Le Nouveau Nihilisme par Peter Lamborn Wilson (Hakim Bey).
Il est de plus en plus difficile de faire la différence entre — d’un côté — le fait d’être vieux, malade & abattu, et — de l’autre — de vivre à une époque et en un lieu eux-mêmes séniles, fatigués & battus. Parfois je pense qu’il s’agit juste de moi — mais ensuite je me rends compte que certaines personnes plus jeunes & en meilleure santé passent par les mêmes sensations d’ennui, de désespoir et de rage impuissante. Ce n’est peut-être pas juste moi après tout.
Un de mes amis a attribué cette profonde désillusion de « tout », et même des anciennes positions radicales/activistes, à la déception suscitée par le régime politique actuel des USA, que l’on prévoyait aller à contre-courant des décades réactionnaires depuis les années 80 ou représenter un « progrès » vers une sorte de socialisme démocratique. Bien que je ne partageais pas cet optimisme (j’ai toujours ce sentiment qu’une personne désireuse de devenir président des USA doit être une sorte de meurtrier psychopathe), je peux voir que cette « jeunesse » a souffert d’une profonde désillusion face à l’échec cuisant du libéralisme à inverser le cours du capitalisme triomphant. Ce désenchantement a donné naissance à OCCUPY [1] puis à l’échec d’OCCUPY, et à un mouvement de pure négation.
Cependant, je pense que cette simple analyse politique du « nouveau rien » peut sembler trop bidimensionnelle pour éclairer le fait que tout espoir de « changement » est aujourd’hui mort sous les coups du Kapital Kognitif et de la technopathocratie. En dépit de ma nostalgie flower-power hippies, je vois moi aussi cette condition « terminale » (ainsi que Nietzsche l’appelait) que j’exprime en disant — moitié blagueur — que nous avons enfin atteint le Futur et que la très réelle et horrible vérité est que la Fin du Monde n’a pas de fin : en résumé, un immense centre commercial à la J.G. Ballard/P.K. Dick à partir d’aujourd’hui et pour l’éternité.
Ceci EST le futur — vous aimez ? La survie dans les Ruines : pas si mal, en fin de compte, pour la bourgeoisie, ce serviteur docile du Un Pourcent [2]. Des ruines climatisées ! Pas de Ragnarok ! Pas de ravissement ! Pas de fin dramatique ! Une simple et continuelle rediffusion d’émissions TV. 2012 est venu et s’en est allé, et nous sommes toujours les débiteurs d’une quelconque banque anonyme, toujours enchaînés à nos écrans !
La plupart des gens — pour simplement exister — semblent avoir besoin de s’enrober d’une pénombre d’« illusions » (pour citer Nietzsche à nouveau) : le monde continue son petit bonhomme de chemin comme d’habitude ; des jours bons et d’autres moins ; mais, en essence, il n’y a aucune différence entre 10 000 avant notre ère ou 1492 apr. J.-C. ou l’année prochaine. Certains semblent même croire au Progrès, que le Futur résoudra tous nos problèmes, et que même la vie est aujourd’hui meilleure pour nous que pour les gens du 5e siècle. On vit plus longtemps grâce à la science moderne — bien sûrs, nos dernières années ressemblent à un quelconque produit médical dérivé – malades et usés, mais toujours fonctionnels grâce aux machines et aux pilules qui génèrent d’immenses profits pour quelques mégacorporations et sociétés d’assurance. Une nation de « Struldbugs »[3].
En vérité, nous suffoquons dans le bourbier généré par le règne de machines malades sous la Numisphère du Fric. Il y a au moins dix fois plus de fric aujourd’hui qu’il ne serait nécessaire pour acheter la terre entière — et cependant des espèces disparaissent, l’espace lui-même disparaît, la calotte glaciaire fond, l’air et l’eau deviennent toxiques, l’agriculture devient toxique, les paysages sont sacrifiés aux gaz de schiste et aux centres commerciaux et au fascisme du bruit… Mais la Science guérira toutes les maladies qu’elle a engendrées — dans le Futur (dans le « long terme » lorsque nous aurons tous crevé ainsi que le dit Lord Keynes) ; alors, en attendant, nous continuerons à consommer le monde et à le chier comme un vulgaire déchet — car c’est facile, efficace et profitable, et surtout nous aimons ça !
