Le Mutus Liber – Planche 3 par Serge Hutin.
Cette Planche constitue bel et bien l’équivalent parfait (pour l’alchimie occidentale) d’un mandala tantrique tibétain : nous voyons, par ce grand diagramme symbolique, comment les divers plans de manifestation s’emboîtent en fait les uns dans les autres, l’ensemble étant lui-même contenu dans l’Existence divine, qui par définition même totalise toutes choses ; celle-ci est l’Illimité.
En marge, le soleil et la lune symbolisent les deux grandes polarités divines perpétuellement affrontées ; complémentarité indissoluble du Père et de la Mère, du masculin et du féminin, du positif et du négatif. La coexistence des nuages blancs et des nuages sombres venant renforcer ce symbolisme métaphysique. Au sommet trône Jupiter porté par son aigle, et tenant à la main un sceptre qui se termine par une fleur de lys. On notera que sur diverses gravures hermétiques, où nous voyons l’alchimiste et sa compagne accomplissant la danse rituelle dont nous parlions plus haut ([1]), nous pouvons voir l’adepte porter un sceptre – symbole de sa royauté hermétique. L’Aigle est un oiseau symbolique très important dans l’alchimie traditionnelle, et il faudrait toute une étude spéciale pour en épuiser les diverses significations (l’excellent ouvrage d’Alexandre Volguine : Le symbolisme de l’Aigle paru à Nice aux Éditions des Cahiers Astrologiques, étant l’ouvrage d’introduction capital en la matière).
Faisons simplement remarquer que l’aigle, dans les formes christiques d’hermétisme, est volontiers symbole féminin. Jupiter chevauchant l’aigle, ce pourra donc être la polarité masculine pénétrant le réceptacle féminin : l’accomplissement même des noces divines. Dans les assemblées rituelles des hauts grades de certaines organisations rosicruciennes traditionnelles, l’aigle sera le bijou spécialement porté par la femme. Passons maintenant aux trois cercles concentriques. Ils correspondent aux régions supérieures (différentes du plan physique) que l’illumination alchimique permet à l’adepte de visiter.
Dans le cercle le plus intérieur, nous voyons l’alchimiste et son épouse qui naviguent dans une barque : l’homme la dirige, tandis que sa femme lance deux lignes. L’une va en direction du dauphin (l’animal cher au dieu Apollon) qui s’ébat dans les flots, tandis que l’autre rejoint le dieu Neptune, -lequel semble saisir le fil de la main gauche tandis que sa main droite manie le trident. Le dieu des eaux est figuré sur son char que traîne un animal fabuleux (sorte de cheval marin monstrueux à deux tètes).
Ce qu’il ne faut pas oublier en étudiant cette figure, c’est que la « navigation hermétique » n’est pas du tout une vague allégorie, mais correspond en alchimie tantrique à une réalité imaginative très précise. En effet, le couple alchimique – tout au moins une fois qu’il sera effectivement parvenu à développer son imagination magique (ce qui constitue l’un des grands secrets opératifs propres aux diverses formes de tantrisme) – devient à même, lors de l’une des étapes successives de son illumination magique, de circuler dans une sorte d’esquif, de nacelle (ou encore de bulle) sur les « eaux » spéciales qui constituent en fait l’une des régions du plan astral. Si, évidemment, la barque où navigue le couple tantrique n’est évidemment pas de nature matérielle mais psychique, cela n’en implique pas moins le caractère concret, vécu de telles expériences.
Dans le second cercle, nous voyons un paysage champêtre, où se trouvent diverses habitations. On remarquera la présence du bélier à gauche, du taureau à droite : ces deux symboles ont été placés là comme témoins en quelque sorte ; ils sont, évidemment, les deux signes astrologiques du même nom, ce qui bien salutairement nous rappelle la nécessité de n’entreprendre le Grand OEuvre par « voie humide » (car tel est le procédé décrit dans le Mutus Liber) qu’en observant des règles impératives quant au choix de la période de l’année solaire où les opérations devraient être entreprises.
Quant au paysage rural, il ne doit naturellement pas être interprété comme une réalité d’ordre géographique, mais ne pourrait non plus se dissoudre dans l’allégorie : il s’agit d’une autre étape du voyage tantrique, une imagination magique libérée, au cours duquel le couple d’alchimistes se trouve explorer une autre des régions supérieures.
