De Mysteriis Aegyptiorum par William Wierus.
Plotin, Porphyre, Jamblique, trois noms échappés des limbes qui à eux seuls font resplendir l’héritage néoplatoniste. Plus que philosophes, véritables scrutateurs de la Nature entière, ils en connurent le grand tout, le principe et la fin, ils atteignirent aux limites de ce qu’il est donné à l’homme d’en connaître. Durant le troisième siècle après Jésus-Christ, les écrits de ces trois Adeptes, puisant abondamment dans la Sapience orientale, allaient devenir une impulsion majeure pour la pensée magique en Occident.
Le troisième membre de ce trio, Jamblique, naquit vers la moitié du troisième siècle à Chalsis en Syrie. Les maigres détails sur sa vie collectés par des historiens trop partiaux nous laissent entrevoir un homme d’un profond savoir et d’une immense culture, renommé pour sa charité aussi bien que pour son détachement des contingences matérielles. Profondément influencé par la doctrine pythagoricienne, il rédigea une très précieuse biographie de Pythagore mettant en avant les enseignements philosophiques, éthiques et scientifiques du Sage de Samos. Mais peut-être plus encore étudia-t-il avec ferveur les Mystères Égyptiens auxquels il fut initié, à l’instar de Platon ou de Démocrite, ce qui l’amena à vouloir porter au Monde quelques infimes rayons de la lumière jalousement gardée par le plus grand Secret dans les écoles égyptiennes. À cette fin Jamblique fonda une École de Théurgie parmi les Néoplatonistes, tout d’abord distincte de l’école établie par Plotin et Porphyre, qui tous deux considéraient la connaissance pratique de la Théurgie comme dangereuse pour la majorité des hommes. Mais avec le temps Porphyre adopta la vision de Jamblique et lui accorda son aide.
Si nous voulons véritablement comprendre les visées de l’école de Jamblique, nous devons tout d’abord nous interroger sur le terme de Magie, selon son acception antique. La Magie était pour les anciens une science à part entière, la Science Sacrée, indissociable par là même de la religion. Platon donne ainsi la définition suivante de cette science : « La magie consiste dans le culte des dieux, et s’acquiert par ce culte », et lorsque Platon parle de « dieux » il faut tout simplement entendre les forces occultes régissant la Nature. Tous les pouvoirs et toute la puissance de cette Nature découlant d’une même Source, les anciens, conscient de sa dualité, connaissaient les différentes sympathies et antipathies entre ses éléments. Ainsi la Science Sacrée engloba la connaissance totale de la constitution de la Nature et de l’Homme. Tous deux sont triples. Tous deux ont une constituante physique, visible ; une constituante invisible, une énergie interne ; et planant au-dessus, l’Esprit, éternel et indestructible.
Mais la Science des Mages enseigne également le savoir par lequel l’homme peut mouvoir les forces de la nature et entrer en communion avec l’Un. Ainsi celui qui étudie la Science Sacrée avec l’intention de travailler avec la Nature et de l’aider obtient d’elle son obéissance en s’élevant au rang de Créateur. Elle lui ouvre alors les portes du Palais, étale devant lui les trésors inaccessibles au profane, cachés en son sein immaculé. Elle fait de lui un Magicien, dans le plus pur sens du terme. Cependant, de même que les Ténèbres de l’espace vide encerclent l’émanation de la Lumière éternelle, l’Art Magique se sépare entre ces deux opposés. Lorsque l’adepte utilise son savoir de manière bénéfique, sans autre volonté que d’aider la Nature et les hommes, il fait appel à la Théurgie. Mais au contraire lorsqu’il applique son savoir à des desseins maléfiques il sollicite alors la Goétie. Jamblique, animé des motifs les plus purs, enseignait la Théurgie. Son premier objectif était de révéler la face cachée de la Nature, et d’avertir l’homme des périls qui l’attendaient dans les ténèbres bordant l’Escalier des Sages afin qu’il sache les éviter. Le second était de donner à ceux qui n’avaient pas été initiés aux Mystères les moyens de parvenir à unir l’étincelle divine de l’Homme à la flamme de l’Un.
