Messe Blanche, par Serge Basset.
LA RELIGION DE L’AMOUR ET SES RITES DÉLICATS
Après la messe noire – Chez les Purs – Un décor candide – Cantiques et baisers — L’isolement du profane La sacristine secourable.
Saviez-vous qu’il se produisait à Paris une renaissance des anciens cultes gnostiques ? La réapparition, à notre époque, de la religion des Valentin, des Simon et des Montanus ne sera pas, pour l’historien futur, une des moindres curiosités de cette fin de siècle, si étrange et si troublée. Réapparition, ai-je dit ? Les Gnostiques soutiennent que, dans l’ombre des temples secrets, leurs rites mystérieux n’ont jamais cessé d’être célébrés, et que la pérennité de leurs mystères se prouve, non seulement par la survivance indubitable de la tradition, mais aussi par leur martyrologe. Il n’est pas d’âge, affirment-ils ; qui n’ait vu des martyrs gnostiques, et ils s’en réjouissent, puisque, d’après eux, tout sang versé pour une Idée assure l’immortalité de cette Idée.
Je ne pense pas que les Parfaits et les Parfaites, qui, en plein Paris, célèbrent les rites délicats et nuageux de la religion d’Amour aient à craindre des persécutions nouvelles. Tous ceux qui assisteront à leurs cérémonies en reviendront plutôt charmés — même s’ils n’ont vu, comme moi, que la première partie de l’office.
Parmi les lettres qu’a values au Matin la publication de l’article sur la « Messe Noire [i], » une était des plus intéressantes. Elle émanait de Synésius, patriarche de l’Église gnostique — le pape de cette religion. Justement soucieux de la confusion qui pouvait s’établir dans l’esprit de certains lecteurs, entre les pratiques infâmes où se complaisent les adorateurs du Bouc immonde et celles de son Église, Synésius me conviait à assister à un sacrifice gnostique, célébré, avant-hier, dans le temple officiel de cette religion.
Synésius est un pseudonyme rituélique qui cache un écrivain des plus honorablement connus, poète enthousiaste. L’autre jour, il faisait applaudir d’éloquentes strophes, à l’inauguration de la statue de Fourier. Je tiens, d’ailleurs, la disposition des lecteurs du Matin, le nom véritable du Patriarche des Parfaits, ainsi que l’adresse précise de l’Eglise gnostique.
La cérémonie.
Dans la grande salle tendue de blanc, éclatante de luminaires, une trentaine de personnes. D’un côté, les hommes en habit ou en redingote, avec une large écharpe blanche, de l’autre, les femmes, en noir, avec une écharpe semblable. Un large rideau noir les sépare de l’autel qu’on devine immense derrière la tenture, et sur l’étoffe, brodées en bleu, je lis ces paroles : « Venez ici, vous tous qui avez soif d’amour vrai. Dieu est amour ! »
Je prends place dans un coin, où me conduit en souriant, une sœur Parfaite, chargée de la police de la salle. Presque aussitôt, une musique jouée, d’un caractère mystique s’élève derrière le rideau. Avec un nouveau sourire — elle est très bien, cette petite sacristine ! —, la sœur Parfaite me tend un rituel et je peux suivre le cantique qui s’élève de l’assistance, chanté, en deux tons rejoints et mêlés comme dans la musique antique :
Lucerna Pleromatis
Lucet mei semitis ;
Inclinavi cor meum
Ad tuum eloquium,
« O lumière de l’Esprit saint, luis sur mon chemin ; je dispose mon cœur à recevoir ta parole ».
D’un coup, le rideau se sépare et l’autel apparaît, ruisselant de lumières, blanc et or, dans le fond.
Le Patriarche officie lui-même. C’est un homme de taille moyenne, qui grisonne ; sa figure est majestueuse et douce. Dans la robe noire des Cathares, serrée à la taille par le knosti vert, orné de trente-trois nœuds, sous la mitre orientale, aux teintes violettes, il a réellement grand air. À ses côtés, deux officiants, deux évêques, ont également l’étole en sautoir, et, au cou, un tau en bois. Derrière eux, une femme d’une beauté éclatante c’est la grande Diaconesse étend les mains par-dessus une rangée de jeunes filles qui chantent. Toutes sont vêtues de la tunique et du péplum antiques, et, dans le rayonnement de lumière qui tombe des voûtes, elles apparaissent, belles comme des statues de marbre, avec leurs bras nus et leurs faces tranquilles.
