L’arcane suprême par Denis Andro.
SOCIALISME, FOURIERISME ET ALCHIMIE CHEZ FRANÇOIS JOLLIVET CASTELOT
« Lourdes : comment expliquer les guérisons miraculeuses ? » En 1926, l’organe de la libre pensée L’Idée libre publie une enquête à laquelle une trentaine de contemporains répondent. La plupart sont des médecins, des écrivains progressistes ou d’avant-garde comme Henri Barbusse, Victor Marguerite ou Renée Dunan. On trouve aussi les réponses du magnétiseur Henri Durville [1], du métapsychiste Eugène Osty [2], ainsi que celle de François Jollivet Castelot, « directeur de la Rose-Croix ». Le libre-penseur libertaire André Lorulot, qui présente les résultats de l’enquête, indique que ce dernier est « l’un des maîtres de l’occultisme moderne. Profondément religieux et spiritualiste, il n’en est pas moins très sympathique au mouvement d’avant-garde, au socialisme, à la Libre Pensée » [3].
La contribution du fondateur de la Société alchimiste de France à l’enquête de L’idée libre sur un phénomène qui constitue un défi pour les libres-penseurs – des guérisons présentées comme miraculeuses par l’Eglise et donc témoins d’un possible surnaturel dont ils se doivent de rendre compte – procède de ses engagements. Indice de ces affinités, l’un des autres contributeurs de l’enquête, l’individualiste libertaire Han Ryner, avait auparavant préfacé des ouvrages de, ou sur Jollivet Castelot [4]. Avant d’évoquer la réponse de ce dernier, remettons en perspective quelques jalons de son « destin » – pour reprendre le titre de son roman autobiographique [5]. Son parcours est particulièrement intéressant par ses liens avec plusieurs milieux : occultisme, métapsychique, littérature, socialisme, dans la fidélité à la « voie » de l’alchimie.
Un destin entre socialisme et Matière évolutive
Originaire de Douai où il restera ancré, issu d’une famille bretonne par son père, diplomate, qu’il perd à l’âge de six ans [6], enfant solitaire et sensible observateur d’une nature qui jouera un rôle clef dans sa philosophie personnelle, il se passionne dès l’âge de neuf ans, en même temps que pour l’astronomie popularisée par Camille Flammarion, pour l’antiquité égyptienne, l’astrologie, l’alchimie. Au fil de son adolescence marquée par la perte de la foi catholique et les tourments de la chair, il se monte une bibliothèque occultiste et alchimique, guidé par son intérêt pour la matière; au sein de celle-ci se rejoue le phénomène d’attraction des astres: « les Atomes, ces astres microcosmiques, par leurs mouvements, leurs directions et leurs mutations, constituaient les systèmes de corps ou d’éléments chimiques : la Matière » [7]. Dans son laboratoire-cabinet d’étude installé dans un vaste grenier, entre une statue de Bouddha et une lunette astronomique, il lit Swedenborg mais aussi Spinoza, Schopenhauer, Novalis, Kant, Hegel, Fichte, Schelling: cette formation en autodidacte – il quitte le collège à 16 ans en raison de sa santé – le distingue peut-être d’une partie des occultistes parisiens qu’il fréquentera après la publication, en 1894, de sa première étude, La vie et l’âme de la matière.