Eh bien, tout ça, c’est un beau paquet de conneries et de clichés gaucho-libéraux, non ? On les a entendus des millions de fois. Bla-bla-bla. Ennuyeux au plus haut point, complètement inutiles. Même si cela était vrai… que faire ? Si nos Saints Leaders ne peuvent ou ne veulent arrêter tout cela, qui le fera ? Dieu ? Satan ? Le « Peuple » ?
Toutes les solutions à la mode à cette crise, de la démocratie électronique à la violence révolutionnaire, du locavorisme[4] à l’énergie solaire, de la régulation des marchés financiers à la Grève Générale — toutes, aussi ridicules ou sublimes soient-elles, dépendent d’un changement radical préliminaire — un déplacement sismique de la conscience humaine. Sans cela, tout espoir de réforme est futile. Et si un tel changement devait survenir, aucune réforme ne serait plus nécessaire. Le monde changerait, simplement. Les baleines seraient sauvées. Plus de guerres. Et ainsi de suite…
Quelle force pourrait (même en théorie) amener un tel changement ? La religion ? En 6 000 ans de religions organisées, les choses n’ont fait qu’empirer. Les drogues psychédéliques dans les réservoirs d’eau ? Le calendrier maya ? La nostalgie ? La terreur ?
Si le désastre est aujourd’hui inévitable, peut-être que le scénario survivaliste s’en suivra et que quelques millions de braves créeront une utopie verte dans les décombres fumants. Mais le capitalisme ne trouvera-t-il pas un moyen de faire des bénéfices sur la Fin du Monde ? Certains disent que c’est déjà le cas. La véritable catastrophe c’est peut-être l’apothéose finale du fétichisme de la marchandise.
Pour le bien de notre argumentation, supposons que ce paradis actuel d’outils et d’alarmes est tout ce dont nous disposons et tout ce que nous aurons. Le capitalisme peut se charger du réchauffement climatique — il peut vendre des bouées et des assurances. Disons que tout est foutu, mais nous avons encore la télévision et Twitter. La Fin de l’Enfance – c’est-à-dire l’enfant en tant que consommateur ultime, fou de marques. Le terrorisme ou le télé-achat — faites votre choix, nous sommes en démocratie.
Depuis la fin du mouvement social historique en 1989 (dernier souffle de ce 20e siècle débuté en 1914), la seule « alternative » au totalitarisme néo-libéral capitaliste qui semble avoir émergé est le néofascisme religieux. Je comprends pourquoi quelqu’un désire devenir un violent bigot fondamentaliste — je sympathise même —, mais ce n’est pas parce que je suis désolé pour les lépreux que je veux en devenir un.
Si j’essaye de conserver une once de mon anti-pessimisme d’antan, je me mets à fantasmer que l’Histoire peut ne pas avoir pris fin ; qu’une forme de Démocratie Verte Sociale et Populaire a pu émerger afin de défier l’autosuffisance des « intérêts du pognon » – quelque chose comme le monarcho-socialisme scandinave des années 1970 – qui rétrospectivement, et jusqu’à aujourd’hui, semble être la forme la plus humaine de l’État qui ait pu être engendrée par le putride trou-de-cul de la Civilisation. (Pensez à Amsterdam dans son âge d’or). Bien sûr, en tant qu’anarchiste je me dois de m’y opposer – mais au moins je m’offre le luxe de croire que, dans une telle situation, l’anarchie aurait pu avoir quelque chance de succès. Même si un tel mouvement devait naître, cependant, nous pouvons être sûrs que cela n’arrivera jamais aux USA ; ni dans le l’empire fantôme du Marxisme. Peut-être en Écosse !
