L’abbé Boullan raconté par lui-même

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L’abbé Boullan raconté par lui-même. Manuscrits d’un défroqué – La messe noire – Cabales de kabbalistes – Empoisonnement télépathique – « je m’envoûtiste ».

Les polémiques entre spirites, mages, théosophes, occultistes et kabbalistes, au sujet de la mort de l’abbé Boullan, vont-elles recommencer de plus belle ?

On annonce la publication prochaine des manuscrits du célèbre excommunié, par les soins de sa légataire, Mme Lucie Grange, ancienne secrétaire d’Émile de Girardin, et présentement directrice de la revue néo-spiritualiste la Lumière.

L’abbé Boullan ? Un célébrateur de messes noires, à la gloire de Satan, ont dit les uns ; une âme chaste et pure, digne habitacle de saint Jean en personne, ont proclamé les autres. Quoi qu’il en soit, quand il mourut, presque subitement, à soixante-huit ans, le 4 janvier dernier, les spirites accusèrent les mages de l’avoir « envoûté », c’est-à-dire tué à distance par de diaboliques maléfices. Et il faillit en résulter deux duels à bout portant.

Nous avons eu la faveur quasi-céleste d’interroger, à ce propos, Mme Lucie Grange elle-même, alias le médium Hab, et dussions-nous attiser de nouvelles imprécations dans ce monde où ne paraît pas régner « l’esprit » de concorde et de mansuétude, voici, d’après ses écrits et sa correspondance familière, le caractère, les opinions et les pratiques du mystérieux défroqué.

Le temple de la Sybille.

Si la conviction ésotérique était bannie du reste de la terre, on la retrouverait vivace encore dans cet appartement du boulevard Montmorency, à Auteuil, orné, religioso-mythologiques promiscuités, des images du Christ, de la Vierge, d’Isis et d’Apollon.

Notre interlocutrice, une opulente brune, aux yeux écarquillés et soulignés d’un large trait de bistre, nous rappelle qu’elle a prédit, le 27 décembre 1891, le désastre de Panama (cinq, ans trop tard, répondront les sceptiques), puis, sur notre question concernant l’abbé Boullan, elle s’écrie, tragiquement :

— Mon ami, mon saint ami, un sacrilège, un prêtre lubrique et infâme, capable de célébrer, devant un Christ en ignoble posture, une, messe en bas noirs, tout nu, sous une chasuble décorée d’un bouc, et opiné d’une mitre écarlate flanquée de deux cornes rouges !… Lui, avoir abusé du don de transsubstantiation pour consacrer des hosties, et en distribuer ensuite les fragments odieusement pollués à des mâles dégradés et à des femelles hystériques ? Ah s’il avait été de ces officiants nu de ces fidèles (car il en existe, à Paris !), il serait encore du nombre des vivants, et il ne nous aurait pas quittés, quand il touchait au triomphe.

— ?…

— Le pape venait de le réhabiliter, ayant besoin de ses lumières, pour expliquer certains miracles ; et les plus hautes personnalités scientifiques et religieuses allaient enfin comprendre sa mission.

Envoûteurs et exorcistes.

Mais il y en avait d’autres qu’il gênait : les mages noirs ! Ce sont ceux-là qui disent des messes infernales, et pratiquent couramment l’effroyable envoi de mort à distance, ou envoûtement, décrit par le romancier Huysmans, dans son livre de Là-Bas, sur des données fournies par Boullan en personne.

— Alors, nos nécromants modernes…

— Suscitent, à l’aide d’évocations spirites, de mauvais esprits dans l’entourage de la victime choisie, ou trempent la pointe d’une lancette dans le sang d’une femme nourrie d’hosties poignardées, et ordonnent aux démons errants d’infliger, avec cette substance, une piqûre mortelle à l’objet de leur vengeance.

— Cela réussit-il ?

