La Cité du Soleil 1 par Paul Lafargue.
L’Utopie de Campanella, la Cité du Soleil, écrite en latin, fait partie de la Philosophia realis, parue en 1620-1623 à Francfort, et réimprimée à Paris en 1637, deux ans avant sa mort ; elle se trouve à la suite de la troisième partie, la Politique. Sans entrer dans plus de détails bibliographiques, il est intéressant de mentionner qu’en pleine effervescence du socialisme utopique, il parut, à Paris, deux traductions françaises de la Civitas Solis, l’une en 1846, par Villegardelle, et l’autre en 1844, par Jules Rosset ; celle-ci précédée d’une notice biographique, par Mme Louise Colet. M. Morley a réuni, en 1885, en un volume intitulé Communautés idéales, la Vie de Lycurgue, de Plutarque ; l’Utopia, de Thomas Morus ; la Nouvelle Atlantide, de Bacon, et la Cité du Soleil, de Campanella, traduite, pour la première fois, en anglais, par Th. W. Halliday.
L’Utopie de Campanella est une des plus hardies, des plus complètes et des plus belles qui aient jamais été écrites : il embrasse, dans l’organisation de sa « République philosophique », tous les rapports sociaux des hommes entre eux et avec les femmes et les enfants, et il descend jusqu’aux moindres détails de la vie privée. Il aborde et résout avec la plus entière liberté d’esprit, les problèmes sociaux que posait son époque et que pose encore le XIXe siècle.
Utopia, de Thomas Morus, est l’œuvre d’un homme d’État qui a vécu au milieu des intrigues de cour ; il connaît la société qu’il critique spirituellement et que parfois il satirise amèrement. Il se révolte contre les barbares procédés de la justice, et il éprouve une grande pitié pour les maux qui accablaient les laboureurs, chassés des campagnes où ils étaient remplacés par des moutons, traqués dans les villes comme mendiants et pendus, sans merci, pour le moindre larcin ; et il était arrivé, par ses observations, à reconnaître que la propriété privée et la monnaie, étaient les causes des luttes, des vices et des misères des sociétés humaines. Mais le communisme que propose Morus est une restauration du passé ; il est un retour au communisme de la famille patriarcale des communautés de village, encore nombreuses à son époque, mais agrandi aux proportions d’une ville d’une quarantaine de mille habitants, reliée à d’autres villes semblables par une organisation fédérative. Morus n’a pas songé à modifier les relations des sexes ; la femme demeure dans sa position dépendante vis-à-vis de l’homme ; et le mari conserve tous ses droits, y compris celui de la battre pour lui inculquer les préceptes de la morale masculine.
Campanella, au contraire, ignore le monde ; dès l’enfance, il vit dans l’enceinte communiste d’un couvent, se livrant à toutes les hardiesses de la pensée métaphysique ; jeune encore, il est enfermé dans une prison et ne voit plus l’existence sociale de l’homme qu’à travers la prison, et une imagination généreuse et ardente, nourrie par les écrits des penseurs grecs et les récits des voyageurs, narrant les mœurs étranges des peuplades barbares et sauvages, récemment découvertes en Asie et en Amérique. Il construit sa cité idéale, tout d’une pièce, sans tenir compte d’aucune difficulté de réalisation, et il l’offre aux hommes avec la ferme conviction que les peuples n’auront qu’à la connaître pour la réaliser : tandis que Morus doute que même les réformes les plus urgentes qu’il met dans la bouche de son voyageur, retour d’Utopia, puissent jamais être appliquées. Le penseur anglais comprend que le communisme, dont il propose la restauration, est en train d’être détruit, et pour toujours, par les phénomènes économiques qui vont élaborer le moule d’une société individualiste, la plus individualiste qui n’ait jamais existé.
Il fallait être un idéaliste, ignorant les réalités du monde ambiant, comme l’était Campanella, pour s’illusionner au point de croire qu’il n’y avait qu’à concevoir une cité communiste pour que sa réalisation fut immédiatement possible. L’humanité devait fatalement passer par la phase individualiste qu’imposaient les phénomènes économiques et qui, en se développant, devaient se charger de démolir le moule individualiste qu’ils créaient et de préparer un nouveau moule communiste. De même que l’individualisme est né du communisme, de même le communisme naît de l’individualisme. Les hommes de pensée et d’action de notre temps ont pour mission d’étudier et de comprendre la marche des événements pour la hâter, et non de rêver des utopies, ainsi que les philistins le désirent : si ces messieurs ont besoin d’utopies pour se recréer, nous les renvoyons à l’œuvre géniale de Campanella, dont la lecture ne prendra pas beaucoup de leur temps précieux.
