Le Très Haut Lunaire par Pierre Geyraud.
Je me promenais délicieusement, par une limpide nuit de juin, dans le bois du Meudon. Comme il est, de tous les bois environnant Paris, le moins éloigné de mon domicile, c’est à lui de préférence que je demande parfois do répondra à mon amour de la nature et de la route. Et voici que l’intense déroulement des confidences, échangées tout au long de ma flânerie avec les étoiles familières, les branches aux aguets, l’ombre vivante et le sol gorgé de frémissements contenus, m’avait conduit près d’un retrait que j’aime : la clairière aux mégalithes.
Mais quoi ? Ces bruits étranges, que filtraient les feuillages, c’étaient bien des chuchotements et des chants… ? Et ces lueurs, par delà les fourrés, c’étaient bien des flammes, comme dans les feux de camp que j’ai connus au fond des bois… ? Je hâtais le pas. Dans une allée, des voitures automobiles étaient alignées. Et soudain, entra deux troncs noirs, celle étrange scène m’assaillit les yeux.
Secouant leurs aigrettes d’étincelles, des flammes dansaient et se déhanchaient, rouges et blanches, crépitantes et joyeuses, sur leur estrade de rondins et de braise. Des éclats blancs et fauves, par pans de lumière, giflaient les menhirs, s’accrochaient aux hautes ramures, frôlaient l’herbe en courant, fourrageaient entre les pierres rondes des dolmens, se rétractaient vile, et s’éparpillaient à nouveau. Et, immobile ou grouillante en ce décor hallucinant, une petite foule s’agitait, par groupes, parlant, chantant, tournant en farandole… La flamme éclairait les visages d’hommes et de femmes, les vestons et les décolletés, les manchettes et les bracelets. Que venaient donc faire là, parmi ces pierres celtiques, ces citadins qui n’étaient ni des campeurs ni des fêtards ?
Je questionnai l’un d’eux. Il fut d’abord évasif, puis, harcelé, me répondit :
— C’est pour la Saint-Jean… Mais nous préférerions être seuls…
Je ne partis pas : le bois est à tout le monde. Mais je restai à l’écart, pour ne pas déranger ces gens — une soixantaine, peut-être — qui célébraient ainsi, avec une certaine gravité, le rite solsticial du feu. Se tenant par la main, ils tournaient autour de la flamme, d’une allure lente, puis précipitée, en marmonnant je ne sais quoi. L’un d’eux, pareil aux chorèges antiques, lançait à haute voix les exclamations et les rythmes qui donnaient du regain aux tournoiements. Je dévisageai ces officiants de tous âges. Soudain, je reconnus l’un d’eux : un alchimiste rencontré quelques mois auparavant, au cours d’une enquête sur la magie contemporaine…
Et je me rappelai tout à coup qu’à chaque solstice, des Sociétés Secrètes de Paris se rassemblent précautionneusement, sur les collines boisées de Seine et do Seine-et-Oise, autour des pierres druidiques érigées çà et là. Elles reprennent, en ces phases cruciales de la vie du Soleil, les rites multimillénaires, préhistoriques, par quoi l’Homme aide l’Astre à doubler les caps d’angoisse, et se libère lui-même des esprits hostiles.
C’est ainsi qu’une innocente courtiserie nocturne de la nature me mit inopinément sur la piste d’une étonnante Société Secrète.
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— Vous avez tort du vous en mêler, m’a dit un Bruxellois qui les touche de très près. Ils sont très puissants et très dangereux.
— Très dangereux ? De quelle manière ?