Il peut sembler vain d’attendre une telle renaissance du Social. Il y a de cela des années, beaucoup de radicaux ont abandonné tout espoir de Révolution, et les quelques rares qui y adhèrent encore me font penser à des fanatiques religieux. Il peut être réconfortant de se fondre dans un tel révolutionnisme doctrinaire, comme on se fondrait dans une religion mystique — mais pour moi, du moins, les deux opinions ont perdu toute saveur. À nouveau, j’ai beaucoup de sympathie pour les véritables croyants (moins, cependant, quand ils sombrent dans un fascisme ou un gauchisme autoritaire) — néanmoins, en toute franchise, je suis trop déprimé pour embrasser leurs illusions.
Si le scénario de la Fin des Temps esquissé ci-dessus s’avère, quelles alternatives peuvent alors exister en dehors du suicide ? Après de longues macérations, j’en suis arrivé à trois stratégies :
- L’évasion passive. Gardez profil bas, ne faites pas de vagues. Le capitalisme permet toutes sortes de « styles de vie » (je hais ce terme) — choisissez-en un et essayez de vous amuser. Il vous est même permis de vivre comme un fermier bouseux sans électricité et sans cette infernale combustion[5], tel un refuznik amish séculier. Hum, peut-être pas. Mais au moins vous pouvez flirter avec une telle vie. « Fume un joint, mange du poulet, bois du thé » comme on disait dans les années 1960 au sein de l’Église Maure d’Amérique, notre religion psychédélique. Priez pour qu’ils ne vous chopent pas. Fondez-vous dans une « catégorie permise » comme les néo-hippies ou même les anabaptistes.
- L’évasion active. Dans ce scénario vous essayez de créer les conditions optimales à l’émergence de Zones Autonomes, qu’elles soient temporaires, périodiques ou même (semi-) permanentes. Lorsque j’ai forgé ce terme de Zone Autonome Temporaire (TAZ), en 1984, je le concevais comme un complément à la Révolution — bien que j’étais déjà, pour être honnête, las d’attendre un moment qui semblait nous avoir déjà échappé en 1968. La TAZ devait donner un avant-goût ou une prémonition des libertés réelles : en vérité, vous auriez tenté de vivre comme si la Révolution avait déjà eu lieu, histoire de ne pas mourir avant d’avoir expérimenté la « liberté libre » (ainsi que l’écrivait Rimbaud). Créez votre propre utopie pirate.
Bien sûr, la TAZ peut être aussi brève et simple d’un bon dîner entre amis, mais le véritable autonomiste cherchera à maximiser le potentiel sur une plus longue durée et pour des expériences plus profondes d’une vie vécue authentique. Presque inévitablement, cela impliquera le crime, et il est donc nécessaire de penser comme un criminel, pas comme une victime. Un « Johnson » comme avait l’habitude de dire Burroughs — pas une « merde »[6].
Comment peut-on vivre, et vivre bien, sans Travail, cette malédiction de la classe intellectuelle. L’esclavage du salaire. Si vous avez assez de chance pour devenir un artiste à succès, vous pouvez peut-être atteindre à une relative autonomie sans avoir à contrevenir à une quelconque loi (sauf celle du bon goût, peut-être). Vous pouvez hériter d’un million (plus cela, ce serait une malédiction). Oubliez la morale révolutionnaire — la question ici est de savoir si vous pouvez vous autoriser votre goût pour la liberté. Pour la plupart d’entre nous, le crime ne sera pas un plaisir, mais une nécessité. Les vieux anarcho-illégalistes ont montré la voie : l’expropriation individuelle. Se faire prendre, bien sûr, gâchera tout — mais le risque est l’un des aspects de l’authenticité.
Un des scénarios que j’ai imaginé pour l’évasion active est de se retirer dans une zone rurale reculée avec quelques centaines d’autres libertaires socialistes – assez pour prendre le contrôle du gouvernement local (municipal ou provincial) et d’élire ou de contrôler les shérifs et les juges, les associations de parents d’élèves, le département des pompiers volontaires et même la compagnie de distribution d’eau. Financez le projet par la culture de fantaisies illégales[7] et faites-en le commerce discret. Mettez sur pieds une « Union des Égoïstes » pour le bien commun et les plaisirs extatiques – peut-être sous le couvert de « communes » ou de, même, de monastères, qu’importe ! Jouissez-en tant que cela dure.
Je sais de sources sûres que ce plan est développé actuellement dans plusieurs endroits en Amérique — mais, cela va de soi, je n’en dirai pas plus ici.
