L’Esthétique Tong par Hakim Bey.
« La loge était symboliquement appelée « La Cité des Saules » (mu-yang ch’eng). Elle contenait un sanctum intérieur appelé « Le Pavillon de la Fleur Rouge » (Hung Hua T’ing), dans lequel l’essentiel de l’initiation se déroulait, et où les secrets de la Société étaient révélés à la recrue… »
« Au sein d’une cérémonie complète, le rituel semble être réparti en trois étapes. La première étape consistait en une récitation et une dramatisation du Mythe des Origines dans la grande salle principale de la loge. On l’appelait « jouer la pièce » (tso-his) et « regarder la pièce » (k’an his) selon que l’on était un acteur actif ou passif ; ou « libération des Chevaux » (fang-ma), (« Chevaux » = une recrue ou une nouvelle recrue ; hsin-ting, « nouveaux supérieurs » était aussi le nom pour les nouvelles recrues.) La seconde partie du rituel consistait en une cérémonie de prise de serment dans le Pavillon de la Fleur Rouge, en l’attribution des diplômes d’affiliation, et l’exposition aux membres de documents, matériels et objets secrets de la loge. La fête et les célébrations théâtrales qui s’en suivaient après quelques jours constituaient la troisième et dernière partie de l’initiation ».
« Tous les frères qui sont amenés ici sont fidèles et loyaux : ils sont tous volonté d’acier et courage à toute épreuve. De cette impérissable métamorphose sont nés des millions d’hommes qui sont tous d’un seul esprit et d’une seule volonté. Et tous ceux-là, dans les deux capitales et les treize provinces, d’une seule et même affection se sont rassemblés afin de prier le Ciel-Père et la Terre-Mère ; les trois lumières, le soleil, la lune et les étoiles ; tous les Dieux, Saints, Esprits et Bouddhas, et toutes les Princesses-Étoiles, afin d’aider tous ceux présents à atteindre l’illumination. Cette nuit, nous nous engageons, et jurons devant le Ciel que les frères dans l’univers entier seront comme issus d’une seule matrice ; comme nés d’un même père, comme s’ils avaient été nourris par la même mère ; comme s’il n’y avait aucune racine ni origine ; et nous obéirons au Ciel et agirons selon ses voies ; que nos cœurs loyaux ne changeront pas et ne s’altéreront jamais. Si les Augustes Cieux nous protègent et nous assistent dans la restauration des Ming, alors, la joie aura à nouveau un endroit où revenir ».
[Note : Fei-Ling Davis, Les Révolutionnaires Primitifs en Chine ; Une Étude des Sociétés Secrètes de la Fin du XIXe siècle (Honolulu 1971), pp. 129, 135, voir index sous « Cité des Saules »]
La Cité des Saules est l’espace imaginal de la société traditionnelle chinoise Tong ou des sociétés secrètes, (tout particulièrement la Triade Hung), son « Temple de l’Initiation ».
[Note : voir Henri Corbin, Temple et Contemplation (Londres 1986)]
L’espace lui-même, visionnaire ou onirique, contient en lui (comme un hermétique « palais de la mémoire ») les détails du mythe politique des Triades, basé sur la conspiration de la destitution de la dynastie mandchoue et l’accomplissement de la « restauration des Ming », c’est à dire, du règne chinois. G. Sorel aurait compris cette mythopoésie, la lecture passionnante d’un ensemble de symboles qui est comme un lieu, mais pas un lieu, comme un texte, mais pas un texte ; qui prescrit un « combat général » ou un soulèvement sous le langage de la légende ; qui pointe vers le futur tout en regardant vers le passé, et qui est une « Mer d’Images ».
[Note : le mythe est rendu dans un langage symbolique – un mot qui originellement signifiait les deux morceaux d’un jeton qui devaient être rassemblés afin de s’identifier ou de donner une signification, comme deux espions qui détiennent chacun une moitié d’un billet de un dollar et se reconnaissent grâce à l’exact assemblage des bouts déchirés. Chaque mythe, pourrions-nous dire, a au moins deux symboles qui sont en fait les deux moitiés ou les deux opposés l’un de l’autre. De là la totale ambiguïté du mythe : selon la moitié qui est « au-dessus », pour parler ainsi, la signification d’un mythe peut être perçue comme « transformée » en son contraire. Le mythe de Sorel n’est pas une exception (en fait, il semble bizarre que personne ne se soit jamais donné la peine de l’analyser selon la méthode historique ou spirituelle) – il fait appel à la fois au fascisme et à l’anarchisme. Considérez par exemple le Mythe du Progrès propagé par toutes les idéologies majeures du XIXe siècle, du monarchisme à l’anarchisme : toutes ont idolâtré le Progrès, un mythe qui fera du XXe siècle un enfer pour des millions de personnes. Et les Mythes Soréliens de la Grève Générale et de la Violence Sociale se virent appropriés par Marinetti (le pivot ambigu entre l’anarchisme et le fascisme) voire même par Mussolini. Le marchandage des mythes a ses dangers. Malheureusement, le mythe reste une des seules voies un temps soit peu efficace pour parler de la « réalité », qui est elle-même beaucoup plus ambiguë que tous les mythes.]