Après un grand geste de bénédiction qui fait onduler les têtes courbées, comme des épis sous le vent d’ouest, le Patriarche se retourne vers la Diaconesse et dit Accipe osculum pacis (Reçois le baiser de paix).
Et ils s’embrassent. Les deux évêques s’approchent des rangs des jeunes filles. Nouvelles accolades et, de fidèle en fidèle, du chœur au transept, le baiser de paix circule, fraternel et tendre. Tout ces, très pur, élégant, délicat.
« Credo ».
Cette communion des âmes précède le Credo que récite, avec des inflexions enthousiastes, la Diaconesse. J’en ai copié des bribes. Que le Patriarche me pardonne cette indiscrétion
« Je crois en un Dieu universel, Père Unique, dont la pensée, la sainte Ennoia, unie de toute éternité à lui-même, a produit la hiérarchie des saints Éons. Je crois que le dernier des saints Éons, Sophia, s’éprit d’amour pour le Père, s’efforça de monter à lui et fut entraînée vers les régions inférieures par le poids de son désir. Je crois que de ce désir naquit Sophia Achamoth qui donna le jour à l’imparfait Démiurge, ordonnateur de la matière et créateur du ciel et de l’univers. Je crois que l’Éon Christos, fruit du Saint-Plérôme, après avoir rétabli l’harmonie du Plérôme, troublée par le désir de Sophia, est descendu en Jésus ; que tous deux lui ont inspiré la doctrine de l’Évangile éternel et qu’ils ne l’ont abandonné qu’au moment de sa passion. Je crois au salut de l’Univers dans l’Amour et par l’Amour. »
L’assistance écoute debout, très recueillie. Quand la diaconesse a terminé, elle se retourne vers le patriarche qu’elle salue, puis vers nous :
Parfaits, et Parfaites, et vous hylique, que les saints Éons soient avec vous ! (Le hylique, c’est-à-dire le matériel l’homme encore enfoncé dans la chair, il paraît que c’est moi !)
Alors, commence l’office, assez semblable, au fond, à une messe catholique. De notables différences, cependant, L’Evangile de saint Jean est récité en grec, et solennellement. Et, ravissante vision d’un autre âge, pendant l’office et la consécration, le chœur des jeunes filles exécute, entre l’autel et le parvis, sous la direction de la Diaconesse, une série de danses sacrées ; dont les reprises et enchaînements figurent les plus hauts symboles de la religion de Valentin, s’il en faut croire mon rituel.
La communion.
Peu importe, d’ailleurs. L’harmonieuse, beauté et le caractère antique des évolutions du chœur, autant que les gracieux enroulements des jeunes Parfaites autour de l’autel suffisent à me passionner. Voilà qu’elles s’animent, les blanches statues de tout à l’heure. Dans le tournoiement mystique, leurs yeux s’enflamment, leurs jeunes corps tressaillent et des poèmes de lignes et de formes pures s’ébauchent devant l’autel, cependant que, debout sur les marches, le Patriarche, très grand et très solennel, offre au Dieu propator l’hostie pure en forme de tau, l’hostie sainte, l’hostie sans taché. — Dieu est Amour ! prononce-t-il à cet instant, et, à l’énoncé de cette formule prestigieuse toute l’assistance, comme transportée, répète avec enthousiasme : Dieu est Amour ! Aimons-nous, infiniment, Parfaits et Parfaites. En même temps, une prière éclate, ardente et joyeuse, que je transcris ici pour son étrangeté :
Beati vos Eones,
Vera vita vividi,
Vos Emanationes
Pleromatis lucidi,
Adeste, Visiones
Stolis albis candidi
(Ô vous, bienheureux Éons, vous qui resplendissez dans la vie véritable ; Ô vous les émanations de l’éclatant Plérome, apparaissez, blanches visions !)
Après la communion, sous les deux espèces, pain et vin, nouveaux baisers de paix. J’ai quelque honte à rester ainsi, dans un coin, tenu à l’écart de toute accolade tendre, comme un excommunié. À un instant, il me semble que le Patriarche a pitié de mon isolement. A-t-il fait un signe ? Je ne sais. Tout à coup la sacristine s’approche de moi et me dit avec une grâce chaste :
Accipe osculum pacis.
