Le Mauvais Ćil – mal occhio – existe rĂ©ellement & la culture occidentale moderne a si fortement rĂ©primĂ© toutes connaissances Ă ce sujet que ses effets nous dĂ©passent – & sont faussement pris pour quelque chose de tout Ă fait diffĂ©rent. Et donc, il est libre dâopĂ©rer sans aucun contrĂŽle, secouant la sociĂ©tĂ© en un paroxysme dâinvidia. LâOdieuse Jalousie – la manifestation active de ressentiments passifs – projetĂ©e Ă lâextĂ©rieur au travers du regard (câest Ă dire au travers de lâensemble du langage du corps & de la physionomie vis-Ă -vis de laquelle la plupart sont sourds, ou plutĂŽt quâils ne sont pas conscients dâentendre).
Câest particuliĂšrement lorsque nous sommes inconscients quâune telle magie fonctionne le mieux – de plus, il est connu que le possesseur de lâĆil en est presque toujours inconscient lui-mĂȘme – pas vraiment un magicien noir, mais presque une victime – oui, mais une victime qui Ă©chappe au malin en transmettant le Mauvais Ćil, comme par rĂ©flexe.
Dans les milieux plus traditionnels (le milieu de « lâordre de la symbolique » comme le dĂ©crit Benjamin, opposĂ© au milieu de lâ« histoire »), jâai remarquĂ© que les gens restent beaucoup plus accrochĂ©s aux langages de la gestuelle ; quand il nây a pas de T.V. & « que rien ne se passe », les gens se regardent, les gens « lisent » les autres. Les passants dans la rue prennent votre « humeur » & selon leur tempĂ©rament ils sây opposent ou ils sâharmonisent avec ou ils la manipulent. Je nâai jamais connu cela jusquâĂ ce que je vive en Asie. Ici en AmĂ©rique, les gens rĂ©agissent envers vous le plus souvent sur la base dâidĂ©es que vous projetez – au travers des vĂȘtements, de la position (travail), du langage parlĂ©. En Orient, on est souvent surpris de trouver un interlocuteur rĂ©agissant Ă un Ă©tat intĂ©rieur ; peut-ĂȘtre que lâon nâĂ©tait mĂȘme pas conscient de cet Ă©tat ou peut-ĂȘtre que cet effet ressemble Ă de la « tĂ©lĂ©pathie ». Le plus souvent câest un rĂ©sultat du langage corporel.
Jâai entendu dire que les rĂ©gions de la MĂ©diterranĂ©e & du Moyen-Orient dĂ©veloppĂšrent une phĂ©nomĂ©nologie complexe du Mal Occhio car ils envient plus que nous les Nordiques. Mais le Mauvais Ćil est un concept universel, prĂ©sent partout (mĂȘme dans le Nord froid & rationnel), mais pas Ă toutes les Ă©poques – pour ĂȘtre exact, les Ă©poques historiques, le temps de la Raison froide. La protection de la Raison contre la magie est de ne pas y croire, de la considĂ©rer comme en dehors de lâunivers du discours de la Raison. La dĂ©fense de lâAsie contre la magie est encore plus magique â dans ce cas, le lapis lazuli (commune du Liban Ă lâInde) ou, ailleurs en MĂ©diterranĂ©e, le dĂ©concertant « signe du taureau » fait avec les doigts et pointant vers le sol, ou les amulettes phalliques.
Mais la Raison & la Magie sont toutes deux des superstitions. Je suggĂšre que le Mal Occhio fonctionne ; mais mon analyse nâest ni rationnelle ni irrationnelle. Qui peut expliquer la complexe toile des signes, symboles, forces & influences qui coule & ondule entre ces monades Ă©nigmatiques que nous sommes nous-mĂȘmes ? Nous ne pouvons expliquer comment nous communiquons, et encore moins quoi. Si lâ« ordre de la symbolique » Ă©tait remplacĂ© par lâ« histoire » & si lâHistoire elle-mĂȘme est dans un processus actuel de « disparition », peut-ĂȘtre que nous pouvons au moins respirer libĂ©rĂ©s des brouillards de la Magie & de la Raison. Peut-ĂȘtre pouvons-nous simplement admettre que les « mystĂšres » tels lâĆil â ou mĂȘme la « tĂ©lĂ©pathie » – apparaissent dâune maniĂšre ou dâune autre dans notre monde ou semblent apparaĂźtre, ce qui veut simplement dire quâils paraissent apparaĂźtre & donc quâils apparaissent tout simplement.