Un autre modèle d’évasion individuelle est celui de l’aventurier nomade. Étant donné que le monde semble se transformer en un immense terrain de parkings ou réseau social tentaculaire, je ne suis pas sûr que cette option soit encore ouverte, mais je subodore que cela se pourrait. Le truc serait de voyager là où les touristes ne vont pas — si de tels endroits existent encore — et de se mettre dans des situations fascinantes, mais dangereuses. Par exemple, si j’étais jeune et en bonne santé, je me serais rendu en France afin de prendre part à la TAZ qui s’est développée autour d’un projet d’aéroport[8] — ou en Grèce — ou au Mexique — partout où l’esprit pervers de la rébellion surgit. Le problème ici est bien évidemment l’argent. (Envoyer des statuettes remplies de hasch n’est plus du tout une bonne idée). Comment subvenir à une vie d’aventures ? L’amour trouvera un moyen. Cela n’importe pas tant que ça si on accepte les idéaux de la Place Tahrir[9] ou du Parc Zuccotti[10] — ce qui compte c’est d’y être.
- La vengeance. Je l’appelle la Vengeance de Zarathoustra, car comme l’a dit Nietzsche, la vengeance est peut-être médiocre, mais ce n’est pas rien. On peut jouir de la satisfaction de terrifier les salopards pendant au moins quelques instants. J’ai fermement préconisé le « terrorisme poétique » plutôt que la violence, l’idée étant que l’art pourrait servir d’arme. Aujourd’hui, j’en doute. Mais il se peut que les armes puissent servir d’art. Des marteaux des luddites aux bombes noires des attentats[11], la destruction a pu servir de forme de créativité, pour son propre bénéfice, ou pour des raisons purement esthétiques, sans aucune illusion concernant la révolution. Oscar Wilde rencontre l’acte gratuit[12]: un dandysme du désespoir.
Ce qui me trouble dans cette idée est qu’il semble ici impossible de distinguer l’action des anarcho-nihilistes post-gauchistes de celle des réactionnaires néo-traditionnalistes post-droitistes. Une bombe pourrait tout aussi bien être activée par des fondamentalistes fanatiques — quelle différence cela peut-il bien faire pour les victimes ou les passants innocents ? Faire exploser un labo de nanotechnologie pourrait être l’acte d’un monarchiste désespéré comme celui d’un anarchiste nietzschéen…
Dans un livre récent de Tiqqun (La Théorie du Bloom[13]), il était fascinant de pénétrer soudain dans la constellation de Nietzsche, René Guénon, Julius Evola, et al, comme autant d’exemples d’une critique juste et aiguisée du syndrome de Bloom — c’est-à-dire le progrès en tant qu’illusion. Bien évidemment, la position de l’« au-delà de la gauche et de la droite » a deux versants — un approchant de la gauche, l’autre de la droite. Pour la même raison, la nouvelle droite européenne (Alain de Benoist et son gang) est une grande admiratrice de Guy Debord, de sa critique et non ses propositions. Le post-gauchiste peut aujourd’hui apprécier le traditionalisme comme réaction contre la modernité, tout comme le néo-traditionaliste peut apprécier le Situationnisme. Mais cela ne signifie en aucun cas que les anarchistes post-anarchie sont identiques à des fascistes post-fascisme !
Cela me rappelle la situation dans la France fin-de-siècle[14] qui donna naissance à l’étrange alliance entre les anarchistes et les monarchistes : le Cercle Proudhon, par exemple. Cette conjonction surréaliste eut lieu pour deux raisons : a) chacune des factions haïssait la démocratie libérale, et b) les monarchistes avaient de l’argent. Le mariage donna naissance à une étrange progéniture, comme Georges Sorel ; et Mussolini qui commença sa carrière comme anarchiste individualiste !