Nous aimerions à reproduire tout entière la Cité du Soleil, qui agite tant de questions variées en un si petit nombre de pages ; mais, nous devons nous borner à une simple analyse, que nous essayerons cependant de rendre suffisamment complète, pour que le lecteur ait une juste idée de la conception du monde que se faisait ce moine du XVIe siècle, car bien qu’il soit mort en 1639, c’est bien à ce siècle qu’il appartenait par la hardiesse de son génie et le mysticisme de son esprit.
1.
La guerre à l’état permanent de province à province, de ville à ville, et même de village à village, avait été la vie du Moyen-Âge féodal, d’où l’on venait de sortir ; les maisons dans les cités et même les couvents étaient des places fortifiées pouvant soutenir des sièges ; tous les habitants, les hommes comme les femmes et les enfants, les laïques comme les gens d’église, étaient souvent obligés de prendre les armes pour se défendre, sinon pour attaquer. On se préoccupait avant tout d’avoir de bonnes murailles, derrière lesquelles on pouvait affronter l’ennemi.
La Cité du Soleil, située dans une île divisée en quatre royaumes rivaux, est une forteresse bâtie sur une colline élevée, comme l’étaient les villes du Moyen-Âge, et ainsi que Jérusalem, elle était entourée de sept enceintes crénelées et armées de canons et autres engins de guerre ; pour l’emporter, il aurait fallu donner sept assauts successifs. Morus prend soin également de fortifier Utopia par des travaux d’art qui l’isolent du continent et de mettre à l’abri de toute surprise la source d’eau potable d’Amaurote, la capitale de Utopia.
Platon qui vivait dans une ville maritime et commerçante, dont les habitants étaient classés en des professions différentes, confie la garde de sa République à un corps de guerriers, philosophes et communistes, qui sont des espèces de mercenaires, qu’il compare cyniquement à des « chiens maigres et vigilants » ; il est vrai que pour lui le chien est un animal philosophique, parce qu’il sait défendre son maître et attaquer les ennemis de son maître : les autres citoyens s’occupent de commerce et d’industrie ; ce n’est pas pour eux qu’il élabore son organisation communiste. Mais dans la Cité du Soleil, tous les habitants sans distinction d’âge, ni de sexe, doivent concourir à sa défense. Tous sont guerriers. L’éducation militaire commence à douze ans, mais déjà auparavant, les Solariens ont été habitués, ainsi que les enfants des barons féodaux, à tous les exercices corporels ; mais à partir de cet âge, on leur enseigne à « frapper l’ennemi, les chevaux et les éléphants », à manier l’épée, la lance, à tirer l’arc et à se servir de la fronde, à monter à cheval et à le diriger sans bride par une méthode « qu’ignorent même les Tartares », à attaquer et à battre en retraite, à conserver l’ordre de bataille, à secourir un ami en danger, en un mot à toutes les manœuvres de combat. « L’éducation rend les femmes propres à la guerre, ainsi qu’aux autres travaux ; sur ce point, les Solariens sont d’accord avec Platon, où j’ai lu de semblables choses… et sur ce point je suis en complet désaccord avec Aristote ». La guerre est, non seulement une nécessité, mais encore une cause moralisatrice, elle empêche les citoyens de la Cité du Soleil de s’efféminer. Campanella reproduit ici la pensée barbare. César apprend que les tribus Germaines, bien que devenues sédentaires et commençant à devenir agricoles, continuaient à entreprendre des expéditions pour entretenir les vertus martiales. Les Solariens développent la fierté guerrière, ils sont si chatouilleux sur le point d’honneur, que « s’ils n’insultent personne, ils ne supportent, non plus, aucune injure ». Campanella, bien que moine et bien que l’organisation de sa cité se ressente de ses habitudes monacales, n’est pas partisan du précepte chrétien, qui ordonne de tendre la joue, quand on a été frappé ; il est vrai que cette doctrine, bonne pour les premiers chrétiens, dont la plupart étaient des esclaves et des affranchis, ne pouvait convenir aux hommes libres et égaux de sa société communiste.
