La Gnose et la Cathédrale de Chartres

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La Gnose et la Cathédrale de Chartres par Fabre des Essarts

Il y a dans l’accomplissement des grandes Ɠuvres de l’homme, de mystĂ©rieuses poussĂ©es auxquelles il ne saurait se soustraire.

Le travail surgit sous l’effort, prodigieux d’audace, superbe d’harmonie et d’unitĂ©, admiration des siĂšcles qui passent devant lui.

C’est qu’une pensĂ©e une, immensĂ©ment une, prĂ©side toujours Ă  de telles Ɠuvres, et que cette pensĂ©e vient d’En Haut.

C’est le cas de la plupart des cathĂ©drales du Moyen-Ăąge, et plus particuliĂšrement de Notre-Dame de Chartres, Ă  la genĂšse de laquelle nous allons faire assister nos lecteurs.

Sur le point le plus Ă©levĂ© de la citĂ© des Carnutes, Ă  laquelle les Romains avaient donnĂ© le nom d’Austricun, dĂ©rivĂ© de celui d’Autura qui dĂ©signait la si pittoresque petite riviĂšre qu’aujourd’hui nous appelons l’Eure, se trouvait, au dĂ©but de l’ùre chrĂ©tienne, une grotte sacrĂ©e oĂč les vieux druides honoraient la vierge qui devait enfanter : Virgo paritura [1]. On y rendait aussi un culte Ă  TeutatĂšs, qui n’est peut-ĂȘtre que la forme trine du Thot Ă©gyptien, Thot-HermĂšs, le trois fois Thot, le trois fois trĂšs-grand, autrement dit le Dieu TrismĂ©giste.

Or, quelle est cette vierge qui doit enfanter ?

Un gnostique averti n’a pas de peine Ă  y reconnaĂźtre notre Paraclet, Notre-Dame le Saint-Esprit, cette divine Vierge de LumiĂšre qui enfantera le salut de l’HumanitĂ© et aura parfait la rĂ©alisation de l’Adam-KadmĂŽn 2.

Rien d’étonnant qu’elle eut pour parĂšdre le Dieu tout-puissant dont le Tau est l’emblĂšme hiĂ©ratique : Thot= Tau.

Comment ces notions de haute science Ă©taient-elles parvenues des antiques sanctuaires d’Égypte au pays des Carnutes ?

Si les druides ne nous avaient pas aussi jalousement cachĂ© leur histoire, nous le saurions. Mais il faut se rĂ©signer Ă  l’ignorer Ă  jamais.

Lorsque les prĂȘtres chrĂ©tiens Ă©vangĂ©lisĂšrent la citĂ© carnute 3, ils dĂ©clarĂšrent que la vierge fĂ©conde n’était autre que Marie de Nazareth, l’humble mĂšre du Christ, et une premiĂšre chapelle chrĂ©tienne s’édifia sur la grotte druidique.

Cette construction, de dimensions apparemment exiguĂ«s, fut brĂ»lĂ©e en 743 par Hunald, duc d’Aquitaine. Une autre la remplaça qui fut Ă  son tour incendiĂ©e en 858 par des pirates danois. L’évĂȘque Gislebert construisit une nouvelle Ă©glise sur un plus vaste plan.

Mais il semblait que l’ñme druidique eut vouĂ© la demeure des dieux nouveaux au fĂ©roce Tarann, le dieu du feu destructeur. L’église de Gislebert fut Ă  demi dĂ©vorĂ©e par les flammes en 962 ; l’incendie de 1020 en fit un tas de ruines.

Sous l’évĂȘque Fulbert, le vieux phĂ©nix de pierre renaquit une fois de plus de ses cendres. Ce riche et gĂ©nĂ©reux prĂ©lat rĂ©alisa une cathĂ©drale d’une beautĂ© et d’une grandeur extraordinaires et il la laissa Ă  peu prĂšs achevĂ©e, lorsqu’il mourut en 1028 4.

