Zéro : La biographie d’une idée dangereuse, Charles Seife.
Note de lecture par Melmothia
Zéro : La biographie d’une idée dangereuse, par Charles Seife, Editions Hachette, 2002.
‘Rien est vrai’ – Article dédicacé à Spartakus FreeMann
« Le zéro est puissant parce qu’il triomphe des autres chiffres, rend folles les divisions et est le frère jumeau de l’infini. Les plus vertigineuses questions de la science et de la religion se posent autour du rien et de l’éternité, du vide et de l’infinité. Des débats passionnés et souvent violents autour du zéro ébranlèrent les fondations de la philosophie, de la science, de la religion. De Pythagore à Aristote, qui renièrent son existence, des chrétiens qui le craignirent jusqu’aux musulmans qui le réintroduisirent en Occident, Charles Seife raconte avec clarté l’histoire extraordinairement mouvementée de ce chiffre, de ce concept qui est aujourd’hui une des clefs de la physique quantique, de la compréhension des trous noirs et de la naissance de l’Univers ». (extrait du quatrième de couverture)
L’occident s’est longtemps passé du zéro. Non qu’il soit bien pratique de diviser des nombres romains ou de commencer le calendrier à 1, mais on préférait encore ça que de devoir cohabiter avec un morceau de néant. D’ailleurs Aristote l’a promis: l’univers est fini et plein de matière, pas de vide chez nous, non merci. Et comme ses théories rencontrent un succès fou, notamment parce qu’elles ont le bon goût de prouver l’existence de Dieu, on va, jusqu’à la Renaissance, s’appliquer consciencieusement à éviter la rencontre avec ce petit rien qui coince aux entournures.
Les hommes ont commencé par compter des moutons, mesurer des aires cultivables et créer des calendriers. Toutes tâches pour lesquelles le zéro est franchement facultatif. S’il montre son nez à Babylone, c’est d’ailleurs moins en tant que chiffre que repère positionnel dans les abaques destiné à éviter que les joyeux drilles occupés à multiplier en cunéiforme ne se mélangent les dizaines, les centaines et les unités. Pour écrire 701, on notera donc « 7 – rien – 1 ».
Quelques siècles plus tard, cette marque positionnelle allait finir par devenir un chiffre, mais pas avant d’avoir fait un large tour d’Orient. Car si les conquêtes d’Alexandre ont fait connaître les mathématiques babyloniennes aux grecs, tout porte à croire que le rien les a plongés dans la plus grande indifférence.
C’est que les mathématiques grecques consistent essentiellement en acrobaties permettant d’estimer les surfaces de ronds pas vraiment ronds ou de polygones pervers, autrement dit elles sont cramponnées au réel & comme il est tout à fait absurde de comptabiliser zéro vache sur le registre, il est inutile de calculer une surface dont un côté ferait zéro de longueur. Les préoccupations essentiellement géométriques des Euclide et autres Thalès rendent le zéro caduque.
D’autant qu’à cette résistance toute pragmatique, s’en ajoute une franchement plus indéracinable, car idéologique. Un jour qu’il jouait du monocorde en beuglant vers les étoiles, Pythagore a eu la révélation de la musique des sphères. Des intervalles entre les notes qui rendent les sonorités agréables à l’oreille, il déduit que l’harmonie présidait à l’organisation de l’univers.
Que le monde, créé par un dieu géomètre, se déploie en rapports rationnels sera dès lors la base de son enseignement mystique, dont le nombril est le nombre d’or, la proportion idéale – qui régit notamment notre ami le pentagramme.
Manque de bol pour Pythagore, ce nombre est irrationnel, mais on va pas ébranler tout l’édifice pour si peu, il suffit de décréter que ce petit détail qui coince est un secret que les adeptes doivent à tout prix garder pour eux. C’est que le maître a mauvais caractère, Hippase de Métaponte en a fait les frais, pour avoir révélé que le rapport entre la diagonale et le côté du carré est également un nombre irrationnel, ses dernières paroles seront « ‘rglouglou ». Alors personne n’aura le mauvais goût de rappeler en public que le nombre d’or ne tombe pas tout à fait pile poil.