Quant aux objections de Porphyre sur les révélations de Jamblique elles n’étaient dues ni à l’ignorance de ces forces occultes, ni à son désaccord concernant le pouvoir de l’homme à s’unir avec l’Être. Porphyre était surtout inquiet des effets néfastes pour ceux qui tenteraient de pratiquer la Théurgie sans purification préalable du thaumaturge. Ainsi écrit-il :
« L’union entre l’homme et l’Être réclame un esprit parfaitement pur. Grâce à l’introspection, la chasteté et la pureté du corps, nous pouvons nous rapprocher de cet état, et recevoir la vision merveilleuse de la connaissance véritable ».
C’est pourquoi, lorsque Jamblique exprima son intention de révéler ce savoir au monde, Porphyre adressa une lettre à un Initié Égyptien, Anebo, lui demandant d’éclaircir certains points de sa doctrine qui lui échappaient. Ce fut Jamblique lui-même qui répondit à cette lettre, sous l’identité de son maître Abammon. Cette discussion entre Porphyre et Jamblique constitue la base de l’ouvrage intitulé De Mysteriis Aegyptiorum, Chaldaeorum, Assyriorum, qui influença énormément toute la renaissance et des occultistes comme Marsile Ficin (à qui l’on doit la traduction suivante du Grec) et Corneille Agrippa, et dont la première impression fut donnée par Alde Manuce à Venise en septembre 1497 (in-f°, 184 ff).
Avant de répondre à Porphyre, Jamblique lui indique les sources auxquelles il a puisé son savoir : outre les Mystères Égyptiens, la tradition Chaldéenne, la Gnose, ou bien encore l’héritage des Sages Assyriens. Ayant établi le fait que l’enseignement qu’il va proposer est la somme de sagesses millénaires, il conseille à Porphyre de prendre garde aux enseignements en eux-mêmes, sans penser à la personnalité de celui qui les transmet. Il fait savoir à Porphyre qu’il peut voir en la personne qui parle Anebo, à qui il à adressé cette lettre, ou tout autre Prophète Égyptien, « ou, comme je crois qu’il convient, ne t’attaches pas à savoir si la personne qui parle est d’un rang inférieur ou supérieur, et diriges toute ton attention uniquement vers ce qui est prononcé, rendant ainsi ta compréhension sensible seulement à la véracité du discours ».
Porphyre, en bon Néoplatoniste, ouvre le dialogue sur les principes universels, demandant à Jamblique la définition de ce que les Sages Égyptiens pensent être la Cause Première est-ce l’Esprit ou au-dessus de l’Esprit ? Est elle Une ou multiple ? Est-elle corporelle ou incorporelle ? Est-ce la même que le Créateur de l’Univers, ou précède-t-elle le Démiurge ? Avant toutes les choses qui sont, répond Jamblique, il y a Ce qui s’est engendré par soi-même et est sa propre cause, et qui ne peut être honoré que par le seul Silence. C’est la source de tout ce qui existe, la racine des Idéaux résidant en l’Intelligence Suprême.
Porphyre l’interroge ensuite sur les enseignements des Égyptiens concernant l’évolution. Jamblique lui répond qu’il « n’est pas dans l’ordre naturel que les choses supérieures soient générées par celles qui sont inférieures ». Puis, abordant la constitution de l’homme, Jamblique conseille à Porphyre de commencer par le premier Principe s’il veut comprendre son propos. « Cette émanation divine », dit-il, « illumine tout de l’extérieur, de même que le Soleil éclaire tous les objets avec ses rayons ». Il compare ce Principe à la lumière du Soleil, qui est présente dans l’aire sans se mélanger avec lui. « Étant solidement établi en sa nature », dit-il, « il traverse tout ce qui existe ».