Ailleurs nous avons proposé les Tongs comme un modèle possible d’organisation pour réaliser les buts immédiatistes, en ce comprise la TAZ elle-même ; nous devons maintenant considérer l’importance du style ou de l’esthétique dans l’émergence d’un mouvement contemporain Tong occidental. En mettant sur pieds un Tong, le style n’est peut-être pas « tout », mais il ne peut certainement pas être considéré comme simplement secondaire ou superflu. Le Tong doit être une « oeuvre d’art » en lui-même, comme toutes les structures de jeu Immédiatistes. Une légende comme la Cité des Saules en donne la forme esthétique essentielle.
Nous pourrions songer à la « Bee » (« réunion » dans le cadre d’un travail en commun, selon l’anglais US) comme groupe immédiatiste temporaire organisé en vue d’un projet (comme couverture). Mais même la Bee doit à la fois être une œuvre d’art et produire une œuvre d’art. Le Tong en comparaison peut être défini comme un groupe de plus longue durée, théoriquement « permanent », dévoué non à un projet unique, mais à une « cause » en cours. Mais qu’est-ce qui rend le Tong différent d’un groupe ouvert, comme une secte ou un parti politique ? Les membres d’un Tong Immédiatiste ou d’une TAZ ne peuvent se réunir pour des puissants motifs de classe, d’ethnicité, de géographie ou d’économie ; de plus, la production collaborative d’art non marchand ne peut être considérée en elle-même comme une cause suffisante pour la formation d’une société secrète. L’« Illégalisme » per se peut ajouter de la cohésion à la structure du groupe, mais ne peut encore servir comme seule « raison d’être » d’un véritable Tong. L’action insurrectionnelle ou le « sabotage social » fournissent une motivation plus forte pour un « ordre » clandestin – mais ce n’est pas encore suffisant, peut-être, pour un « collage invisible » (1) de grande envergure. Sans « esthétique Tong », pas de Tong.
Les deux éléments esthétiques essentiels d’un Tong sont : (1) une cause ; (2) une légende. La cause et la légende peuvent être classées toutes les deux comme système esthétique ou « mythique », plutôt que comme des idéologies – puisqu’elles sont basées sur des symboles qui sont réels, mais ambigus, plutôt que sur des « idéaux » qui sont quelque peu plus clairs, mais relativement irréels. Quand Sorel proposa son « mythe social » (spécifiquement le syndicat et la Grève Générale) et il ne voulait pas dire « mythe » au sens moderne du mot – comme une histoire creuse, une narration palliative et illusoire. Le « Mythe » au sens Sorelien du terme peut être appelé une histoire qui ne fait pas que raconter la « vraie vie » mais qui veut aussi se manifester en tant que vraie vie. Une cause, peut-on arguer, qui n’est pas une « chose réelle » car elle n’est pas encore apparue. C’est une construction esthétique – mais c’est aussi un ensemble-image qui tend à imposer sa marque sur la « réalité », comme les anagrammes des mages de la Renaissance ou les cérémonies des chamanes tribaux. Elle exprime sont intention sous la forme d’une légende de la cause, une narration symbolique d’images lourdement chargée, mise en scène afin d’augmenter son potentiel dynamique (« conversion », « initiation », « illumination », « action ») au sein du groupe qui l’adopte et l’adapte. La cause est donc le mythe public sorélien, la légende, la propagande privée au sein du Tong.
La « poésie » de la Cité des Saules, par exemple, révèle ses œuvres dans l’imagerie du voyage visionnaire du « Vanguard », qui voit : Les initiés Tong comme les sages taoïstes ou les nomades spirituels, « loin à l’horizon (et déjà) près de mes yeux. Ils rôdent de par le monde sans résidence fixe, des hérons blanc volant, une épée, une flûte, deux castagnettes de jade, un sceptre, un pont flottant, la fille du Roi Dragon « rassemblant des fleurs de mûrier » (un mot de passe), des chutes de pluie fine, des averses d’été, du givre sur un volcan, etc. » (Davis, Op. Cit., 132-134). Ces images peuvent nous sembler uniquement décoratives ou arbitraires, mais elles sont chargées d’une unité culturelle pour les adeptes Hungs et elles furent forgées en un système qui est cohérent non seulement en tant que « poème » mais aussi comme évocation multiplexe de leur cause. Ce poème d’action potentielle devient encore plus vital au sein de notre Tong immédiatiste, car le texte doit servir à fournir une cohésion qui manque à un groupe aussi bigarré que le nôtre peut l’être. Un simple programme politique ne suffirait pas, ni un simple poème. La cause et la légende doivent pointer au-delà (ou même en dehors) de l’idéologie et de l’abstraction ; l’« Imagination Utopique » et la « Poésie Utopique » doivent être utilisées pour bâtir quelque chose de plus qu’une simple rêverie.