Lâorgane appropriĂ© pour ce type de connaissance serait le corps.
Maintenant, lâEnvie est universelle. Mais quelques sociĂ©tĂ©s essayent de la garder sous contrĂŽle, alors que dâautres la laissent en libertĂ© en lâinstituant comme principe social. Nous nâavons aucune dĂ©fense contre le Mauvais Ćil car toute notre Ă©thique sociale est basĂ©e sur lâEnvie. Au moins, les Asiatiques ont leurs amulettes & leur gestuelle prophylactique. Ce nâest pas la Raison qui a banni ces frĂȘles dĂ©fenses, cependant. Câest le Christianisme. « Verb. Sap. » Comme les Ă©coliers anglais ont lâhabitude de dire.
Les deux idĂ©ologies post-chrĂ©tiennes, le Capitalisme & le Communisme sont tous les deux remplis par lâEnvie. Dans chacun de ces systĂšmes, câest un trait qui survit – non, câest un trait Ă©conomique. « Oeconomie », un ancien mot pour lâensemble de tous les arrangements sociaux. Les « annĂ©es 80 » nâĂ©taient pas une dĂ©cade dâaviditĂ© (qui au moins a la dignitĂ© dâĂȘtre une force active) mais dâenvie & de jalousie. Les minoritĂ©s enviĂšrent la majoritĂ©, les pauvres les riches, les « droguĂ©s » (au sens large) les gens en bonne santĂ©, les femmes les hommes, les noirs les blancs⊠Oui, mais le riche envia le pauvre (pour son oisivetĂ©), les gens en bonne santĂ© enviĂšrent les « droguĂ©s » (pour leurs plaisirs), les hommes enviĂšrent les femmes (comme toujours), les blancs enviĂšrent les noirs (pour leur culture vivante & pour leurs souffrances) &c &c.
Une anthropologie brutale (Ă noter le « anthro ») proclame que lâ« esprit primitif » fait lâexpĂ©rience de lâEnvie en tant que principe fĂ©minin â (dâoĂč la dĂ©fense « phallique » contre le Mauvais Ćil). Une vision trĂšs restreinte en fait. LâEnvie peut ĂȘtre yin si on la compare au yang de la « cupiditĂ© », mais le Mauvais Ćil, en tant que prolongation de lâinvidia (lâodieuse jalousie), est pointu & pĂ©nĂ©trant, comme une dague – un phallus mortel auquel on oppose le phallus de la vie, le pĂ©nis lui-mĂȘme. Un savant italien mâa dit une fois que le plus horrible exemple de Mal Occhio quâil nâavait jamais rencontrĂ© Ă©tait dans le visage anodin & barbu dâune vieille femme. Un guĂ©risseur, un mystique charismatique catholique entreprit de soigner cette misĂ©rable sorciĂšre & dĂ©couvrit que, Ă sa propre ignorance, elle Ă©tait en fait un homme (les parties gĂ©nitales nâĂ©taient jamais descendues).
Une analyse sur le genre de lâĆil ne nous mĂšnera nulle part. Lâassociation de lâĆil avec les femmes peut provenir de la tendance des femmes Ă ĂȘtre plus sensitives au langage du corps que les hommes & donc de sâaccrocher Ă une certaine « magie » mĂȘme si elle semble commencer Ă disparaĂźtre de ces mondes que lâhistoire a dĂ©couverts.