Les Solariens, ainsi que les guerriers de Platon, amènent avec eux leurs enfants dans les combats, « afin qu’ils apprennent à se battre, juste comme les lionceaux et les louveteaux sont habitués par leurs parents à égorger la proie ». Leurs femmes, armées militairement, les accompagnent également pour les soutenir, les encourager et les panser : Campanella se souvenait sans doute de ce que César et Tacite disent des barbares, qui raillaient les légionnaires romains d’être frappés de verges et de n’avoir pas avec eux leurs femmes pour assister à leurs combats, pour les exciter, pour les ramener quand ils lâchaient pied et pour soigner leurs blessures : c’est bien chez les auteurs latins qu’il avait emprunté en partie les mœurs guerrières des Solariens, car il dit que les généraux de sa cité fortifient leur camp à la manière des romains et ainsi qu’eux récompensent celui qui le premier avait monté à l’assaut avec une couronne d’herbe ; il est vrai que, se rappelant les tournois de la chevalerie, il ne décerne les récompenses qu’en présence des femmes, acclamant le héros.
Les Solariennes, ainsi que les Amazones et les Lacédémoniennes, s’exercent à tous les travaux de la guerre sous la direction de leurs propres chefs-femmes : on leur enseigne surtout à défendre les fortifications, à lancer des pierres, des matières enflammées, etc. ; « celle qui montre la moindre peur est sévèrement punie ». La cité est toujours gardée aux murailles et en rase campagne, pendant la nuit, par les hommes et pendant le jour, par les femmes. Quand on se souvient des grossières et imbéciles injures de saint Jérôme et des Pères de l’Église contre la femme, et de ce Concile qui discuta sérieusement si la femme ne devait pas être rangée parmi les animaux qui sont privés d’âme et que c’est seulement à une voix de majorité qu’on reconnut qu’elle en possédait une, on est frappé d’étonnement en voyant Campanella s’affranchir des préjugés de son époque, consacrés par la religion, et avoir la hardiesse de reconnaître à la femme les mêmes droits et les mêmes devoirs qu’à l’homme [1].
La population valide de la cité tout entière est tous les ans sur pied pour une revue générale et des exercices de petite guerre. Les Solariens qui ont la droite logique des Sauvages ne décident la guerre qu’après avoir convoqué au grand Conseil tous les habitants de la République, âgés de plus de vingt ans ; tous devant se battre, tous doivent par conséquent prendre part à ses délibérations. Mais quoique, dans cette cité guerrière, tous les habitants sans distinction de sexe et d’âge sont soldats, ce n’est pas la vie de camp que l’on mène comme dans la République de Platon.
2
Campanella ne pouvait rien écrire qui ne portât l’empreinte de la philosophie idéaliste et mystique et de ses préoccupations astrologiques ; on ne peut donner une exacte notion de son chef-d’œuvre si on supprime ce côté qui dépare ses vues si positives et si merveilleusement profondes. Nous allons nous en débarrasser pour pénétrer ensuite plus librement dans sa cité communiste ; mais nous rappellerons que ces idées mystiques qui aujourd’hui paraissent indignes d’un esprit si hardi et si cultivé, ont été partagées par les hommes de valeur de son époque, à qui elles avaient été transmises par la tradition la plus reculée : car l’humanité à son début, ne pouvant se faire une conception positive du monde, dut appeler à son aide l’imagination pour remplacer les données de l’expérience et de l’observation ; elle dut attribuer les phénomènes qui frappaient son attention, non à leurs causes réelles, matérielles, mais à des causes imaginées, idéales.
La Kabbale avait développé l’étude des propriétés mystiques des nombres qui, de tous temps, avaient préoccupé la pensée des peuples, probablement à cause des difficultés que l’esprit humain eut à surmonter pour parvenir à la découverte des premiers chiffres et de leurs combinaisons et aussi à cause des services que leur rendait la numération. Les penseurs émerveillés des propriétés abstraites des nombres qu’ils retrouvaient en toutes choses, voulurent les transformer, ainsi que le faisaient les Pythagoriciens, en causes immanentes de toutes choses. Les déistes modernes ne pensent pas autrement quand ils prouvent l’existence de leur Dieu par le caractère absolu des abstractions mathématiques. Campanella, qui croyait en la valeur occulte des nombres, n’en mentionne guère dans la Cité du Soleil qui ne soient kabbalistiques.