Ce traité expose, suivi par des exemples d’expérimentations, une théorie de la matière : « la Matière est composée de molécules. – Ces molécules sont formées de particules presque infinitésimales, insécables – indivisibles – indestructibles – par les poussées formidables du milieu universel, par l’Ether. (…) L’atome est constitué par les particules d’Ether » [8]. La matière est conçue comme évolutive, en vertu d’une énergie, d’une force qui la dynamise: « Affinité et Répulsion ! Tels sont les deux pôles entre lesquels oscillent tous les atomes. Ils sont doués d’une qualité spéciale, inconnue en elle-même, qualité universelle, effluve étrange, sublime, mystérieuse, dont les effets se font sentir à travers les distances incommensurables de l’Espace Céleste ou planétaire, à travers l’Infiniment Grand et l’Infiniment Petit; appel des atomes terrestres, identiques absolument parlant; lien magique représentant l’énergie: l’Attraction ! » [9]; et plus loin : « c’est elle qui maintient l’équilibre, règle l’Harmonie de la Nature; c’est elle qui fait les affections, les désirs, les plaisirs, les nuances, les couleurs, les voluptés (…) C’est elle qui personnifie, qui constitue : l’Amour ! Amour, attraction des âmes… Attraction, amour des corps… Attraction et Amour, c’est tout un » [10].
Jollivet Castelot reprendra ce noyau théorique au long de ses nombreuses publications, y agrégeant les théories alchimiques et plus généralement hermétistes, des éléments de la théorie darwinienne et de la doctrine sociétaire de Charles Fourier – mais aussi de l’occultisme contemporain de Saint-Yves d’Alveydre. Relevons la nature évolutive et vivante de la Matière: « tout évolue insensiblement, tout vit » – « l’univers est le corps de Dieu » [11].
Sur un plan politique, il se définit alors comme anarchiste et socialiste [12] mais il est également proche d’un monarchisme libéral: il conçoit un Monarque idéal favorisant « la venue d’une Gnose unissant la Religion et la Science », pour « le triomphe d’une religion réellement ésotérique, qui rendrait au catholicisme la clé de son symbolisme ignoré aujourd’hui des prêtres et du pape » [13]. La rencontre, à travers Sédir, du milieu occultiste parisien – Papus, Barlet, l’ancien secrétaire de Guaita Oswald Wirth, Sisera-Léon Champrenaud, Saint-Yves d’Alveydre auquel il rendra visite à Versailles – rompt ce relatif isolement; il est initié dans l’Ordre Martiniste, donne des conférences sur l’alchimie et la médecine spagyrique à l’« école de Papus », la Faculté des Sciences Hermétiques de Paris, et connaît – si l’on en croit Le Destin – une liaison dévorante avec une théosophe d’origine irlandaise, artiste morphinomane. Il entre également en relation avec le chimiste qui s’était intéressé à l’alchimie Marcellin Berthelot, qui réside au Collège de France, et avec le colonel de Rochas, administrateur de l’Ecole Polytechnique, qui se livre à maintes expériences psychiques occultistes. Il crée à son tour en 1899, avec de jeunes camarades, une loge martiniste Isis à Douai, devenue rapidement plus un cercle de discussions sur Dieu ou les catégories de Spinoza, « Substance », « Nature naturante » et « Nature naturée », qu’un cadre rituel. Durant cette période il intègre aussi l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix, dont Barlet est alors le Grand-Maître.
Jollivet Castelot avait créé en 1896 son propre organe de diffusion: L’Hyperchimie, devenu Rosa Alchemica en 1902, Les Nouveaux Horizons de la Science et de la Pensée de 1904 à 1914, enfin La Rose+Croix à partir de 1920 [14]. Il était aussi entré en relation, en 1894, avec August Strindberg, alors passionné d’alchimie, qui lui écrit après avoir lu La vie et l’âme de la matière: « je ne suis pas seul dans cette folie, qui m’a coûté mon bonheur de famille, ma bienséance, tout ! » [15] ; le dramaturge suédois participe – comme le fera son compatriote Ivan Aguéli – à L’Initiation (1896) et à La Revue blanche [16]; il collabore régulièrement à L’Hyperchimie (1896-1897) et à Rosa Alchemica (1902) [17]. Les deux hommes échangent leurs protocoles sur la voie du Grand Oeuvre, leurs expériences, les combinaisons et mesures. La correspondance, poursuivie après le départ de France de Strindberg, témoigne aussi du climat en vigueur dans ces milieux [18]. Il va sans dire que la quête de la transmutation et de la purification des métaux en vue de leur « soleil », procède non d’un goût du lucre, mais d’une soif d’absolu, suivant une conception à la fois physique et métaphysique où « le Monde, les êtres, l’homme et la matière sont analogues » [19]. Dans cette conception hermétiste, les lames du tarot, en particulier, entrent aussi en jeu en vertu des correspondances dont elles se font, à ses yeux, les symboles.