— De toutes manières ! Par leurs pouvoirs magiques. Par leurs hautes relations politiques. Par leurs gens à tout faire, grassement payés…
— Je ne leur veux pas de mal : je veux seulement m’instruire. Je ne révélerai pas leurs noms, surtout pas « quelques amis que j’ai dans la P. J. et au Ministère de l’Intérieur ». Mais, par contre, mes précautions sont prises. Toutes mes précautions : préventives, et, s’il y a lieu, répressives…
— Prenez garde…
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Le T. H. L. est une Société luciférienne. Oh ! pas une de ces Sociétés Secrètes érotiques de faible imagination, qui en sont restées à la messe noire, comme celles de la rue Buffon, du la rue Champollion, du quartier Saint-Sulpice ou de Vaugirard… Quelque chose de plus sérieux ! II a choisi son centre à proximité de l’église Saint-Merri, parce que, sur le portail principal du celle église, à la place d’honneur, au sommet des voussures ornées de Martyrs, de Vierges et de Confesseurs, est accroupi, entre deux Anges qui l’encensent, un Baphomet. Un Baphomet, c’est-à-dire un Satan cornu aux oreilles de bouc, aux seins de femme, aux jambes velues croisées sur un crâne.
Le Pape noir de la secte est, comme les autres dirigeants, alchimiste ; nul ne sait son adresse. Il y a là un éditeur de la rive gauche, un journaliste réputé, un banquier, un artiste-dessinateur, deux jeunes femmes ; et bien d’autres encore, mais qui sont de simples exécutants.
Les néophytes reçoivent leur affiliation chez un chef de section, qui demeure près de la place d’Italie. Une des pièces de son appariement est aménagée en occultum, c’est-à-dire en loge secrète. Au deuxième degré, les affiliés sont reçus chez un autre chef, rue de Crussol. Il y a là un petit oratoire luciférien, tendu de bleu, avec des broderies et des pentacles. Au troisième et dernier degré, les initiés se réunissent dans l’occullum principal, rue Chapon, précisément dans la paroisse Saint-Merri. La salle est tendue de rouge. Le Baphomet grimace derrière des rideaux rouges. Dans une cage, des crapauds, « animaux sataniques ». Là se fait renseignement suprême, basé sur les livres de Fulcanelli (Les Mystères des Cathédrales), de Schwaller de Lubitcz (Adam, l’Homme Rouge), du Lotus de Païni (La Magie et le Mystère de la Femme) et de Crowley.
De Crowley ! Ce nom situera la secte qui s’en réclame, quand on saura qu’Aleister Crowley, appelé aussi Gregor, comte Svareff, cousin de Lord Crewe, mêlé à des affaires d’espionnage en Amérique et en Allemagne, expulsé d’Italie en 1923 pour « sorcellerie criminelle » pratiquée dans son « Abbaye » de Cefalù (Sicile), où il s’appelait apocalyptiquement To Mega Therion 666 (la Grande bête 666), s’intitule lui-même le « Très-Saint, Très-Illustre, Très-Illuminé et Très-Puissant Baphomet XI ». Il est d’ailleurs bien d’autres choses. Aidé de Sir George Macnie Cowie, « Très-Illustre et Très-Illuminé Pontife et Epopte de l’Aréopage du VIII° degré de l’Ordo Templi Orientalis, Grand Trésorier Général, Gardien du Livre d’Or », il se dit, quant à lui, « Rex Summus Sanctissimus des 33°, 90°, 95°, Souverain Grand-Maître des États-Unis d’Amérique, Grand-Maître d’Irlande, d’Ecosse et de Grande-Bretagne, Grand-Maître des Chevaliers du Saint-Esprit, Souverain Grand Commandeur de l’Ordre du Temple, Très-Sage Souverain de l’Ordre de la Rose-Croix, Grand Zorobabel de l’Ordre du Saint Royal Arc d’Enoch », etc., etc., etc. Il est le fondateur de ces sociétés secrètes berlinoises que les Nazis ont récemment dissoutes : Saturnus, Gnosis… Il est surtout « Grand-Maître Général National ad vitam de l’Ordo Templi Orientalis ». Il a été expulsé de France en 1929 pour espionnage, et il s’est suicidé en mer, à Lisbonne, en 1930. (Du moins, c’est ce que disent ses amis. En réalité, il ne s’agissait que d’un suicide simulé. Depuis, Crowley s’est fait expulser d’Allemagne. Et, ces derniers temps, on l’a revu à Paris.)