— Toujours à moins d’exorcisme, pendant les trois jours qui suivent l’acte d’envoûtement. Heureusement, l’abbé avait en lui une puissance d’exorciste rare. Supérieur de communauté, il sauvait les religieuses obsédées par le démon ; plus tard, il guérit les maladies suggérées et retourna plus d’une fois contre le sorcier lui-même le crime qu’il avait préparé.

— Choc en retour, disent les électriciens.

— « Ces gens-là me feront mourir, disait-il, on parlant des envoûteurs, je contrarie leurs pratiques, ils se vengeront sur, moi ». Souvent il se plaignait à moi, dans ses lettres, d’avoir le corps couvert de coups portés par des ennemis invisibles ou d’être sujet à des vomissements dont la cause lui était inconnue.

L’office de Melchissédec.

— Vous a-t-il fait part de ses procédés de conjuration spirite ?

— Il célébrait, chez lui, deux offices quotidiens, suivant le rite du Carmel le sacrifice provictimal de Marie, où il communiait sous les deux espèces, en long surplis blanc, une écharpe bleue en sautoir, et le sacrifice de gloire de Melchissédec, où il apparaissait vêtu d’une robe rouge recouverte d’un manteau blanc, découpé sur la poitrine en forme de croix, la tête en bas.

— Pourquoi Melchissédec ?

— Ce patriarche, suivant la Bible, n’ayant eu ni père ni mère, est le représentant de la génération idéale et spontanée, vivant sur la terre sans avoir passé par la procréation animale.

Au cours, de ce dernier office, le prêtre place sa main gauche sur la tête de l’envoûté et prie l’archange saint Michel et les légions célestes d’enchaîner les esprits du mal.

Le 4 janvier, l’abbé Boullan arrivait il cette prière, quand, soudain, il mit la main à sa poitrine et s’écria « Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’ils m’ont fait ? » On l’emporta évanoui, présentant les symptômes irrécusables d’un terrible empoisonnement. Quelques instants après, il expirait.

— Son pouvoir d’exorciste s’arrêtait donc à lui ?

— Hélas ! ce jour-là comme toujours, il s’oubliait pour ne penser qu’aux autres.

— Les assassins seraient…

— Pourquoi pas ? La veille de sa mort, il m’avait envoyé un article, où il traitait sévèrement les mages noirs d’habitants de Sodome.

— C’était aller un peu loin, surtout étant donnée sa réputation de… légèreté.

Docre et Johannès.

— Infamie !… Il est mort vertueux, comme il avait vécu, m’a écrit M. Mime, un architecte, chez lequel il demeurait, à Lyon. Et voilà l’homme qu’on a osé comparer au chanoine Docre, d’Huysmans, qui nourrit des souris blanches avec des hosties qu’il consacre et s’est fait tatouer une croix sous chaque pied afin de toujours marcher sur le Sauveur. Docre vit encore, mais le docteur Johannès, du même ouvrage, est mort. Celui-là, c’était l’abbé Boullan.

— De quoi traitent, en résume, les manuscrits qu’il a laissés ?

— De la venue d’une catégorie privilégiée d’esprits, de délégués spirituels, si, vous voulez, qui enseigneront aux habitants da la Terre des vérités qu’ils ne connaissent pas. L’amour universel va régénérer le Monde, refondre l’âme, purifier nos organes, transformer, en un mot, toutes les religions en nouveau spiritualisme.

— Ne sont-ce pas là, aussi, les doctrines de votre journal ?

— Vous croyez à une vulgaire réclame, quand c’est Hermès qui vous parle.

— Hermès ?

— Hermès Trismégiste, le Mercure égyptien, le père de l’astronomie et des sciences occultes, qui vivait, il y a soixante siècles.

Nous félicitons Mme Lucie Grange de cette incarnation rapide, surtout en raison de la distance, et nous nous éloignons d’un air souriant et sceptique de quelqu’un qui s’envoûterait pas mal lui-même.

Plus sur le sujet :

L’abbé Boullan raconté par lui-même, Le Matin, 29 janvier 1893.

Image par nekokuroi de Pixabay

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