Abbaye à la Loi

Accueil » Thelema » Aleister Crowley » Abbaye à la Loi

Abbaye à la Loi par Melmothia. 

« Fais ce que voudras », la loi unique de l’Abbaye de Thélème, reste le must dans une soirée entre initiés. Lorsqu’arrive le dessert, attendez qu’un ange passe, pour chuchoter Do what thou wilt, l’œil perdu dans le plafond, en veillant à bien mettre la langue entre les dents. Effet garanti. En l’air flotte désormais, en plus des effluves de la tarte aux pommes, un parfum doux et grave d’utopie.

Et surtout n’allez pas croire qu’un malotru puisse s’aventurer à briser la pureté de l’instant en vous demandant ce que vous allez voulu dire. Non, on va vous trouver profond, et c’est tout. Car ce qui fait toute la force de cette maxime et la rend si facile à caser entre la poire et le fromage, c’est qu’on ne sait pas bien ce que Rabelais a voulu dire, a fortiori Aleister Crowley. Du coup, chacun peut y insuffler ce qui l’arrange, transformant la célèbre abbaye en auberge espagnole. On a bien l’intuition qu’on y parle de liberté, de fraternité, d’élévation & d’humanisme mais sans avoir d’idée précise sur la façon dont tout ça s’imbrique.

 N’aimant guère les concepts fourre-tout et n’ayant rien de mieux à faire ce dimanche, j’ai eu envie d’aller à la source, de me coltiner Rabelais dans le texte pour voir si le bel idéal luisait des mille feux promis.

Le passage concernant l’Abbaye de Thélème se trouve à la toute fin de Gargantua. Frère Jean des Entommeures s’est illustré bravement dans la guerre entre Picrochole et Gargantua, pour le remercier ce dernier se propose de lui offrir la direction d’une abbaye. Le moine se récrie que ne sachant se gouverner lui-même, il ne saurait commander les autres. Comme voilà une belle pensée !

On va donc ériger un monument à la non-loi, le terme Thélème venant lui-même du grec thélo (je veux), une abbaye où chacun fera ce qu’il désire.

Pas de règlement intérieur donc. Ben non, puisqu’il est sur la porte. Hinhinhin.

 « Ci n’entrez pas, hypocrites, bigots,

Vieux matagots marmiteux, boursouflés,

Torcous, badauds, plus que n’étaient les Goths,

Ni Ostrogoths, précurseurs des magots;

Hères, cagots, cafards empantouflés,

Gueux mitouflés, frapparts écorniflés.

Beffés, enflés, fagoteurs de tabus,

Tirez ailleurs pour vendre vos abus

 Je vous passe la suite qui occupe bien 5 pages écrites serrées (oui, les portes sont grandes à Thélème). Par contre :

« Cy entrez, vous, et bien soyez venus

Et parvenuz, tous nobles chevaliers !

Cy entrez, vous, dames de hault paraige!

En franc couraige entrez y en bon heur,

Fleurs de beaulté, à celeste visaige,

A droit corsaige, à maintien prude et saige.

En ce passaige est le sejour d’honneur

L’ode à la liberté s’ouvre donc sur un tri eugéniste entre les torchons et les serviettes. Car si l’intimité de l’abbaye se décline sur le mode liberté, liberté chérie, encore faut-il entrer & malgré ce que notre modernité retiendra de Thélème, un parangon d’éducation si l’on en croit les profs qui m’ont subie au collège, force est d’admettre que ceux qui en passent le seuil sont déjà bien avancés sur la voie de perfection.

Car telle est la loi de notre non-loi:

« des gens libres, bien nés, biens instruits, vivant en honnête compagnie, ont par nature un instinct et un aiguillon qui pousse toujours vers la vertu et retire du vice; c’est ce qu’ils nommaient l’honneur. »

« Ceux-ci, quand ils sont écrasés et asservis par une vile sujétion et contrainte, se détournent de la noble passion par laquelle ils tendaient librement à la vertu, afin de démettre et enfreindre ce joug de servitude; car nous entreprenons toujours les choses défendues et convoitons ce qui nous est dénié.

Par cette liberté, ils entrèrent en une louable émulation à faire tout ce qu’ils voyaient plaire à un seul. […] Ils étaient tant noblement instruits qu’il n’y avait parmi eux personne qui ne sût lire, écrire, chanter, jouer d’instruments harmonieux, parler cinq à six langues et en celles-ci composer, tant en vers qu’en prose.

Jamais ne furent vus chevaliers si preux, si galants, si habiles à pied et à cheval, plus verts, mieux remuant, maniant mieux toutes les armes. Jamais ne furent vues dames si élégantes, si mignonnes, moins fâcheuses, plus doctes à la main, à l’aiguille, à tous les actes féminins honnêtes et libres, qu’étaient celles-là.»

