais appelé à voter dans une assemblée législative ? … le catholicisme qui dans tous les siècles à servi d’annuaire aux rois pour river les chaînes des peuples ?

– Est-ce une profession de foi religieuse, ou bien une association à d’honnêtes gens, à de dignes patriotes contre les empiétements du pouvoir, dont il s’agit ici ? Demandai-je à mon tour.

– C’est assez, dit alors il demi-voix l’un des membres au: président n’allons pas tomber dans la controverse.

– Je t’observe, citoyen, répondit celui-ci également à voix basse, c’est à moi seul qu’appartient le droit d’interpeller le postulant… Puis élevant la voix il me dit :

– Ce que nous exigeons de ceux qui veulent s’unir à nous, c’est un esprit exempt de préjugés et de superstition; c’est un cœur droit, et surtout un dévouement à toute épreuve à la cause populaire : retire-toi donc, jeune homme, et bientôt tu connaîtras la décision de l’assemblée à ton égard.

Mes deux guides me reconduisirent dans la salle d’attente; minutes après, à un signal donné, l’on me ramena de nouveau devant les membres réunis.

– Es-tu toujours déterminé à vouloir prendre place parmi nous ? Me demanda le président.

Je répondis affirmativement.

– Ta jeunesse et tes habitudes premières de luxe et de dissipation auraient offert si peu de garanties à la société dont tu désires faire partie, que nul de nous n’aurait osé proposer ton admission si nous ne t’avions soumis à un long noviciat, si la surveillance active que nous exerçons sur toi depuis que nous avons conçu l’espérance de te ranger sous notre drapeau, ne nous avait donné sur ton caractère une opinion favorable et analogue aux vertus que nous exigeons de nos frères….. Oui, jeune homme, oui, nous t’avons suivi pas à pas: nous avons été témoins de tes efforts pour t’instruire ; nous avons observé les améliorations morales qui s’opéraient dans ton cœur; nous nous en sommes réjouis pour toi qui dois y trouver l’estime de toi-même, pour nous qui acquérons un frère, et pour société qui gagnera, nous l’espérons, un défenseur incorruptible et infatigable. Sois donc désormais l’un des nôtres; mais avant que le bandeau qui couvre tes yeux en soit enlevé, jure ici devant Dieu que jamais tu ne trahiras tes nouveaux frères, que jamais leur nom ne sortira de ta bouche, que jamais tu ne révéleras rien de ce que tu entendras, de ce que tu verras, ni de ce que tu dans l’association respectable dont tu vas faire partie.

– Je le jure….., répétai-je avec émotion.

Aussitôt l’on m’ôta le bandeau, et je distinguai, à la clarté de plusieurs flambeaux, soixante personnes environ, entourant une table couverte des attributs de la Franc-Maçonnerie, et revêtues elles-mêmes des insignes de cet ordre. Dans le même instant le président se leva, me donna avec effusion l’accolade fraternelle que je lui rendis de tout cœur, puis il m’indiqua la place que je devais occuper.

Les membres de la société, dont je reconnus un grand nombre, se levèrent spontanément, me serrèrent la main, et me complimentèrent sur mon admission. J’éprouvais alors tout à la fois un attendrissement profond et une satisfaction intérieure d’avoir mérité d’être associé à des hommes dont j’aurais été fiers en toute circonstance d’être l’ami. Je me sentais honoré d’être appelé par eux, de participer à leurs travaux, à leurs périls; mon zèle et ma confiance-en redoublèrent….. et, s’il faut le dire, il me sembla que je valais quelque chose de plus depuis cette agrégation.

Je n’écrirai quels sont les hommes qui faisaient partie de cette assemblée; je dirai seulement, en toute vérité, qu’ils appartenaient aux classes les plus respectables de la société, que tous étaient mimés du libéralisme le plus ardent, sans qu’aucun d’eux fût dans une position à vouloir autre chose que l’ordre social et le bonheur des peuples.

Lorsque chacun eut repris sa place le président rétablit le silence, et l’on discuta quelques mesures importantes relatives à des affiliations nouvelles dans le midi de la France, en Allemagne et en Italie. Plusieurs membres firent ensuite des rapports, soit sur des missions dont ils avaient été chargés, soit sur des adeptes sur lesquels ils avaient pris des informations, soit sur des projets examinés par eux dans leur probabilité d’exécution.

Le président lut à son tour quelques lettres en chiffres, où des agents divers annonçaient le progrès de la propagation de l’ordre; et pour terminer la séance, le trésorier rendit compte de l’état de la caisse où figuraient des versements récents et considérables..

Avant de se séparer, on fit circuler la bourse commune, et tous, selon leurs moyens, y déposèrent une offrande.

Après que le président eut levé la séance, chacun se dépouilla des insignes de maçonnerie, que nous endossons par prudence, me dit Buonarotti, et pour ne paraître que franc-maçons dans le cas où le néophyte, ne répondant pas à notre attente, nous forcerait à ne prendre à ses yeux que cette innocente qualité. Nous soumettons souvent nos candidats à des épreuves longues et difficiles, ajouta-t-il, je te connaissais, et nous avons mis de côté en ta faveur presque toutes les formalités.

Plus sur le sujet :

Ma réception dans une société secrète, Alexandre Andryane, Souvenirs de Genève : complément des Mémoires d’un prisonnier d’Etat, tome II, pages 1-12 (Bruxelles : Meline, Cans et Cie, 1839) Illustration par Michael Gaida de Pixabay

Un peu de lecture sur la charbonnerie et les carbonari :

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