En 1904, il rompt avec Papus et son école [20], dont il juge les méthodes trop peu positives; les Parisiens ont « le dédain des réalités expérimentales et visibles » auxquelles il est pour sa part attaché [21]; l’occultisme français est du reste entré dans une phase de reflux. Il se stabilise avec une compagne qu’il initie à l’occulte et sur laquelle il fait des passes magnétiques en vue d’un dédoublement, d’une « sortie de l’astral » – il la sait effet « prédisposée aux états de double personnalité, de lucidité magnétique » [22] ; « doué de la vue aromale » [23], il perçoit, inaperçus au commun des mortels, les effluves fluidiques du « double odique » extériorisé: mais « la pauvre noctambule égarée dans un carrefour de là-bas », annonce aussi, par clairvoyance, l’imminence d’un flot de sang se répandant sur l’Europe [24]– lui-même se voit dans ses rêves, en une « affreuse vision », comme dans un « spectacle du Karma », « cherchant sa mère, courant éperdu à travers le jardin, des rues, des gares emplies d’une foule qui fuyait », Douai envahi par l’armée allemande [25] . Les visions se réaliseront bien et, Jaurès assassiné, « le socialisme décapité », « il n’y aurait point de Révolution contre la guerre, en faveur de l’Internationalisme: l’Etat, maître des choses et des consciences, ne tenait-il pas en mains tout ce qu’il fallait pour enchaîner, asservir les volontés, réprimer les écarts, terroriser les rebelles ? » [26] .
Littérature, occultisme et fouriérisme
Jollivet Castelot participe aussi, par la voie du Grand Oeuvre, au milieu littéraire d’avant-garde: il collabore à partir de 1899 à La Plume, y remplaçant Jacques Brieu, lui-même collaborateur de L’Hyperchimie [27]; Paul Redonnel, secrétaire de rédaction de La Plume, crée en 1900 Les Partisans: Jollivet Castelot y participe également [28]; avec Paul Redonnel encore et Paul Ferniot, il dirige en 1900 Les Sciences maudites, éditées à « La Maison d’Art », avec des collaborations de Barlet, Papus, Sédir, Phaneg, Victor-Emile Michelet, ou de son ami Jules Delassus [29]. Venu lui aussi de La Plume, Han Ryner collabore aux Partisans et recense Les Sciences maudites.