Le nombre sept est le premier que l’on rencontre : la cité est entourée de sept enceintes fortifiées, dans le temple il y a sept lampes d’or toujours allumées, portant les noms des sept planètes qui, dans le système Pythagoricien, tournent autour de la Terre immobile, en produisant des sons musicaux et une merveilleuse harmonie, que les Solariens parviennent à entendre à l’aide d’instruments de leur invention. Sept, qui a été un nombre mystique pour tous les peuples parvenus à un certain degré de culture, a beaucoup préoccupé les chrétiens ; l’Apocalypse en est rempli, Origène, saint Augustin, saint Hilaire et les plus illustres docteurs de l’Église, ont beaucoup disserté sur ses vertus, ainsi que sur celles du nombre six ; aussi retrouve-t-on sept dans les dogmes et les cérémonies du catholicisme ; il y a sept sacrements, sept péchés capitaux, etc. Les multiples de sept sont fréquents dans la Cité du Soleil : les prêtres chargés d’observer le ciel pour y découvrir les mystères astrologiques sont au nombre de 49, c’est-à-dire de sept qui multiplie sept ; les docteurs qui enseignent les sciences et les arts sont au nombre de 14, c’est-à-dire sept x deux…, etc.
Le drapeau solarien, flottant sur le dôme du temple, est marqué de 36 desseins, le chef suprême de la cité doit avoir dépassé 36 ans pour être élu ; l’éducation des enfants commence à six ans, pour les sciences et les arts, et à douze, pour la guerre, etc. ; or 36 et douze sont des multiples de six : et le chiffre six qui a pour signe la troisième lettre du nom de Iahvé, était vénéré par les Pythagoriciens et les Kabbalistes, parce qu’il est la réunion de la monade, de la dyade et de la triade, – un plus deux plus trois font six, – ce qui le fait le symbole de toutes les perfections.
Le nombre trois, le nombre mystique par excellence, – ce que l’on sait des sauvages les plus primitifs, prouve qu’il fallut un grand effort intellectuel pour y parvenir – devait, par conséquent, être en grand honneur chez les Solariens ; en effet, il est partout ; il ont trois chefs, l’enseignement des sciences est donné par de petits vers toujours au nombre de trois, écrits sur les murailles de la ville et du temple, à trois ans, les enfants commencent à apprendre l’alphabet, etc.
Les Solariens ont une foi entière dans l’astrologie et ils croient que « nous Européens sommes trop stupides pour pouvoir lire dans le Soleil et les étoiles nos destinées » ; ils ont des prêtres exclusivement chargés d’étudier les astres ; et l’observation du ciel leur permet de prédire l’avenir, de guérir les malades, de rajeunir les vieillards de 70 ans, etc. C’est, en définitive les étoiles qui les gouvernent, ils les consultent en toutes circonstances, même pour les choses de peu d’importance comme pour l’accouplement des chevaux, le choix d’un métier, etc.
Ils adorent le Soleil, l’image de Dieu ; il est le créateur de tout ce qui existe ici-bas ; « il est le Père et la Terre est la Mère ». Le Soleil a été reconnu Dieu, par tous les peuples, et dans le christianisme on retrouve de nombreuses traces de son culte. Si Campanella se trompait, il se trompait au moins en nombreuse compagnie ; et ceux qui, pour essayer de ridiculiser son utopie, se sont complus à relever doctoralement ses opinions astrologiques et mystiques, ont simplement prouvé qu’ils ignoraient l’histoire de l’esprit humain.
3.
La Cité du Soleil « n’est ni une république, ni une monarchie », puisque l’autorité temporelle et spirituelle de Hoh, le chef suprême, est sans contrôle et elle n’est pas héréditaire, mais élective ; Hoh est une sorte de Pape : dans la Kabbale, l’Être pur se nomme En Soph ; entre son nom et celui du chef suprême de la Cité solarienne, il y a certaine similarité de consonance, et peut-être un sens occulte, qui doit avoir son importance. En tout cas, Hoh, dont le nom traduit en langue vulgaire signifie métaphysique, devait posséder, dans leur totalité les connaissances et les vertus des Solariens, comme l’Être pur possédait au complet les attributs, dont les hommes ne possèdent que des parcelles.