Les Nuers (1) croient que tous les accidents, maladies & morts sont causĂ©s par la sorcellerie. La plupart des sorciĂšres Nuers sont inconscientes dâĂȘtre des sorciĂšres. Elles souffrent de jalousie. Selon nos croyances tribales, tous les accidents sont accidentels â personne nâest Ă blĂąmer. Nous souffrons de jalousie, mais nous sommes « innocents ». Franchement, je ne peux croire ni en ces chasseurs de sorciĂšres Nuers ni dans les pandits de notre propre vision mĂ©canique du monde. Chaque systĂšme de croyances disparaĂźtra de toute maniĂšre. Les choses sont beaucoup plus complexes quâaucune vision du monde ne peut lâimaginer, en effet, les choses sont beaucoup plus simples, trop simples, quâaucun dâentre nous ne voudrait le croire.
Je veux dire que les effets de deux ĂȘtres humains lâun sur lâautre se passent sur des niveaux tellement nombreux que des concepts comme la sorcellerie ou les accidents ne peuvent aider Ă les comprendre. Et dĂ©jĂ , les choses ne sont pas aussi tangibles & sombres que la thĂ©orie de la sorcellerie voudrait nous le faire croire, ou pas aussi brutales, aussi industrielles que la thĂ©orie mĂ©canique de lâunivers ne voudrait nous le dire. Le corps connaĂźt beaucoup sans la connaissance, lâimagination voit beaucoup quâelle nâa pas besoin de comprendre. Le corps & lâimagination dĂ©passent â sont au-dessus de la simple comprĂ©hension & ses stupides abstractions.
Le Bleu est la couleur du ciel & sa joie, lâair & la lumiĂšre opposĂ© Ă la terre & Ă lâombre de lâEnvie. Mais le bleu est aussi la couleur de la mort â comme avec cette vieille femme bĂ©douine qui dit Ă Lawrence que ses yeux bleus lui rappellent le ciel vu au travers des orbites dâun crĂąne dĂ©charnĂ©. Les YĂ©zidis, « les disciples du mal », du Kurdistan irakien, refusent de porter des chapelets bleus ou mĂȘme des vĂȘtements bleus, car câest la couleur de leur Seigneur, Satan, lâAnge Paon, & de porter du bleu pour sâen protĂ©ger lâoffenserait profondĂ©ment. Ainsi, la perle bleue est homĂ©opathique â un peu de mal utilisĂ© pour se dĂ©fendre contre le mal â et peut-ĂȘtre un fragment tombĂ© du Guide lui-mĂȘme, tout puissant en sa virilitĂ© caprine contre les forces chthoniennes nĂ©gatives de lâEnvie. Et dĂ©jĂ la pierre a aussi quelque chose de la sĂ©rĂ©nitĂ© de lâazur, de la turquoise, de lâinfinitĂ©, du FĂ©minin â un peu dâune mosaĂŻque de la matrice du ciel ou de lâeau.
De la mĂȘme maniĂšre, le signe du taureau quand il est vu dressĂ© & de face est sans aucun doute un symbole yang, mais pointĂ© vers le bas & vu de dos â comme on le prĂ©sente Ă la vue de celui que lâon soupçonne du Mauvais Ćil, le signe devient lâimage dâune femme de lâĂge de la Pierre, deux jambes & une vulve â et ainsi, sa puissance contre le Mauvais Ćil vient de la chute de « lâhomme », de lâĂ©lĂ©ment viril â mais lâintĂ©rieur de ce symbole est aussi habitĂ© par la puissance de la dĂ©esse.
MĂȘme lâamulette phallique, qui peut de prime abord sembler de principe masculin, nâest pas le pĂ©nis du dieu-bouc, mais de Priape, un dieu de la vĂ©gĂ©tation. Câest le pĂ©nis des fruits & des fleurs â et, en un sens, le pĂ©nis fĂ©minin.
Ainsi, le principe apotropaĂŻque ne doit plus ĂȘtre considĂ©rĂ© comme mĂąle ou femelle ni, Ă proprement parler, androgyne. Le symbole ne tourne pas autour du genre, mais de lâengendrement, autour de la vie et de lâĂ©nergie elle-mĂȘme comme valeur opposĂ©e au principe nĂ©gatif, le vide, la mortelle froideur de lâEnvie.