Un autre lien entre la gauche et la droite pourrait être analysé comme une forme d’existentialisme : à nouveau Nietzsche en est ici le père fondateur, je pense. Sur la gauche, il y avait des penseurs comme Gide ou Camus ; sur la droite ce vilain illuminé de baron Julius Evola qui poussait ses petits groupuscules à Rome à attaquer le monde moderne — bien que la restauration de la tradition n’était qu’un songe creux — sauf comme acte magique d’auto-création. L’être l’emporte sur l’essence. On ne doit chérir aucun attachement aux résultats. Il ne fait aucun doute que le plaidoyer de Tiqqun pour l’« acte surréaliste parfait » (tirer au hasard au révolver sur une foule « d’innocents passants ») participe de cette forme d’action de désespoir. (Incidemment, je dois confesser que c’est ce genre de choses qui m’a toujours — à mon plus grand regret — empêché d’embrasser le Surréalisme : c’est trop cruel. Je n’admire pas Sade non plus).
Bien sûr, comme nous le savons bien, le problème avec les traditionalistes c’est qu’ils n’ont jamais été assez traditionnels. Ils regardent en arrière vers une civilisation perdue comme « but » à atteindre (la religion, le mysticisme, le monarchisme, l’artisanat…) là où ils auraient dû réaliser que la véritable tradition est celle de « l’anarchie primordiale » de l’Âge de pierre, du tribalisme, de la chasse et de la cueillette, de l’animisme – ce que j’appelle le Front de Libération Néanderthalien. Paul Goodman a utilisé le terme de « Conservatisme Néolithique » pour décrire ce type d’anarchisme — mais « Réaction Paléolithique » pourrait être plus appropriée.
L’autre problème majeur avec la Droite Traditionnaliste c’est que le ton émotionnel même du mouvement est enraciné dans la répression de soi. Ici une simple analyse reichéenne suffit à démontrer que le corps autoritaire reflète une âme endommagée, et que seule l’anarchie est compatible avec une réelle réalisation de soi.
La Nouvelle Droite Européenne qui a émergé dans les années 1990 poursuit sur sa propagande — et ces mecs ne sont pas simplement des nationalistes vulgaires, chauvinistes et antisémites, des brutes homophobes — ce sont des intellectuels et des artistes. Je pense qu’ils sont maléfiques, mais cela ne signifie pas que je les trouve ennuyeux. Ou même à côté de la plaque sur certains points. Eux aussi ils n’aiment pas les nanotechnologues !
Bien que j’ai tenté de faire exploser quelques bombes dans les années 1960 (contre la guerre du Vietnam), je suis heureux qu’elles n’aient pas explosé (la technologie n’a jamais été mon métier[15]). Cela m’évite de me demander si j’aurais pu expérimenter les « scrupules moraux ». Au lieu de cela j’ai choisi la voie du propagandiste et je suis demeuré un activiste dans les médias anarchistes de 1984 à 2004, environ. J’ai collaboré au collectif des éditions Autonomedia ; à l’I.W.W.[16], à la John Henry Mackay Society (des stirnériens de gauche) et au N.Y.C. Libertarian Book Club (fondé par des camarades d’Emma Goldman dont j’en ai connu certains, aujourd’hui morts). J’ai eu un show sur WBAI (Pacifica)[17] pendant 18 ans. J’ai fait des conférences partout en Europe et en Europe de l’est dans les années 1990. J’ai eu du bon temps, merci. Mais l’anarchisme semble encore plus loin maintenant qu’en 1984, ou même en 1958, l’année où je suis devenu un anarchiste en lisant Krazy Kat de George Harriman. Eh bien, être un existentialiste ça veut dire que vous n’avez jamais à dire que vous êtes désolé.
Ces dernières années, dans les cercles anarchistes, est apparue une tendance de « retour » à l’individualisme de Stirner ou de Nietzsche — car, après tout, qui peut encore prendre au sérieux l’anarcho-communisme ou l’anarcho-syndicalisme ? Depuis lors et pendant quelques décades, j’ai adhéré à cette position individualiste (bien que celle-ci soit tempérée par mon admiration pour Charles Fourier et certains « anarchistes spiritualistes » comme Gustave Landauer[18]). Je trouve cette tendance très agréable.