Ainsi munis d’une doctrine, que font les adeptes du T. H. L. ? De la haute magie. Dans l’occullum de la rue Chapon, parfois, ils effectuent de la magie cérémonielle en l’honneur de Lucifer. Ils sont alors revêtus de maillots noirs collants, échancrés en bas. (Le moment est venu de dire que T. H. L. signifie Très-Haut Lunaire ; l’astre des nuits est, dit-on, luciférien.) Ils se prosternent ainsi devant le Baphomet. Ils réalisent des « éclatements de pierres magnétiques » et captent, à des fins merveilleuses, le fluide magique qui se dégage des accouplements.
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C’est précisément à ces étranges pouvoirs que j’ai été en butte, paraît-il. Car, si certains éléments du T. H. L. étaient assez bien disposés à mon égard pour me renseigner — sous la promesse, que je tiendrai, de ne rien dire qui puisse faire du tort à qui que ce soit — d’autres se sont montrés violemment hostiles.
Après tout, disaient-ils, il n’a qu’à se faire initier régulièrement.
Les menaces indirectes n’ayant pas refroidi ma curiosité, on recourut à l’envoûtement.
Pas à l’envoûtement vieille manière ! Se procurer des cheveux, ou des rognures d’ongles, ou des fils de vêlement, ou une photographie de la future victime, l’incorporer à une sorte de poupée aussi ressemblante que possible (le voult, la dagyde), et larder celle image de coups d’épingles ou de canif en disant : « Crève ! Crève ! » pour que meure au même moment celui qu’elle représente, c’est vieux jeu ! Placer ce voult dans une machine pneumatique, faire progressivement le vide, pour que la victime périsse de suffocation, c’est déjà mieux ! Mais le T. H. L. est plus puissant. Il sait utiliser les forces magiques étonnantes que déclenche, paraît-il — comment m’exprimer ? — certain synchronisme physiologique. Il produit ces forces au cours de séances à participation collective, et le Pape Noir les capte et les dirige, soit bénéfiquement sur le voult d’un protégé, soit maléfiquement sur l’image d’un ennemi.
— Méfiez-vous, me disaient certains amis. Ne laissez pas traîner des spécimens de votre écriture… Chez le coiffeur, exigez que les bouts coupés de vos cheveux soient détruits sur-le-champ… Évitez qu’on s’approche trop de vous pour prélever une goutte de votre sang par une piqûre insensible, comme cela s’est pratique il y a quelques années, dans le Métro, vous vous en souvenez ?
— Quoi ? c’était pour des envoûtements ?
— Oui, et aussi pour créer des êtres vivants. Le sang féminin ainsi prélevé, on le chauffait sur du feu de bois, parmi certains parfums secrets, dans une pièce obscure, et on le mélangeait magiquement à de la semence virile. Il en résultait de jolis êtres de volupté, les Ephialtes… Les tribunaux ont été saisis de l’affaire, en son temps. Mais quant à vous, méfiez-vous ! Vous avez tort d’en rire ! Mettez un morceau de charbon sous votre lit ! Et aussi constituez, dans votre chambre à coucher, un quadrilatère protecteur ; tracez aux quatre murs, à l’encre bleue et à l’encre jaune, quatre sceaux de Salomon…
J’allais, de temps à autre, sous un prétexte quelconque, m’entretenir avec l’un ou l’autre de mes envoûteurs. Nous affections, eux et moi, do tout ignorer de leurs représailles. C’était délicieux. L’envoûtement par la chaîne magique, puis par le procédé spécial (en présence de je ne sais quelle dagyde constituée à mon image), ne m’ayant pas ôté la vie, j’en profilait pour faire une visite de curiosité, en alléguant je ne sais plus quoi, à celle qui s’était prêtée plus particulièrement à cet… exercice, magique. Ce fut facile : elle ne m’avait jamais vu.
Nous ne parlâmes pas du T. H. L. évidemment.
C’est une brunette au teint mat, assez petite, au visage mince, aux traits réguliers, aux jolis yeux un peu mélancoliques. Elle est fort gentille et douce.
Ces envoûteurs ont bon goût.
Plus sur le sujet :
Pierre Geyraud, Les sociétés secrètes de Paris, Le Très Haut Lunaire, pages 112-118, Emile-Paul Frères, Paris, 1939.
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