Mais, en 1194, un sinistre plus terrible que tous les autres Ă©clata, qui transforma les charpentes en effroyable brasier, renversa la plupart des maĂźtres-murs et fit ruisseler en flots de lave ardente le plomb de la toiture et le verre des fenĂȘtres 5.

Il Ă©tait Ă©crit que l’Éon protecteur de l’ñme de la vieille cathĂ©drale finirait par triompher du KakodĂ©mon qui, depuis tant de siĂšcles, s’acharnait aprĂšs elle. L’incendie Ă©tait Ă  peine Ă©teint que maĂźtres-maçons, tailleurs de pierres, charpentiers, verriers et imagiers, se mirent Ă  l’Ɠuvre.

Et bientĂŽt sur toutes ces ruines, puissamment, patiemment, avec la vigueur de sĂšve qui fait sortir du sol l’arbre qui deviendra un jour la forĂȘt, commença Ă  s’élever cette merveille de l’art Constructif en France, cette incomparable basilique de Chartres que les plus insensibles ne visitent pas sans un frisson au cƓur.

L’un de ces dimanches, accompagnĂ© d’un jeune et savant archĂ©ologue, le cathĂ©dralisant Marcel Helli, Ă  qui je dois de mieux connaĂźtre les secrets de l’art gothique, je me suis donnĂ© le rĂ©gal mystique d’y passer ma journĂ©e entiĂšre.

J’ai vu l’aurore pĂ©nĂ©trer doucement Ă  travers ses somptueux vitraux et la baigner graduellement d’une lumiĂšre tendre et veloutĂ©e, image de la descente de la Sophia cĂ©leste en l’ñme du Parfait, puis le grand jour faire Ă©clater les maĂźtresses-verriĂšres de l’abside et du chƓur dans une triomphante fanfare de toutes les couleurs du prisme, Ă©vocatrice de l’ascension de l’ñme rĂ©dimĂ©e vers les cimes plĂ©romatiques.

J’ai assistĂ© Ă  la grand-messe : les dalmatiques de moire et de brocard, la chasuble brodĂ©e d’or, les chapes Ă©tincelantes, ont rayonnĂ© Ă  leur tour dans la clartĂ© des cierges et les enivrantes fumĂ©es de l’encens, me rappelant les hiĂ©rophanies de nos anciens rites, et j’ai frĂ©mi d’un saint Ă©moi, dĂ©plorant toutefois la disparition du grand aigle johannite dont les deux choristes, isolĂ©s au milieu du chƓur, semblaient tristement souligner l’absence.

Le majestueux plein chant, dans sa toute puretĂ©, affranchi de ces placages de morceaux d’opĂ©ras et de ces musiques plaisantines qui font rage en nos Ă©glises parisiennes, m’a divinement bercĂ© et l’adaptation de ces religieux accords se faisait d’elle-mĂȘme en ma pensĂ©e aux paroles du rituel Valentinien :

Victoriam Pleromatis

Celebremus gratiĂŠ ;

Charitatem majestatis

Adoremus gloriĂŠ;

Æonibus beatis

Sit hymnus lĂŠtitiĂŠ !

Puis le soleil descendit, embrasant la rose et les trois symboliques fenĂȘtres du portail royal, admirable quaternaire reprĂ©sentant le ThĂ©os Agnostos, le Dieu surexistant, manifestĂ© en PĂšre, Fils et Esprit.

Puis la nuit vint silencieuse et profonde. Et ce fut une immense forĂȘt que n’éclairait plus, çà et lĂ , que quelque vague vitrail suintant mĂ©lancoliquement une lueur violĂątre, et oĂč vacillait le pĂąle lumignon de l’edituus qui m’accompagnait vers la porte en me murmurant les louanges de sa sublime cathĂ©drale.