La science requise pour être élu Hoh, était encyclopédique ; il devait connaître l’histoire de toutes les nations, ainsi que leurs mœurs, leurs coutumes et leurs rites religieux ; en outre, il devait avoir approfondi les mathématiques, les sciences abstraites, les sciences physiques et ce qui est plus extraordinaire encore pour un être qui personnifie la métaphysique, il devait être au courant des arts mécaniques. Campanella est le premier penseur qui ait élevé le métier manuel à une telle dignité. L’antiquité païenne tenait pour déshonorant le travail, ne faisant exception que pour le travail agricole ; le christianisme plus exclusif encore proclamait, comme un dogme, que le travail était un châtiment, dont devaient être absolument affranchies les personnes attachées au culte. Les philosophes scolastiques ignoraient l’existence des métiers ; les médecins et les chirurgiens croyaient au-dessous de leur grandeur d’apprendre l’anatomie ; c’était un métier manuel, bon seulement pour les barbiers : Paracelse lui-même, qui, cependant, se révoltait contre toute la médecine de son époque, partageait ce mépris pour l’anatomie. Campanella, ce moine mystique, ce rêveur qui avait passé sa vie loin du monde, dans un couvent et dans une prison, a cependant une idée si exacte de l’importance de l’anatomie qu’il rapporte que les Solariens étudiaient l’organisme humain en disséquant les cadavres des suppliciés.
Le voyageur qui raconte les merveilles de la Cité du Soleil, comprenant que l’on pouvait s’étonner de ce qu’il fut possible de rencontrer, chez un homme, les multiples connaissances théoriques et techniques exigées pour être choisi Hoh, a soin d’ajouter que les Solariens pour qui « Aristote est un logicien et non un philosophe », dédaignent le vain fatras de la scolastique, apprennent les sciences, non en lisant des livres, mais en étudiant la nature, que leur ville est un vaste musée dont les murs sont couverts de dessins géométriques, de la carte du ciel, des images des animaux et des plantes et, qu’au-dessous, on lit la description en trois petits vers faciles à retenir, et quand il était possible, on plaçait l’objet, plante ou minéral à côté de l’image, afin de rendre plus complète l’éducation par les sens. L’alphabet lui-même est peint sur les murs, de sorte que tous les petits enfants apprennent leurs lettres en jouant dans les galeries. Grâce à cette nouvelle méthode d’instruction, les Solariens acquièrent en un an les connaissances qu’on ne parvenait pas à posséder après avoir passé dix ans dans les écoles d’Europe « où l’on n’apprend que servilement des mots à l’aide de la mémoire ».
Trois chefs, également électifs, gouvernent la cité sous la direction de Hoh ; ils correspondent aux trois attributs fondamentaux de l’Être pur, dont ils portent d’ailleurs les noms, ils s’appellent : Puissance, Sagesse et Amour. Puissance s’occupe de la guerre et de l’art militaire. Sagesse et ses treize docteurs, dont le premier se nomme Astrologue, a charge de l’éducation scientifique et technique. Amour a, sous son contrôle, tout ce qui intéresse la conservation et la reproduction des habitants. Il appareille les couples des animaux et des hommes afin d’obtenir de beaux rejetons. Les Solariens qui sont très au courant de nos mœurs et coutumes « se moquent de nous qui prêtons tant d’attention à l’amélioration des races de nos chiens et de nos chevaux, tandis que nous ne songeons pas à perfectionner la race humaine ». Rien n’est laissé au hasard : Amour fixe l’époque des semailles et des récoltes, veille à l’élève des bestiaux, règle la préparation culinaire, et la nature des aliments, la qualité des vêtements, l’éducation des enfants et les relations sexuelles. Tout est prévu.