Les « anarchistes verts » et les néo-primitivistes anti-civilisation semblent (du moins certains d’entre eux) se diriger vers un nouveau pôle d’attraction : le nihilisme. Peut-être que l’étiquette de néo-nihilisme collerait mieux, car bien que cette tendance ne se contente pas de répliquer le nihilisme des narodniks russes ou des terroristes français des années 1890 à 1912, les nouveaux nihilistes considèrent les anciens comme leurs précurseurs. Je partage leur critique — que je pense, en fait, avoir reflété très largement dans cet essai : le désespoir créatif, appelons ça comme ça. Ce que je ne comprends cependant pas c’est leur proposition — s’ils en ont réellement une. Après tout, « Que faire ? »[19] était à l’origine un slogan nihiliste avant que Lénine ne s’en empare. Je suppose que mon option 1), évasion passive, ne collerait pas à l’agenda, tout comme l’évasion active qui avec son suffixe en « isme »[20] implique une forme non seulement d’idéologie, mais aussi d’action.
Quel est l’aboutissement logique du cours de cette pensée ?
En tant qu’animiste, j’expérimente le monde (en dehors de la civilisation) comme étant essentiellement sensible. La mort de Dieu signifie la renaissance des dieux, ainsi que Nietzsche le sous-entendait dans sa dernière lettre « folle » de Turin — la résurrection du Grand Dieu Pan — Éros, Chaos, Gaïa et la Vieille Nuit, ainsi qu’Hésiode l’appelle — Anarchisme Ontologique, Désir, la Vie et les Ténèbres de la révolte et de la négation — tous me semblent aussi réels qu’ils ont besoin de l’être.
J’adhère toujours à une certaine forme d’anarchisme spirituel – mais comme une hérésie et un paganisme, pas comme une orthodoxie et un monothéisme. J’ai un grand respect pour Dorothy Day — son écriture m’a influencé dans les années 1960 — et pour Ivan Illich que j’ai connu personnellement — mais à la fin je ne peux plus gérer la dissonance cognitive entre l’anarchisme et le Pape ! Néanmoins, je peux croire en la repaganisation du monothéisme. Je tiens à cette tradition païenne, car je ressens l’univers comme vivant et non comme une « matière morte ». En tant que vieux psychédéliciste, j’ai toujours pensé que la matière et l’esprit sont identiques, et que ce simple fait légitime ce que la théorie appelle le « Désir ».
De ce point de vue, la phrase « révolution de la vie de tous les jours » semble encore avoir une certaine validité — selon les termes exposés dans la seconde option, l’évasion active ou la TAZ, ainsi que dans ceux exposés dans la troisième option – la vengeance de Zarathoustra. Cela semble même une voie possible pour un nouveau nihilisme, du moins dans une perspective philosophique. Mais puisque je suis incapable de la défendre, je laisse la question ouverte.
Mais ici — je le pense — est le point où, à la fois, je rencontre et diverge du nouveau nihilisme. Moi aussi je pense que le Capitalisme Prédateur a gagné et qu’aucune révolution n’est possible dans le sens classique du terme. Mais, d’une certaine manière, je ne peux me résoudre à me positionner « contre tout ». Au sein de la Zone Autonome Temporaire, il semble encore persister une possibilité de « vie authentique », ne fut-ce que pour un bref instant — et si cette position ne se résume qu’à une simple évasion, alors soyons un Houdini. Le nouveau regain d’intérêt pour l’individualisme est évidemment une réponse à la Mort du Social. Mais ce nouveau nihilisme implique-t-il également la mort de l’individu et de l’« union des égoïstes » ou des esprits libres nietzschéens ? Dans mes bons jours, je ne le pense pas.
Peu importe laquelle des trois voies l’on prend (ou d’autres), il me semble que la chose essentielle est de ne pas sombrer dans l’apathie. Peu importe la dépression que nous devrons accepter, la rage impuissante que nous devrons accepter, le pessimisme révolutionnaire que nous devrons accepter, mais, ainsi que l’a écrit e. e. cummings (poète anarchiste), il y aura toujours une certaine merde que nous n’accepterons pas de bouffer[21], à moins de devenir simplement l’ennemi naturel.