« L’esprit, dit-il, est une entité immortelle, incréée, indivisible et incorporelle. Ainsi il n’a pas pu apparaître à la naissance, pas plus qu’il ne périra quand viendra la mort ». En outre, étant « indivisible, incorporel et sans rien en commun avec le corps, rien ne peut l’affecter, pas plus qu’il ne peut changer ». Il donne ensuite une longue description de l’âme, qui selon lui a deux composantes, la partie inférieure liée à l’existence matérielle, et la partie supérieure pouvant se séparer de toutes les choses corporelles. C’est seulement lorsque cette partie supérieure de l’âme est éveillée que l’homme peut achever l’union avec l’Être Universel. Il décrit alors la faculté qui en l’homme rend cette union possible :
« Il y a une faculté en l’homme, incommensurablement supérieure à tout ce nous pouvons planter ou engendrer. Par sa médiation nous pouvons atteindre l’union avec les intelligences supérieures, nous élever au-dessus du spectacle de la vie terrestre, et partager l’existence et les pouvoirs des habitants des sphères célestes ».
Il la décrit ensuite en détail, montrant qu’elle parvient même à affranchir l’homme des chaînes du Destin :
« Par cette faculté, nous sommes libérés de l’emprise de la Fatalité, et nous redevenons les arbitres de notre destin. En effet, lorsque les parties les plus élevées de notre être sont emplies d’énergie, lorsque notre âme est élevée vers des essences dépassant la science, elle peut se séparer des fers qui la tiennent esclave de la vie matérielle. Elle échange cette vie pour une nouvelle. Elle renonce aux attraits de la matière et s’abandonne pour s’incorporer dans un ordre d’existence supérieur »
Porphyre est grandement intéressé par le sujet des rêves. Il sait qu’on disait qu’Ammone Saccas détenait son savoir de Dieu, par l’intermédiaire des rêves et des visions qu’il recevait. Il croit, ainsi qu’il le confie à Jamblique, que dans les royaumes oniriques l’homme acquiert la connaissance des événements à venir. Jamblique développe donc sur cet état de la conscience que nous nommons rêve. « Durant le sommeil, dit-il, l’âme est libérée des chaînes qui la retiennent durant l’éveil, et entre dans un plan d’existence qui lui est propre. Mais, continue-t-il, tous les rêves n’ont pas la même importance. Tout ce qui a troublé l’esprit pendant la journée devient la cause de rêves pouvant se révéler sans valeur prémonitoire ».
Ces rêves accordés par Dieu sont souvent prophétiques. Il cite Alexandre le Grand dont l’armée entière fut sauvée par une telle vision. Il ajoute également que de nombreuses découvertes dans les arts et les sciences, ainsi que dans le diagnostic et le traitement des maladies sont faites par l’intermédiaire des rêves (*). Ceci s’explique selon lui par le fait que, durant le sommeil, l’âme peut passer les barrières de l’espace et du temps, mais aussi participer aux événements et les corriger.
Concernant les forces occultes de la Nature, les anciens ne considéraient pas l’Éther comme du vide, mais comme un océan infini peuplé de diverses entités. Parmi elles les élémentaux, esprits des quatre éléments. Ils sont le centre d’une force que peut modeler, consciemment ou non, l’esprit de celui qui se met en relation avec eux (ainsi selon les kabbalistes ceux-ci sont les gnomes, sylphes, salamandres et ondins). Soumis à cette volonté de personnification ils peuvent nous apparaître bons comme mauvais. Porphyre les décrit ainsi :
« Ces daemons sont invisibles. Mais ils savent s’habiller de formes très diverses, ce qui s’explique par leur nature en partie corporelle. Lorsqu’ils échappent à la surveillance des bons Daemons, il n’y a aucun méfait qu’ils n’oseraient commettre. Certaines fois ils emploient la force, d’autres fois la ruse. »
Mais il existe une autre classe d’entités résidant dans la Lumière Astrale, bien plus menaçantes que les élémentaux, les âmes qui sont restées vivantes, attachées à la matière, après la mort physique. On peut en distinguer plusieurs catégories. L’âme de ceux qui par leur vie auraient perdu toute chance d’accéder à l’immortalité, ceux dont on dira plus tard, au moyen-âge qu’ils ont signé le pacte infernal. Ce sont aussi ces « âmes grossières » trop attachées aux biens matériels pour s’en défaire. Enfin ce sont les âmes de ceux ayant péri de mort violente, « morts-vivants », dont la conscience de leur vie passée reste très nette. Porphyre ajoute :
« Après la mort, l’âme conserve une certaine affinité avec le corps, affinité proportionnée à la violence qui mit fin à leur union. On peut souvent trouver ces âmes en peine rodant autour de leurs dépouilles, à la recherche de restes humains, mais surtout de sang frais qui semble leur permettre de renouer un instant avec leur existence terrestre ».