Ces trois assesseurs de Hoh possèdent, non seulement les sciences et les arts du ressort de leurs fonctions, mais encore une connaissance générale des principes communs à tous les arts et à toutes les sciences. Hoh et ses trois assesseurs administrent les choses et gouvernent les hommes dont « les vices peuvent Être prévenus par l’habileté des magistrats ». Ils distribuent les récompenses et infligent les châtiments. Les guerriers courageux reçoivent des couronnes et sont dispenses du service militaire pendant plusieurs jours ; tandis que les fuyards sont condamnés à mort, comme chez les Germains de Tacite, à moins que toute l’armée ne réclame leur grâce ; celui qui n’a pas secouru un ami ou un allié est passé par les verges ; le soldat qui, en campagne, n’obéit pas aux ordres des chefs est livré aux bêtes.
Les délits de crimes civils ressortent de la justice corporative : les coupables sont jugés par les maîtres de leurs métiers respectifs qui peuvent ordonner l’exil, le fouet, le blâme, l’exclusion de la table commune et des cérémonies religieuses et la privation du commerce des femmes. Le talion est toute la justice Solarienne : on paie une mort par la mort, un exil par un exil, un œil par un œil, etc. Mais il n’existe pas de prison et tout se juge sans procédures ; les accusateurs et les témoins sont entendus, et, sur leurs dires, le magistrat prononce la sentence. Il n’était pas possible qu’il y eut place pour un bourreau dans une cité communiste d’hommes libres et égaux ; aussi la sentence est exécutée par le peuple qui lapide le condamné ; l’accusateur lance la première pierre. Cette justice qui rappelle la droite, mais souvent cruelle justice des barbares est tempérée par ce correctif : le condamné doit reconnaître avoir mérité le châtiment, autrement il n’est pas puni. On rachète ses fautes en les confessant, et, ainsi que dans un couvent, on se confesse hiérarchiquement et, quand toutes les confessions parviennent à Hoh, il les confesse à Dieu et lui demande pardon des fautes de toute la cité. Il lui offre une victime humaine ; mais la victime doit être volontaire. Tous les ans, Hoh demande au peuple assemblé qui veut servir de bouc émissaire et se sacrifier à Dieu pour le salut de ses concitoyens : la victime expiatoire, au lieu d’être mise à mort, est enfermée dans une tour, où elle reçoit juste la nourriture pour ne pas mourir de faim, et, après 20 ou 30 jours, les péchés étant rachetés, Je sacrifié devient prêtre, et ne retourne jamais parmi ses semblables ; il est consacré à Dieu. On porte toujours l’empreinte de son milieu : l’esprit de Campanella, si nourri de l’histoire des mœurs païennes et barbares et si témérairement audacieux, restait cependant prisonnier des habitudes monacales. Elles le poursuivaient : dans ses Conseils au roi d’Espagne, il appelle continuellement son attention sur les communautés de moines ; il semble y voir une ébauche de cette organisation communiste qui doit assurer le bonheur à l’humanité.
Lire la seconde partie du texte.
Plus sur le sujet :
La Cité du Soleil 1, Paul Lafargue, Campanella, Étude critique sur sa vie et sur la Cité du Soleil, 1895. Illustration par Tammy Shook de Pixabay
Notes :
[1] Saint Thomas d’Aquin, qui, ainsi que Campanella, était dominicain et qui fut un peu moins grossier et moins imbécile que les Pères de l’Église, dit cependant : « La femme est une mauvaise herbe qui croît vite : c’est un homme imparfait, homo imperfectus, dont le corps n’arrive plus vite à son complet développement que parce qu’il est de moindre valeur et que la nature se préoccupe moins de lui… Les femmes sont nées pour être tenues éternellement sous le joug, par leur seigneur et maître, que la nature a marqué pour la domination par la supériorité qu’elle a dévolue en tous genres à l’homme. »
Campanella semble avoir été influencé par l’opinion de saint Thomas, quand dans sa Canzone sur la beauté, il dit : « La proportion et la symétrie des membres, la force, l’agilité, la carnation brillante, la grâce des mouvements et des gestes, telles sont les conditions de la beauté parfaite du corps. Dieu a donné un plus grand nombre de ces qualités à l’homme qu’à la Femme ; c’est pour cela qu’il est plus beau et plus divin et qu’il est plus aimé qu’il n’aime. » Campanella a dû avoir peu d’occasion de contempler à loisir les Solariennes, car il aurait vu que des femmes élevées librement et rompues aux mêmes exercices que les hommes possédaient autant de dons naturels qu’eux. Les statuaires grecs, qui s’y connaissaient, donnent des formes féminines à Apollon, le Dieu de la Beauté.