[Note : non pas que je partage le dédain habituel pour la « rêverie » comme opposition à « l’imagination ». Comme Gaston Bachelard je crois que la poésie commence avec la rêverie et que le « fantasme » est aussi sacré que la « véritable « vision ». Néanmoins, afin d’inspirer une action, la rêverie doit d’abord devenir un « poème », et ensuite une « légende » et finalement une « cause ».]
Le « langage poétique » sert ici comme garantie de l’originalité de l’expérience qui est évoquée, car dans les matières qui concernent le désir seule la « langue des oiseaux » peut atteindre à un certain degré de vérité. La « Révolution » a certainement servi en tant qu’image poétique suffisamment forte pour fournir une cause à de nombreuses sociétés secrètes, du flirt de Marx avec les Carbonari aux anarchistes de la « Sainte Vehme » de Proudhon, la « Fraternité » de Bakounine, les « Voyageurs » de Durutti, etc. L’« Insurrection », cependant, est un terme qui pourrait être plus adéquat aux nécessités post-existentialistes d’un Tong immédiatiste. Le soulèvement possède le prestige spirituel de l’apocalypse et du millenium et demeure une possibilité historique originale – lointain, mais vérifiable.
[Note : considérez par exemple, Dublin 1916, Munich 1919, Tijuana 1911, Paris 1871 et 1968, l’Ukraine dans les années 1920, Barcelone dans les années 30. Aucune ne donna lieu à une « Révolution » mais toutes furent nobles et valurent le risque – du moins rétrospectivement !]
La TAZ, cependant, se présente elle-même comme une possibilité immédiatiste : à la fois comme tactique au nom de la Cause et en tant que goût ou avant-goût de la cause elle-même. Nous ne pouvons dire que la TAZ « est » la Cause, car la TAZ reste spontanée, évanescente, impossible à épingler. L’Insurrection est la Cause ; la TAZ est la tactique de la cause, mais aussi une « raison d’être » « intérieure » au Tong. Donc, quand la Triade Hung répétait les rituels dans la Cité des Saules cela non seulement validait son attachement éternel à la cause (le soulèvement anti-Mandchou) mais aussi créait virtuellement « l’espace paradisiaque » de l’univers anti-Mandchou au sein du Temple et de la société. Cet Espace / ce Temps rituel pourrait être expérimenté et valorisé en tant que TAZ ; et s’il est combiné à un banquet (le nécessaire « principe corporellement matériel » de la TAZ) il n’y a aucun doute que les adeptes l’expérimenteront et le valoriseront comme tel. Le Tong immédiatiste ne sera, dès lors, pas « fondé » afin de créer une TAZ mais plutôt afin de potentialiser ses manifestations comme préfigurations ou évocations de l’Insurrection et de la réalité de « l’anti-Consensus » qu’elle ambitionne. Le Rituel et la convivialité ne doivent pas nécessairement se combiner afin de produire la TAZ – l’ordonnancement spontané des complexités fractales doit prendre place afin de produire un tel « Moment magique ». On peut maximiser les conditions d’une telle « chance », mais on ne doit pas forcer les Muses. Comme pour le tir à l’arc, on tire sur un point situé au-delà de la cible afin de la toucher. Ici, ce point élevé que nous visons doit être l’Insurrection, mais en tirant à sa distance nous pouvons atteindre la proximité de la TAZ (comme ces adeptes que l’on voit à la fois loin à l’horizon et pourtant près du regard).
La légende est l’histoire que la société secrète raconte elle-même à propos de la cause. Dans certains cas, comme pour la Franc-Maçonnerie, on se rappelle la légende même quand la cause est oubliée, et ainsi la légende peut-être réinterprétée ou re-décryptée ou re-lue – et la Cause réinventée – encore et encore. La légende, en effet, devient la Cause : les deux textes sont mêlés dans un illisible mais puissant palimpseste. Une bonne légende peut devenir un acte plus puissant même qu’une bonne cause, car elle pénètre les archétypes plus directement et doit moins au temps qu’à l’Éternité.