À la bonne heure, je ne me fais pas prier ; je recommencerais même volontiers, car la Parfaite est tout simplement adorable. Mais déjà, et très doucement, elle se dégage et reprend sa place.
L’office se termine dans un murmure de voix qui appellent, sur les fidèles et sur moi, les bénédictions du Plérô.me, le Saint-Esprit des Gnostiques.
Cette Messe blanche, dans ce décor de draperies immaculées et l’éblouissante lumière, dans cette atmosphère d’amour chaste, m’a ravi, et je vais me retirer, en regrettant de ne pas avoir entendu parler le Patriarche. J’ai appris depuis qu’il est un merveilleux orateur, persuasif et fleuri quand une cérémonie étrange commence.
Sainte Madeleine.
Voilée de blanc, un flambeau à la main ; une femme s’avance vers l’autel, secouée de sanglots. Une immensité de misère et de douleur semble peser sur elle. Comme effrayé par cette douleur, le chœur des jeunes filles se sépare, et voilà la désespérée qui s’agenouille, chancelante, aux pieds du Patriarche. Alors, avec des paroles douces et des mots qui consolent, l’officiant s’approche de la Pécheresse, et je devine que c’est chez la Prosternée, la transformation poétique des pratiques de la confession.
Un court dialogue l’échange entre le pasteur et la pénitente. Puis, le Patriarche bénit la femme, en lui imposant les mains :
Qu’Hélène Ennoia, qu’Hédoné, que Sophia t’assistent, ô femme, et soient avec toi Reçois le baiser de paix.
Deux baisers tendres et miséricordieux, donnés en forme de tau redressent la désespérée de tout à l’heure. Ses yeux brillent de joie. Elle se penche vers la Diaconesse qu’elle embrasse, après s’être prosternée devant elle. De nouveau, infiniment doux, délicatement chaste, le baiser d’amour unit l’âme des fidèles. Dans le fond, les coins de son manteau soutenus par les deux évêques, le Patriarche sourit, extatique, et redit gravement les paroles saintes.
Dieu est Amour Tourbillonnantes et pressées, telles les notes d’un hymne de foi enthousiaste recommencent les danses sacrées de tout à l’heure. Et c’est un spectacle à troubler les plus sceptiques, et j’ai la vision des filles de Grèce, célébrant, au renouvellement de l’année, sur les coteaux dorés d’Ionie, les fêtes d’Apollon Musagète et de Minerve Purificatrice.
La seconde partie de l’office le Consolamentum et l’Appareillamentum suivis de l’agape mystique va commencer. Mais, pour des raisons initiatiques, les profanes ne peuvent y assister. Sur un signe des évêques, un fidèle se détache de l’assistance et vient courtoisement me prier de me retirer.
Je pars, courbé sous une bénédiction solennelle – oh la grandeur de ce geste et, maigre moi, dans la rue, les yeux encore pleins des poétiques visions de tout à l’heure, je suis hanté par cette phrase déconcertante du vieux Bacchyli :
« C’est parmi les chœurs où se plaît Diane, et dans les danses conduites par Apollon, que descend l’esprit de Zeus. Athéniens, tout est Amour ! »
Messe Blanche, SERGE Basset.
Le Matin (Paris), 21 juin 1899.
Identifiant : ISSN 12560359
Source : Bibliothèque nationale de France.
Image par Pete Linforth de Pixabay
[i] Nous avons reçu d’un grand nombre de lecteurs du Matin des demandes d’explication, à propos de la « Messe Noire », dont notre collaborateur Serge Basset racontait récemment les émouvantes et, parfois, écœurantes péripéties. Plusieurs de nos correspondants nous questionnaient même sur les moyens d’assister à ces curieuses parodies du culte. D’autres, à la vérité, révoquaient en doute l’exactitude des faits rapportes. Aux uns et aux autres, nous répondrons que Le Matin n’a fait que rendre compte, avec une scrupuleuse exactitude mais parfois, il est vrai, en les gazant un peu des scènes dont son rédacteur a été le témoin. Nous sommes en mesure de le prouver. Quant à faciliter à quelque personne que ce soit l’accès de la « chapelle » où ces mystères sont célébrés, nous nous y refusons résolument la limite qui sépare le culte de Satan (adoré sous la forme d’un bouc), d’une « impure » et simple séance d’excitation érotique est trop incertaine, pour que nous aidions au recrutement de ses « fidèles ».