Les mystères de l’envoûtement par Maurice Garçon.
Vers 1891, le colonel de Rochas, directeur de l’École Polytechnique, révéla qu’une série d’expériences auxquelles il s’était livré lui permettaient d’affirmer qu’une influence à distance était possible en prenant pour support un objet matériel dans lequel il parvenait, disait-il, à extérioriser la sensibilité d’un sujet. C’était l’époque où l’hypnose était en grande vogue et le colonel agissait sur des sujets préalablement hypnotisés. L’émoi fut grand et la grande presse s’empara de la nouvelle. La Justice du 2 août 1892 publia un article sensationnel qui concluait :
« M. de Rochas a réalisé aussi complètement que possible l’envoûtement des anciens. Avec beaucoup de violence, on discuta et l’on put s’apercevoir, par la vivacité des controverses, que les superstitions étaient loin d’être éteintes. Des expériences furent tentées à l’hôpital de la Charité. Elles ne donnèrent pas de résultats concluants. »
Vers le même moment, Huysmans écrivait Là-Bas et pour se documenter cherchait à pénétrer les milieux occultistes.
Il s’abouchait avec un certain abbé Boullan, prêtre défroqué, qui se prétendait successeur de Vintras. Huysmans devait le décrire dans son roman sous le nom de docteur Johannès. Boullan avait un passé lourd. Il s’adonnait depuis longtemps aux pratiques de la sorcellerie. D’autres occultistes parmi lesquels Stanislas de Guaita, ami de Barrès, réunis en association de l’Ordre Kabbalistique de la Rose+Croix, crurent voir en lui un dangereux magicien et le condamnèrent à l’unanimité au « baptême de la Lumière », c’est-à-dire à la divulgation publique de ses erreurs. Le tribunal d’honneur s’était prononcé le 23 mai 1887. Et c’est en exécution de la sentence que Guaita avait publié en 1891 son ouvrage : Le Serpent de la Genèse.
Boullan avait poussé de grands cris et publié que ses ennemis voulaient l’envoûter. C’est à ce moment que Huysmans se lia avec le prêtre interdit qui demeurait à Lyon. Dès sa première lettre, Boullan se livra à l’écrivain :
« Quant à votre but, le Satanisme, qu’on croit perdu, existe toujours. Ah ! nul sur cette question ne peut mieux vous mettre en mesure de parler avec conviction, appuyée sur des faits certains… Je vous citerai des faits qui, à coup surviendront votre ouvrage d’un intérêt immense… »
« Maintenant, un mot d’avertissement pour vous… Êtes-vous armé pour la défense : car si vous le faites, comme dit votre lettre, à coup sûr vous allez susciter, contre vous, leur fureur. S’ils vous contaient tout ce qu’ils ont tenté contre moi, vous sauriez ce qu’ils sont… (J. Bricaud, L’abbé Boullan, Paris, 1927) »
Huysmans, curieux, un peu inquiet et loin encore de la conversion, se persuada bien vite de la réalité des envoûtements. Il se rendit à Lyon, prit parti pour Boullan et se complut pendant quelque temps à vivre dans une atmosphère de mystère rendue plus redoutable par l’apparence scientifique que lui donnait les récentes expériences de Rochas.
Entre Paris et Lyon, on se battait en esprit. Boullan se plaignait de recevoir des coups fluidiques pendant qu’il célébrait sa messe hérétique. Il prétendait que les coups étaient envoyés par les occultistes de Paris. Un jour il eut la jambe « traversée jusqu’à l’os par des effluves » ; une autre fois l’autel manqua être renversé : il était devenu le point de contact, le lieu d’explosion de deux fluides antagonistes, celui de Boullan et celui des envoûteurs. Huysmans se crut visé à son tour et raconta qu’il n’avait pas échappé aux attaques. Il eut à plusieurs reprises recours à Boullan pour le protéger.