C’est avec l’aide de ces « mauvais daemons », dit Porphyre, que la sorcellerie est rendue possible. Leur seul but est d’induire en erreur ceux qui tentent d’entrer en relation avec les morts. Ils veulent ainsi s’ériger en oracles, poursuivant de leur ombre ceux qui ne leur rendent pas le culte approprié. Jamblique est du même avis que Porphyre concernant les dangers encourus par celui qui entre en contacte avec ces entités. Cependant, selon lui, il y a un moyen pour le théurge de différencier les bons daemons des mauvais : « Les bons daemons n’ont pas peur de la lumière, alors que les mauvais ont besoin des ténèbres ». Jamblique donne alors une longue description de la méthode d’évocation, et détail par quels moyens sont produites les figures qui se dressent devant les sorciers. C’est, dit-il, l’homme lui-même qui les produit, en contrôlant des « émanations inférieures » :
« Par quelle capacité ou quel art cette figure spectrale est-elle donc produite ? Cette chose n’a aucune existence dès lors qu’elle est imaginée, engendrée par l’énergie de l’officiant. Celui-ci commande alors à des entités primaires, éphémères et dénuées de toute conscience. Sa volonté est projetée dans cette matière passive et malléable qui prend la même forme que sa propre pensée ».
Isis, Temple d’Assouan. Photographie par Anna Carotti, 2009.
Pour Jamblique, ce genre d’évocation n’est donc d’aucun intérêt et peut même s’avérer extrêmement dangereuse pour celui qui la pratique aveuglément :
« Si ceux qui fabriquent ces spectres savaient que ces choses ne sont que le reflet passif de leur propre volonté, le mal ne serait pas bien grand. Mais dès lors qu’ils tiennent ces formes pour des dieux, leur absurdité dépasse toute limite et les rend mauvais ».
Jamblique établit alors clairement la distinction entre cet état passif et l’état extatique, actif de la conscience dans lequel l’homme peut entrer en communion avec l’Être :
« Il est nécessaire de bien distinguer deux sortes d’extases. L’une entraîne la dégradation et le passage à un état inférieur, elle remplis de vanité et prive l’homme de toute conscience. L’autre au contraire offre un trésor plus précieux que l’intelligence. L’une entraîne la lente détérioration de l’esprit et du corps, et débouche sur la discorde et le chaos. L’autre permet la santé du corps, la bonne conduite de l’âme, la pureté de la conscience qui permet d’éveiller la partie la plus noble de l’être et le mène vers la Cause Suprême qui est la source de l’harmonie des choses de ce monde ».
Jamblique conclut alors sa discussion avec Porphyre :
« Après que la science théurgique ait permis de réunir l’esprit avec l’univers et le souffle divin qui l’habite, elle le mène alors directement au Créateur de ce monde, et lui permet de s’unir avec la cause Éternelle. Ceci, selon les Sages Égyptiens, est la fin du »Retour« ainsi que le présentent les textes sacrés. »
(*) Un des exemples modernes les plus frappants est celui de Kekulé (1829-1896) qui découvrit le cycle du benzène ainsi qu’il le décrit lui-même : « Je tournai ma chaise vers le feu et tombai dans un demi-sommeil. De nouveau, les atomes s’agitèrent devant mes yeux […] De longues chaînes, souvent associées de façon plus serrée, étaient toutes en mouvement, s’entrelaçant et se tortillant comme des serpents. Mais attention, qu’était-ce que cela ? Un des serpents avait saisi sa propre queue, et cette forme tournoyait de façon moqueuse devant mes yeux. Je m’éveillai en un éclair […] ». Allusion éclatante au vieux mythe alchimique de l’Ouroboros que de nombreux rationalistes obtus ont tenté de réfuter. Pour plus de détails sur ce sujet, voir les deux ouvrages incontournables de C.G.Jung : Psychologie et Alchimie ainsi que Mysterium Coniuctionis.
Plus sur le sujet :
De Mysteriis Aegyptiorum par William Wierus.