Dans les traces de Pythagore marchent Platon et Aristote qui tous deux ont particulièrement horreur du vide. Aux conceptions atomistes de Démocrite supposant de grandes tranches de rien dans lesquelles se déplaceraient des particules, Aristote a préféré les quatre éléments d’Empédocle, impliquant un univers fini et plein de matière jusque dans les recoins. Le monde est un emboîtement de sphères mathématiquement conforme. Chacune meut la précédente et Dieu trône tout en haut. Argument que l’Occident chrétien va particulièrement apprécier, au point de défendre Aristote bec et ongles contre d’éventuelles incursions de l’infini.
L’aristotélisme dominant durant le Moyen Age sera le frein principal pour la découverte et/ou l’adoption du zéro.
De l’autre côté de la Méditerranée, le zéro ne posera pas tant de problème. Les philosophies orientales s’accommodent très bien du grand rien qui est aussi un grand tout. Aussi, vers le Veme siècle après Jésus Chris, l’Inde, qui a pris connaissance du système numérique babylonien, toujours grâce au goût d’Alexandre pour les grandes balades, l’adapte au calcul en base 10.
Bien accueilli dans cette culture où l’infini danse avec le néant, le petit rien positionnel va rapidement devenir un chiffre à part entière, très pratique pour le calcul, d’autant qu’au contraire des grecs, les mathématiciens indiens ne comptent pas s’arrêter à mi-chemin de l’abstraction. Le zéro, appelé Sunya (littéralement « rien »), va leur permettre de franchir le cap de l’algèbre et des nombres négatifs.
Deux siècles plus tard, une nouvelle religion toute disposée à faire de l’ombre à l’Occident chrétien, trouve le zéro en Inde. Et tandis que l’Occident sacrifie l’infini à Aristote, le monde musulman fait exactement le contraire. Evidemment, au début ça râle un peu, Aristote on l’aimait bien, puis vient un certain Abud Hammid al Gazali qui décrète que persévérer dans l’aristotélisme sera puni de la peine de mort et zou, problème résolu. Rien de tel qu’un argumentaire clair pour mettre tout le monde d’accord.
C’est que la culture sémite, louchant par nature davantage du côté de l’Ancien Testament que du Nouveau, a l’habitude de jongler avec le rien et le tout : « La cabale était une voie si mystique, nous dit Charles Seife, que certains érudits lui trouvent une ressemblance surprenante avec l’hindouisme. La cabale par exemple, entre dans la conception de la dualité de la nature de Dieu. Le terme hébreu Einf Sof qui signifie «infini », représente l’aspect créateur de Dieu, la part de Dieu qui a fait l’univers et qui est présent partout dans le cosmos. Mais il a en même temps un autre nom Ayin, rien. L’infini et le vide vont main dans la main, et font tous deux partie intégrante du créateur divin. Mieux encore : le mot Ayin est l’anagramme du mot Aniy, le « je » hébreu (et il a la même valeur numérique). On ne peut être plus clair. Dieu disait en langage codé « Je suis rien ». Rien et en même temps l’Infini. »
L’Islam va entraîner le zéro dans le sillage de ses conquêtes. Dix ans à peine après la mort de Mahomet, la nouvelle religion a conduit ses adeptes en Egypte, en Mésopotamie, en Perse puis bientôt en Espagne.
L’Occident va donc se trouver en présence des chiffres arabes, mais il faudra attendre qu’une poignée de philosophes comme Etienne Tempier ébranlent les fondements de la théorie d’Aristote (Dieu est infini si ça lui fait plaisir, et toc !) pour que le zéro devienne digeste aux estomacs occidentaux. Pour finir, ce sera Fibonacci qui reviendra d’Orient avec la catastrophe métaphysique sous le bras. A l’aristotélisme qui avait déjà du plomb dans l’aile, les chiffres arabes avec leur petit rien inclus, vont alors porter le coup fatal.
L’Eglise ne voit pas immédiatement le danger et laisse ses artistes jouer avec les points de fuite, jusqu’au moment où un certain Nicolas de Cuse déclare « Terra non est centra mundi », et là pour le coup on comprend que le point de fuite risque bien de se transformer en hémorragie. La terre n’est plus le nombril de l’univers, a fortiori Rome. Le pape se sent soudain rétrécir dans sa soutane. Pour se calmer les nerfs, on brûle des hérétiques, et on essaie de recoller les morceaux d’Aristote, mais le mal est fait. L’Occident va désormais devoir faire avec ce petit rien, « frère jumeau de l’infini », qui n’a pas fini de lui poser des problèmes.
Zéro : La biographie d’une idée dangereuse, Melmothia 2008.
Image by Wendy Corniquet from Pixabay