Par conséquent, la poésie de la légende pour notre Tong n’est pas une mince affaire. Cela concerne la surface, mais est loin d’être superficiel. Le goût assume ici un sérieux de « vie ou de mort » comme lorsque l’on parle du « style » d’un artiste martial. Notre légende ne peut pas consister simplement en un texte au sujet de la cause : mais plutôt elle doit provenir de notre lecture passionnée de la cause, de notre expérience psychique de sa structure interne. Elle doit avoir un aspect « objectif », en d’autres mots, comme celui possédé par « l’écriture » ou « l’écriture spirite » aux yeux des croyants religieux.
De plus, alors que la cause du soulèvement est une cause qui peut être servie de différentes manières, notre légende doit être spécifique à notre Tong ; elle doit contenir un message spécial dans un langage spécial destiné à constituer un lien cognitif au sein précisément de notre propre groupe. En d’autres mots, la légende sert comme l’exact acte de poésie sans lequel notre Tong ne peut être envisagé. Où allons-nous, nous les cosmopolites déracinés, trouver un langage dans lequel un tel texte pourrait être composé ? Les Surréalistes ont fait l’expérience de l’écriture automatique, une technique utilisée aussi par les Taoïstes et autres médiums spirites. En fait, la « religion » donne un langage possible pour la légende Tong – du moins si l’on parle la langue d’une manière hérétique. La Cité des Saules combine le Bouddhisme millénariste et l’esthétique imaginale du Taoïsme avec sa politique révolutionnaire. Dans notre monde occidental, les complexes-images de nombres de phénomènes religieux gardent un grand pouvoir – et sont donc susceptibles de refiguration, ou de « subversion », comme les textes révolutionnaires hérétiques. Imaginez, par exemple, une société secrète vouée au « sabotage » des dogmes et de la politique réactionnaire chrétienne, basée sur la légende « anabaptiste » épousant la cause du millénarisme radical ou même inspirée par quelque branche du néo-paganisme. Cela sonne-t-il sérieux ou assez risqué, dans notre climat actuel de « moralisme fouilleur de merdes » et de la recrudescence du « conservatisme religieux », pour justifier la passion et la clandestinité de notre hypothétique société secrète ?
Une légende viable pourrait être rendue manifeste par une seule personne, ou il se pourrait qu’elle sorte, pour ainsi dire, d’un « groupe de rêveurs » – mais dans tous les cas, elle ne pourra être produite par un processus narratif rationnel et linéaire. On ne rédige pas les « écritures » ; les écritures sont écrites. Ou mieux : la légende préexiste à sa réalisation en tant que texte, ainsi, le rédacteur agit plutôt comme un « découvreur de trésors » que comme un « auteur » – les textes oniriques et visionnaires participent en leurs extrêmes subjectivité de « l’objectivité » de ce « subconscient » au sein duquel (selon le Taoïsme) les dieux résident, et qui s’hypostasie dans l’art rituel le plus saisissant et inspirant. Un tel art ne peut rencontrer le critère esthétique du critique académique pour lequel il apparaîtrait soit comme un mumbojumbo (2) ou comme « agit-prop ». Mais cela mettra le feu aux esprits de certains auditeurs, précisément ceux pour qui la légende est cristallisée en dehors de la noosphère. Le Tong ne sera rien sans les actions qu’il entreprendra. Mais avant les actions il y a les intentions. Le lien entre les intentions et les actions est le texte, la légende et la cause qu’il représente. Le texte tire les actions de la mer de l’énergie potentielle et leur donne leur forme spécifique, leur « style » – tout comme la Lune était censée autrefois former, colorer et attirer les perles de l’océan par l’action de ses rayons attractifs.
Ces légendes seront les plus grands poèmes du plus inconnu des poètes de notre époque. Comme les incantations magiques, elles appelleront de nouvelles réalités à exister, comme le chaman appelle la pluie, ou la santé, ou l’abondance de la potentialité à l’actualité. Ces poèmes seront sans signification sans l’action qu’ils invoquent et réussiront, par conséquent, soit les plus hauts objectifs de la poésie soit absolument rien du tout. La Cité des Saules n’est pas seulement une « cité imaginaire » mais une Cité Imaginale, un endroit-rêve qui sera manifesté de plus en plus clairement jusqu’à ce que finalement les Ming soient restaurés – et ainsi, la Cité des Saules est aussi un poème. La légende de notre Tong n’est rien d’autre qu’un texte, c’est vrai, mais il appellera un monde à exister – même pour quelques instants seulement – dans lequel nos désirs ne sont pas seulement articulés, mais aussi satisfaits.
Plus sur le sujet :
L’Esthétique Tong, par Hakim Bey. Traduit de l’anglais par Spartakus FreeMann, décembre 2001 e.v. Extrait de Anarchisme Ontologique, Hakim Bey, traduction par Spartakus FreeMann, 2008. Pour acheter cet ouvrage, cliquez ICI.
Image par Gabriel LE NAOUR de Pixabay
(1) Jeu de mot avec collège invisible – invisible college, ndt
(2) Culte superstitieux.