En novembre 1892, le magicien vint à Paris et descendit sous un faux nom, pour dépister ses persécuteurs à l’hôtel des Missions Catholiques, rue Chomel. Il rencontra un rédacteur du Figaro, M. Philippe Augier, auquel il révéla le but de son voyage. Il exposa qu’il voulait dévoiler les magiciens de Magie Noire, non seulement de Paris, mais encore de toutes les capitales d’Europe :
« Nous parlons de ce qui nous est connu par notre expérience personnelle. »
« Depuis des années, nous avons subi des attaques par la voie terrible des messes noires, par les envoûtements de tonte sorte et par les procédés les plus dangereux… En dépit de cruelles souffrances endurées, nous voilà en bonne santé, après avoir traversé tant de périls de mort. »
« Le ciel a mis en nos mains un moyen tout-puissant de défense et de protection. Mais nous ne le gardons pas pour nous, dans le secret du mystère, car tout ce qui est de Dieu ne craint pas la lumière. Nous le ferons connaître à quiconque voudra en faire usage, s’il le veut, avec un cœur pur et une conscience qui obéit à Dieu, à Jésus et à Marie. »
« Ma tâche est remplie ! Dieu soit béni ! »
Peu après le 3 janvier 1894, soudain et imprévisible, il mourrait brusquement. Le lendemain matin, 4 janvier, Huysmans recevait une lettre mise à la poste par Boullan quelques instants avant sa mort et qui contenait notamment cette phrase :
« … De 3 heures à 3 h et demie, j’ai été entre la vie et la mort. »
« À Saint-Maximin, Mme Thiébault avait rêvé de Guaita et le matin, un oiseau de mort avait crié. Il annonçait cette attaque… À 4 heures, j’ai pu reprendre mon sommeil, le danger avait disparu… »
Huysmans, bouleversé, n’hésita pas à attribuer la mort de son ami à des sortilèges. Des polémiques s’engagèrent dans la presse. Le 7 janvier, l’Éclair publiait un article violent sous le titre : Mort d’un ecclésiastique officiant des messes noires. Jules Bois répondit le 9, dans le Gil Blas :
« Je crois de mon devoir de relater les faits : l’étrange pressentiment de Boullan, les visions prophétiques de Mme Thiébault et de M. Misme, les attaques, paraît-il indiscutables, des Rose+Croix, Wirth, Peladan, de Guaita contre cet homme qui est mort. »
« On m’a assuré que M. le marquis de Guaita vit seul et sauvage ; qu’il manie les poisons avec une grande science et la plus merveilleuse sûreté ; qu’il les volatilise et les dirige dans l’espace. »
« Ce que je demande, sans incriminer qui que ce soit, c’est qu’on éclaircisse les causes de cette mort. Le foie, et le cœur, par où Boullan fut frappé, voilà les points que les forces astrales pénètrent. »
« Maintenant que des illustres savants tels que MM. Charcot, Luys et particulièrement de Rochas reconnaissant la puissance des envoûtements, dussé-je – moi qui suis un adepte de la magie braver les fureurs homicides, je veux de nettes explications ; je les veux comme doivent les vouloir MM. Peladan, de Guaita et Wirth, afin que leur conscience soit légère. »
Le 10, Huysmans déclarait à un rédacteur du Figaro :
« Il est indiscutable que de Guaita et Peladan pratiquent quotidiennement la magie noire. Ce pauvre Boullan était en lutte perpétuelle avec les esprits méchants qu’ils n’ont cessé, pendant deux ans, de lui envoyer de Paris. Rien n’est plus imprécis que ces questions de magie ; mais il est tout à fait possible que mon pauvre ami Boullan ait succombé à un envoûtement suprême. »
Le 11, Jules Bois portait une accusation plus formelle encore dans le Gil Blas, Guaita protesta, Jules Bois récidiva le 13. Huysmans fit chorus et Guaita leur envoya à l’un et l’autre des témoins.