LâopposĂ© du regard de lâamour nâest pas le regard de la haine, mais celui de la jalousie, passive, sans vie, attirĂ©e vampiriquement par la vie des autres. Une femme stĂ©rile voit un joli bĂ©bĂ© nouveau-nĂ© – elle loue le ciel, mais ses mots signifient lâopposĂ© de ce quâelle dit ; de maniĂšre inconsciente Ă elle-mĂȘme, son regard perce directement vers le souffle de lâenfant. Sommes-nous si certains que le langage des gestes est faible, un simple appendice de lâĂ©volution Ă ĂȘtre bientĂŽt engendrĂ© par les espĂšces ? â ne suspectons-nous pas quâil est fort, assez puissant pour attirer lâamour, ou rendre malade, ou mĂȘme tuer ?
Partout dans le monde, ce regard tueur est dirigĂ© vers nous, comme dans le Panopticon (2) de Bentham. Nous nous dĂ©crivons comme des victimes, des patients, comme points de focalisation de la misĂšre â nous nous montrons privĂ©s de tel ou tel bien ou « droit » ou qualitĂ© que nous dĂ©sirons le plus au monde. Ceux qui nous disent cela ne sont-ils pas les riches, les puissants, les politiciens, les sociĂ©tĂ©s ? Que pouvons-nous encore possĂ©der afin de rĂ©veiller en eux une telle jalousie destructrice & lâassaut sans fin de leur Mal Occhio ? Se peut-il que lâon ignore tout comme eux que nous soyons vivants & eux morts ? LâĂ©cran de tĂ©lĂ©vision peut ĂȘtre le Mauvais Ćil ultime â car, câest dĂ©jĂ mort & le mort (comme HomĂšre nous lâa dĂ©montrĂ©) est le plus envieux de tous les ĂȘtres. Tout ce qui est mĂ©diatisĂ© est mort, mĂȘme cet Ă©crit & le mort languit aprĂšs la vie. Jâai essayĂ© de protĂ©ger ce texte contre le Mauvais Ćil ou dâen faire un Mauvais Ćil en incorporant en lui les noms des charmes appropriĂ©s. Mais la prose seule ne sera jamais un sort. Il doit y avoir un enchantement, un chant qui change notre perception de la rĂ©alitĂ©. Ou encore mieux, le souffle bleu des sirĂšnes du ciel ou le moment chaud du pĂ©nis qui sâenfonce.
LâEnvie est une abstraction, car elle veut « prendre ». Le Mauvais Ćil est une arme dans lâunivers psychique/physique. Contre lui, alors, ne doit se poser dâautre abstraction (comme la moralitĂ©) que la plus solide de toutes les rĂ©alitĂ©s de la chair, lâextraordinaire puissance de la naissance, de la baise, du souffle dâazur. Lâamulette que nous avons façonnĂ©e contre lâensemble de la sociĂ©tĂ© du Mauvais Ćil ne doit ĂȘtre ni plus ni moins que notre propre vie, indomptable comme une pierre & une corne, douce comme le ciel.
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Plus sur le sujet :
Le Mauvais Oeil, Hakim Bey.
Titre original « The evil eye ». Traduction française par Spartakus FreeMann.
Image par Rudy and Peter Skitterians de Pixabay
(1) Les Nuers sont un des grands peuples du Sud du Soudan et vivent dans lâOuest de lâĂthiopie aussi. Ils habitent des rĂ©gions du Nil.
(2) Le panoptique est un type dâarchitecture carcĂ©rale imaginĂ©e par le philosophe Jeremy Bentham. Lâobjectif de la structure panoptique est de permettre Ă un individu dâobserver tous les prisonniers sans que ceux-ci ne puissent savoir sâils sont observĂ©s, crĂ©ant ainsi un « sentiment dâomniscience invisible » chez les dĂ©tenus.