On remarquera la splendide jeune femme, à côté de laquelle fleurissent des marguerites, et qui tient elle-même à la main un vase rempli de fleurs. Elle figure la Vierge, Diane, Isis, perpétuellement jeune et dispensatrice de toutes les bénédictions. Au bas du cercle intermédiaire, nous retrouvons le couple alchimique, en train, cette fois, d’accomplir une pêche magique dont les résultats semblent être destinés à se faire sentir dans le troisième et dernier cercle, celui des régions invisibles supérieures. La femme, à senestre, tient une lanterne grillagée – la lanterne des philosophes de la main gauche tandis que sa main droite lance un filet. L’homme, de sa main droite, accomplit un moudra, tandis que sa main gauche lance (dans le troisième cercle) une ligne au beau milieu des eaux sombres, où elle accroche une sirène. On remarquera que cette dernière a le même visage que la si radieuse jeune femme porteuse d’abondance : c’est toujours la perpétuellement jeune « mère Nature », mais figurée cette fois, comme la Tentatrice, l’illusionniste par excellence (c’est Maya de la métaphysique indienne), la redoutable qui règne sur l’océan insondable des virtualités indéfinies, de la matière première, du chaos.
Mais le chaos ténébreux n’occupe que la partie inférieure du troisième cercle. À gauche, nous le voyons animé par un vol d’oiseaux, tandis que près des deux tiers se trouvent en fait occupés par les régions supérieures, de plus en plus railleuses, – sans cesse plus libres – où s’épanouit la Lumière divine. On marquera toute le série de traits parallèles : ils symbolisent les octaves successives, aux fréquences vibratoires de plus en plus élevées, des régions ultimes du Clavier Cosmique – celle où s’achève l’illumination alchimique, celles qui touchent au Divin pur, à l’Illimité.
Au sommet trône une altière figure masculine (sans doute Apollon), à côté de laquelle se tient un paon : les couleurs de la queue du paon caractérisant, signalons-le, l’une des phases terminales du Grand OEuvre (ces nuances se trouvent apparaître dans l’oeuf philosophique à une phase terminale bien déterminée , du magistère de la voie humide.
L’adepte Magophon insiste, à juste titre, sur l’importance du symbolisme hermétique de la pêche. Il nous dit toujours dans son « hypotypose » au Mutus Liber combien cette figuration a pour but de démontrer que l’opérateur doit déployer toutes ses facultés et mettre en oeuvre toutes les ressources de l’art pour capturer le poisson mystique, dont parle d’ESPAGNET. Et il nous précise : « le guideau doit être tressé en mailles très fines d’amiante, qui a la propriété d’être incombustible et demeurer inaltérable. L’appareil bien disposé dans les eaux profondes on se munira d’une lanterne dont l’éclat attirera la proie dans les rêts. On peut, suivant d’autres symboles, employer la ligne ; mais l’arcane est dans la préparation de la bourse, et le mot est de circonstance, car il ne s’agit de rien moins que de prendre le poisson d’or ».
De telles précisions nous rappellent la nécessité de se rappeler sans cesse que le symbolisme alchimique est volontiers susceptible de valoir en même temps au stade du laboratoire (les opérations matérielles) et à celui de l’oratoire (les exercices spirituels qui jalonnent les étapes de l’ascèse illuminatrice). Les oiseaux qui volent à gauche, dans le grand cercle, sont des aigles ; au point de vue opératif minéral, ils symbolisent les sublimations du mercure philosophale. Et MAGOPHON nous précise : Elles sont indiquées par le vol d’oiseaux et indispensables, car elles préparent la robe nuptiale d’Apollon et de Diane, sans laquelle leur union mystique serait impossible. C’est pourquoi Jupiter, le dieu qui gouverne l’aigle, préside à ces opérations.
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Plus sur le sujet :
Serge Hutin, Le Mutus Liber – Planche 3, Extrait de Commentaires sur le Mutus Liber, éditions Le Lien, 1966.
Notes
[1] Voir notre explication de la Planche 2 – sur ce site.