Huysmans déclara qu’il n’avait jamais songé à discuter le caractère de parfait galant homme de M. de Guaita (Procès-verbal du 14 janvier 1893). Avec lui l’affaire s’arrangea. Jules Bois alla sur le terrain à la tour de Villebon. L’histoire du duel est elle-même remplie de mystère. Paul Foucher, neveu de Victor Hugo, qui était témoin de Jules Bois, a raconté qu’au départ Jules Bois lui dit :
« Vous verrez qu’il arrivera quelque chose de singulier. Des deux côtés nos partisans prient pour nous et s’adonnent à des conjurations. »
De fait, sur la route de Versailles, l’un des chevaux du landau s’arrêta, flageolant sur ses jambes et refusant d’avancer. Il fallut le changer. Le second cheval s’abattit. On changea de voiture. Le nouveau cheval tomba aussi, renversant le véhicule. Jules Bois arriva sur le terrain tout meurtri et sanglant. Les témoins commençaient à croire au surnaturel. Heureusement deux balles furent échangées sans résultat.
Tous ces événements abondamment commentés avaient ranimé l’attention du public sur la vieille question des envoûtements. Le docteur Encausse, plus connu sous le nom de Papus, se livra à une enquête dans Paris et découvrit que partout se trouvaient des magiciens qui obscurément envoûtaient ou protégeaient contre les envoûtements. Il les consulta et publia une curieuse brochure pour rapporter ses observations (Papus, Peut-on envoûter ? Chamuel édit., 1893).
Personnellement, il pensait l’envoûtement possible, et quelques années plus tard, il fit paraître un gros ouvrage sous le titre de Traité de Magie pratique où il disait toutefois que l’envoûtement sur individu à son insu est une action « presque impossible à réaliser expérimentalement » :
« Il ne faut pas conclure du particulier au général que nos insuccès ne prouvent pas qu’une telle action soit humainement impossible. Voilà pourquoi nous tenons à fournir des armes efficaces contre ces pratiques à ceux que cela peut spécialement intéresser. »
Et il proposait en premier lieu l’emploi du charbon qui, ayant la propriété d’absorber facilement les gaz, peut également absorber tous les fluides ; en second lieu les pointes dont le pouvoir dans le domaine électrique est assez connu et qui peuvent agir de la même manière contre les forces psychiques ; il recommandait en troisième lieu de se méfier de laisser prendre de soi des photographies qui peuvent remplacer la statue de cire ; mais sur ce point l’auteur restait assez obscur :
« Il y a, en vérité, un secret pour redonner à une photo- graphie la vitalité astrale, mais il est inutile de livrer ce secret aux sorciers qui, heureusement, sont plus hâbleurs qu’initiés, même quand ils s’intitulent modestement Mages.
… Le rituel de cette défense doit être réservé aux Rose + Croix Kabbalistes. »
Enfin Papus recommandait de recourir à des prières, car, disait-il, rien ne peut résister à leur action.
Avec le temps, toutes ces curiosités s’apaisèrent. Le XXe siècle semble s’être peu occupé de la question. Pourtant, parfois, un fait inattendu révèle que la superstition vit encore. Récemment on apporta à l’institut médico-légal de Paris un cœur de mouton transformé en véritable pelote à épingles. On l’avait trouvé inexplicablement sur une tombe du cimetière du Père-Lachaise. Sans doute quelque déséquilibré entretenant secrètement la tradition millénaire s’était-il livré à une opération magique dont l’origine remonte à l’aube même de l’humanité.
Tant de continuité dans une superstition opiniâtre et une si persistante survivance laissent confondu. Il semble que cette croyance fasse partie d’un bagage que l’homme porte avec soi comme par instinct. Chez beaucoup de ceux qui se montrent sceptiques, l’examen du sujet cause inexplicablement comme un vague malaise. On comprend comment un romancier a songé à exploiter cette veine pour ,écrire un livre attachant et susceptible d’intriguer même les incrédules.
Plus sur le sujet :
MAURICE GARÇON.
Les mystères de l’envoûtement, La Revue des Deux Mondes, N° 12, 15 juin 1949.
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