Et j’eus l’impression de ce chaos primordial oĂč se jouait le Rayon cĂ©leste parmi la confusion des formes encore inĂ©veillĂ©es. Ils avaient certainement dans les yeux la vision de l’Orient – berceau de la Sainte Gnose – les bĂątisseurs de Notre-Dame de Chartres. Comment autrement expliquer qu’ils aient placĂ© Ă  la porte centrale du porche royal cette Ă©nigmatique figure de reine ou de sainte, au sourire de sphinx, et, Ă  la porte de droite, cette statue non moins Ă©nigmatique et d’une aussi troublante beautĂ©, tenant en main un phylactĂšre ?

D’oĂč sont venus ces divers rois assyriens, coiffĂ©s de la tiare orientale, qui se voient aux voussures du mĂȘme porche et que l’on retrouve sur divers autres points de l’édifice ? L’espĂšce de vestibule qui fait suite au porche royal et qui constituait autrefois le narthex, avant le dĂ©placement de la façade, est lui-mĂȘme dĂ©corĂ© de colonnes Ă  chapiteaux assyriens. Les vitraux eux aussi, ces vitraux uniques au monde, qui sont une des gloires de Notre-Dame, portent sur leurs panneaux quelques-unes de ces tĂȘtes hiĂ©ratiques, chĂšres Ă  l’Orient, dont le regard inquiĂ©tait si profondĂ©ment le bon Huysmans.

La Gnose et la Cathédrale de Chartres EzoOccult
Labyrinthe the la cathédrale de Chartes

IndĂ©pendamment des figures sphingiennes que nous avons vues au porche royal, l’Égypte a fourni un autre apport. Je veux parler de cette disposition spĂ©ciale qui montre, aux porches nord et sud, une sĂ©rie d’entrecolonnements unis par de simples plates-bandes.

Regardez ces deux porches par la tranche transversale, situĂ©e immĂ©diatement au-dessus de l’escalier, et dites-moi s’il ne vous semble pas contempler une des nefs des temples hypostyles de Karnak ou DendĂ©rah.

Cette cathĂ©drale, oĂč partout semble flotter l’ñme gnostique, depuis ces huit clochers dressant vers les cieux l’inĂ©branlable symbole de la divine Ogdoade, jusqu’à ce curieux labyrinthe tracĂ© sur le pavĂ© de la grande nef qui rappelle manifestement le double voyage de Sophia, — catabole et anastase – Ă  travers les Éons, cette cathĂ©drale, dis-je, est plus impĂ©rissable que toutes les autres. La grande Puissance, qui voulait qu’elle fĂ»t, a imposĂ© Ă  ses constructeurs remploi d’une pierre extraordinairement compacte et dure. Le marteau des vandales s’y est brisĂ©. Quant aux vitraux, Ă  part quelques rĂ©parations nĂ©cessaires, ils sont demeurĂ©s Ă  peu prĂšs tels qu’ils Ă©taient au 13e siĂšcle. Une miraculeuse sauvegarde est visible.

C’est miracle aussi que le pavĂ© n’ait point Ă©tĂ© profanĂ© par l’installation de quelqu’un de ces abominables calorifĂšres qui sont la honte de presque toutes nos cathĂ©drales, et que la lumiĂšre Ă©lectrique ne souille point ce lieu bĂ©ni entre tous de sa vilaine et malfaisante clartĂ©.

Il y a bien cette immense machine à roulettes que les sacristains charrient le dimanche devant la table de communion pour la célébration de la messe des tard-levés. Mais ce ridicule accessoire ne trouble que quelques instants la solennelle gravité de la basilique, car, dÚs que la messe est dite, le buffet-roulant, tout confus, regagne le coin sombre qui lui est destiné.

Que dire du groupe de l’Assomption, dressĂ© par Bridan, au-dessus du maĂźtre-autel, et des huit bas-reliefs encastrĂ©s dans les entrecolonnements du chƓur ? Ces sculptures, quelle qu’en soit la beautĂ©, font certes un Ă©trange disparate en cette chĂšre basilique oĂč tout s’harmonise si glorieusement. Mais un bon gnostique peut-ĂȘtre doit-il applaudir Ă  la prĂ©sence de cette vierge si belle, si aimable, si attirante, de lignes si esthĂ©tiquement pures, d’expression si passionnĂ©ment idĂ©ale. C’est bien encore la Vierge de lumiĂšre, la mĂšre du Saint Amour, nous conviant au mystĂšre des cĂ©lestes voluptĂ©s dont cet alliciant sourire nous donne la dĂ©licieuse prĂ©libation.