Autrement dit, pour éduquer correctement les gens, le plus économique est encore qu’ils le soient déjà & surtout qu’ils aient bien tout intériorisé. Bien avant Freud, Rabelais (& sûrement tout le monde en fait) a apparemment fait ce constat que le surmoi est bien plus efficace que le livre, la loi faite sienne, plus redoutable que celle imposée du dehors.

Après, c’est certain qu’on peut s’offrir le luxe de n’avoir qu’un panneau cloué sur la porte…

 Je ne suis ni bien née, ni bien éduquée, et encore moins polie mais essayons d’entrer quand même.

*sort sa carte de presse*

—S’cusez m’sieur… Je voudrais visiter l’abaye. Oui voilà, moi aussi je travaille pour l’Humanité.

A l’intérieur, tout est somptueux. L’endroit ressemble à Chambord en plus grand. Les salles sont immenses, décorées d’objets luxueux, de peintures et de tapisseries. Des jardins et des vergers entourent l’édifice de cinq étages, comportant près de 10 000 chambres, chacune dotée d’une chapelle particulière. Sans oublier une bibliothèque à faire pâlir Umberto Eco –on est humaniste ou on l’est pas.

Il semblerait que Rabelais se soit souvenu de cette vieille loi voulant qu’on réfléchisse mieux couché sur de la soie le ventre plein, que crevant la dalle dans un taudis fourré aux rats.

Abbaye à la Loi
François Rabelais lisant, anonyme, début du XVIIe siècle. Domaine Public.

D’ailleurs, il faut bien que le décor s’accorde à la noblesse des résidents & favorise leurs occupations supérieures. A savoir chasser, prier, s’instruire, passer beaucoup de temps à se toiletter et s’habiller (le texte déploie toute la garde robe), pour ce qui est des hommes, de façon à devenir de parfaits chevaliers.

Quant aux femmes… *tend son micro vers une gente dame*

— Et vous, vous occupez vos journées comment?

— Eh bien, nous brodons, faisons la vaisselle et repassons les caleçons de nos époux.

… Non, là j’exagère. Les femmes ne font pas la vaisselle à Thélème, il y a les domestiques pour ça. Les femmes se contentent d’être belles, bien nées, et de jouer de la harpe, des occupations de femmes quoi, pendant que les moins bien nés, moins beaux et moins éduqués sont de corvée de chiotte.

Tiens, voilà justement l’un de ces êtres inférieurs qui passe avec un pot de chambre sous le bras…

— Ah non, ma p’tite dame, là on filme pas !

Zut.

Décidément, il semblerait que certains soient moins égaux que d’autres à Thélème. Mais il est vrai que l’envers du décor n’intéresse que très peu les idéalistes.

Assez étrangement, le texte se conclut sur une prophétie apocalyptique & fort mystérieuse, trouvée dit-on, dans les fondations de l’abbaye. Il y est question d’oisifs excédés par l’ennui se déclarant mutuellement une guerre que n’aurait pas reniée Sade, mais le texte est suffisamment alambiqué pour qu’on ne puisse rien en conclure. Nos futurs sanguinaires le deviennent-ils par manque ou par excès d’éducation, sur un coup de dies irae ou simplement une fantaisie de l’auteur… Impossible de trancher. En tous cas, c’est une drôle de conclusion après trente pages dithyrambiques à la gloire de Thélème.

 Notre utopie quelque peu défrisée, demeure encore une question: Rabelais était-il lui-même dupe de sa fiction? Ou n’est-ce pas plutôt la postérité avec sa manie du premier degré qui l’a rangé dans les cartons à côté de Thomas More ?

En ce qui me concerne, j’ai tendance à prêter davantage à Rabelais que ne le fait la tradition, à savoir suffisamment de sagesse pour n’être point sage & à le croire lorsqu’il écrit:

« Pour composer ce livre seigneurial, je n’ai jamais perdu ni passé d’autre temps que celui qui était fixé pour me refaire, c’est-à-dire pour boire et manger ».

Par conséquent, à présent que se sont à peu près dissipées les brumes de l’utopie et qu’il ne reste sur la table plus que la tarte aux pommes, je vous propose de la déguster copieusement arrosée, une façon plus convenable, me semble-t-il, de rendre hommage au créateur de la dive bouteille que de le croire sur parole.

Et pour ceux qui sont curieux de tout ce qui se passe dans leur modernité, un hommage reggae à Aleister ici (vous allez voir, ça surprend un peu, mais ça a son charme)… Tribute to Crowley.

Plus sur le sujet :

Abbaye à la Loi, Melmothia 2007.

Image par Michael Beckwith de Pixabay

Rejoindre la Communauté d'EzoOccult sur Facebook

Le Groupe Facebook a pour but de réunir les lecteurs du site et de la page afin d'échanger sur les sujets qui nous tiennent à coeur.

Cet article vous a plu ? N'hésitez pas à vous abonner à notre lettre d'information pour être tenu au courant de nos publications.

S’abonner
Notifier de
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Inline Feedbacks
Voir tous les commentaires