Je ne peux pas continuer, je dois y aller et continuer à cultiver des boutons de rose, et même quelques plaisirs égoïstes, tant qu’il reste encore quelques oiseaux et quelques fleurs. Qui sait, l’amour lui-même n’est pas chose impossible…
Plus sur le sujet :
Le Nouveau Nihilisme, Peter Lamborn Wilson, a.ka. Hakim Bey.
Source : The Anvil Review.
Traduction française : Spartakus FreeMann au nadir de Libertalia, août 2016 e. v.
Publié sur Anarchisme Ontologique le 25 août 2016.
Notes
[1] Le mouvement Occupy Wall Street a débuté le 17 septembre 2011 pour dénoncer les abus de la finance internationale.
« Ce que nous avons tous en commun, c’est que nous sommes les 99 % qui ne tolèrent plus l’avidité et la corruption des 1 % restant. »
OccupyWallSt.org.
[2] Voir note 1.
[3] Dans les Voyages de Gulliver de Jonathan Swift ce sont des êtres immortels mais vieillissants.
[4] Le locavorisme est un mouvement prônant la consommation de nourriture produite dans un rayon allant de 100 à 250 kilomètres autour de son domicile. On nomme locavore une personne qui adhère au locavorisme.
[5] Les amishes considèrent toute technologie comme un produit du diable ; la combustion infernale se réfère ici au moteur à combustion.
[6] Cf. William S. Burroughs et son The Place of Dead Roads, livre dans lequel il décrit les Johnson comme de bons voleurs, ayant un code de conduite et d’honneur. A contrario, les « Shits », merdes en français, sont des incapables, des jeanfoutres. « Une fois que vous avez pris les armes contre un tas de merde, il n’y a pas de retour en arrière. Baissez les armes et ils vous tuent » (The Johnson Family, 77).
[7] H.B. utilise ici un terme latin « phantastice » qui vient du latin phantasticus, et que l’on traduit par « imaginaire », « irréel » et qui fait référence aux substances psychotropes dans l’esprit de l’auteur.
[8] H.B. parle ici du projet bien connu de l’aéroport international de Notre-Dame-des-Landes auquel s’opposent des militants écolos et locaux ainsi que divers mouvements politiques/sociaux contestataires. Il ne s’agit, à proprement parlé, pas d’une TAZ, mais d’une ZAD, une « zone à défendre », forme de squat politique.
[9] Place de la libération au Caire, en Egypte, qui a vu lors de la révolution de 2011 dans ce pays, se constituer une forme de TAZ libertaire et autogérée.
[10] Le 17 septembre 2011, les manifestants du mouvement Occupy Wall Street utilisent ce parc comme campement.
[11] En français dans le texte.
[12] En français dans le texte.
[13] Théorie du Bloom, éditions La Fabrique, 2004 (ISBN 2-91337-239-2)
[14] En français dans le texte.
[15] En français dans le texte.
[16] Industrial Workers of the World qui est un syndicat international fondé aux États-Unis en 1905 dont le siège actuel se trouve à Chicago.
[17] Station de radio newyorkaise libertaire et autonome.
[18] Né le 7 avril 1870 et mort le 2 mai 1919 à Munich, il était un anarchiste et révolutionnaire allemand, et principal théoricien du socialisme libertaire en Allemagne.
[19] Que faire ? sous-titré Questions brûlantes de notre mouvement est le titre d’un traité politique de Lénine.
[20] Dans la version originale, H.B. parle d’« active escapism » que l’on ne pourrait rendre en français que par évasionisme actif qui est un néologisme assez laid, convenons-en. Nous gardons donc la traduction d’« escapism » par « évasion ».
[21] La version originale est tirée du poème « i sing of Olaf glad and big » : « there is some shit i will not eat » – « il y a une merde que je ne boufferai pas ».
Edward Estlin Cummings, plus connu sous le diminutif de « e. e. cummings » (né le 14 octobre 1894 – mort le 3 septembre 1962), est un poète, écrivain et peintre américain. Son œuvre est composée de plus de deux mille neuf cents poèmes, de quelques pièces, d’essais, et de deux nouvelles ainsi que de nombreux dessins, esquisses et peintures. Il est connu pour son emploi très atypique des majuscules et des règles de ponctuation.