Que de pages je voudrais consacrer Ă  cette fĂ©erique clĂŽture du chƓur ! Mais c’est avec une plume prise Ă  une aile d’ange qu’il le faudrait faire. Admirons et taisons-nous. Bornons-nous Ă  observer que Jean Soulas, qui sculpta les premiers groupes de la sĂ©rie (1519-1525), avait certainement, lui aussi, des attaches gnostiques, puisqu’il n’a pas craint de puiser ses inspirations dans les Évangiles apocryphes.

Terminons en disant de la cathĂ©drale de Chartres ce que les Romains du grand siĂšcle disaient de la GrĂšce :

« Tola nostra est ! »

Plus sur le sujet :

La Gnose et la Cathédrale de Chartres, FABRE DES ESSARTS.

In La Nouvelle Revue, juillet 1910, tome 16.
Illustration : Harmonia Amanda [CC BY-SA 3.0], via Wikimedia Commons

Fabre des Essarts fut le Patriarche de l’Eglise gnostique de France Ă  la suite de Jules Doinel dont l’Ă©glise gnostique chaote est dans la descendance.

Notes :

[1] Dans son trĂšs savant et trĂšs intĂ©ressant volume sur la CathĂ©drale de Chartres, publiĂ© rĂ©cemment par la librairie Laurens, M. RenĂ© Merlet conteste l’origine druidique, de ce qu’il appelle le culte chartrain, sous prĂ©texte que les druides rĂ©pugnaient Ă  la reprĂ©sentation de leurs divinitĂ©s.

Mais cette observation n’infirme en rien, du moins quant au fond, la valeur d’une tradition aussi ancienne que respectable.

Autant dire que les protestants n’honorent pas le Christ parce qu’il n’y a pas de crucifix dans leurs temples.

[2] Rappelons une lĂ©gende romaine relative Ă  la fondation de l’église Ste-Marie in Ara Coeli. Dans le temple de Jupiter Capitolin, l’empereur Auguste vit le ciel ouvert et sur l’autel, an milieu d’un cercle d’or, une vierge tenant un enfant dans ses bras. Une voix disait : « Haec ara filii dei est. Â»

Dans un recueil de Cancellieri, Notte e festa di Natale, on lit : « Le temple de la Paix fut construit par Auguste en mĂ©moire de la paix donnĂ©e au monde par la victoire d’Actium.

Lorsqu’il fut achevĂ©, l’empereur, dĂ©sireux de savoir combien il subsisterait, consulta l’oracle qui rĂ©pondit : « Quoadusque virgo pariat… Â».

Les Romains reçurent ces paroles comme une promesse d’immortalitĂ©, mais lorque le Sauveur naquit Ă  Bethlehem, l’édifice s’écroula et demeura depuis enseveli sous ses ruines. »

(Cité par Bourassé, Les plus belles Eglises du monde, Rubrique de Chartres.)

[3] M. Merlet pense que le christianisme ne fit pas son apparition Ă  Chartres avant le IIIe siĂšcle. Mais pourquoi le culte druidique n’aurait-il pas subsistĂ© au fond de la grotte jusqu’à l’arrivĂ©e des apĂŽtres chrĂ©tiens ?

[4] H. Meriot, op. cit.

[5] Observons que les deux clochers de la façade occidentale, ainsi que trois portes qui avaient Ă©tĂ© rĂ©cemment transportĂ©es, pierre Ă  pierre, du fond du narthex, Ă  l’entrĂ©e de cette façade, eurent peu Ă  souffrir de cet incendie.

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