Il expose également ses idées sous des formes littéraires, ainsi dans le roman politico-ésotérique Les Nouveaux évangiles [30], dont la trame articule révolte et présentation de la « doctrine ésotérique »: venu de Bénarès, le Messie arrive en Europe, où il expose l’ésotérisme, les composantes de l’être humain suivant le « Plan de l’être » [31], la manifestation de l’« Une, Infinie et Eternelle Substance, Identique et Absolue, Indifférenciée » [32]; il enseigne que « le Minéral est le premier réceptacle tangible de l’existence, la première gangue de l’être » [33]. Mais le Messie proclame aussi: « Je m’appelle le Grand Socialiste » [34]– Le ton devient alors nettement anarchiste: « beaucoup de curieux s’intéressaient à la rénovation spiritualiste. Mais des ouvriers, des paysans blaguaient: – Tiens y mange du curé à c’t’heure; vlà qui va bien (…) Le Messie se contentait d’affirmer: – Ecoutez-moi attentivement » [35]. Il prône l’amour – avec audace – et la révolte: « je flétris l’organisation de la société présente, rongée, pourrie, ignoble » [36], est pourchassé par les puissants; des grèves, un début d’émeute s’ensuivent, les classes populaires se rangeant de son côté: « Ah ! c’est l’Anarchiste », s’exclama un inspecteur de police. – « Il conduit ces hommes ». « (…) il s’avança vers l’Initié, le revolver au poing (…) » « Canaille ! tu insultes l’armée et tu prêches la Révolte » – bava le policier, et faisant un signe à ses acolytes, ceux-ci déchargèrent leur arme, abattirent le Messie qui s’avançait vers le colonel pour lui parler » [37]. La figure d’un messie émancipateur est reprise en 1926 avec Jésus et le Communisme, dans une lecture dégagée du légendaire catholique, rejoignant en cela, parmi d’autres, le Jésus de Han Ryner [38], ou l’initiative de christianisme anarchiste de L’Ere nouvelle [39], mais elle conserve aussi, d’un autre côté, une thématique commune avec le Jésus d’occultistes comme Sédir [40]: allusion aux « êtres du Cosmos », conception des trois corps, « corps matériel, corps fluidique, et corps spirituel », le second « doté de propriétés électromagnétiques, de facultés supra-normales telles que: pénétration de la matière, radiance, état de conscience supérieur » [41]. Le dernier chapitre, « le Christianisme et la Science », fait notamment appel au protestantisme, qui « admet la doctrine de l’Evolution ».
François Jollivet Castelot s’appuie également sur des modèles politico-occultistes, notamment la synarchie de Saint-Yves d’Alveydre. Comme le socialiste puis théosophe Louis Dramard l’avait fait [42], il reprend la mytho-histoire ésotérique de Saint-Yves, avec son héros civilisateur Ram et le « schisme d’Irshou », et expose les principes d’un modèle d’organisation synarchique, conçue comme une « synthèse vivante de l’individualisme (anarchie) et du collectivisme (socialisme) » [43]. Mythe de Ram, « Tradition » et ethno-mytho-histoire celtomane fusionnent alors de façon étonnante, comme dans cette réflexion sur les coiffes des femmes du pays bigouden:
« On sait que Ram établit une Théocratie-mère dans l’Empire du Bélier ou de l’Alliance Universelle (5000 ans av. J.C.). Cette théocratie aryenne était l’héritage direct de la Tradition pure donnée aux druides d’Armor et de Celtide par les Initiés antérieurs. Il existe du reste encore en Armorique des vestiges de croisements asiatiques et égyptiens, à Pont-l’Abbé notamment; les types de femmes actuelles y sont encore caractéristiques, leurs coiffures portent toujours les hiéroglyphes égyptiens du Phallus et du Soleil-Osiris. Ceci est très suggestif et prouve la filiation égypto-celto-judaïque de la Tradition parfaite qui fut déformée plus tard par le schisme d’Irshou » [44].
En 1908, il publie Sociologie et fouriérisme [45]: il ne s’agit pas d’une simple brochure, mais du résultat d’une véritable recherche sur la théorie sociétaire. A la différence des autres épigones de Fourier au long du XIX e siècle, il expose – quarante ans avant l’Ode à Charles Fourier d’André Breton – sans détours la théorie de l’attraction amoureuse, dont il fait l’éloge, et y inclue une nouvelle d’anticipation: « Distribution d’une journée « harmonienne » aux environs de l’an 2000 »; les mœurs libres y sont mises en exergue. La théorie de l’attraction amoureuse renforce ainsi celle de l’attraction des Astres et des Atomes, dans une sorte de théorie de l’attraction généralisée. Il reprend également la cosmogonie de Fourier, « l’Univers doué d’intelligence », l’histoire de la Terre à partir de l’âge de « l’incohérence ascendante qui précède l’avènement probable aux Destinées harmonieuses » (p.76), Apogée saluée, dans la théorie de Fourier, par la formation d’une Couronne boréale, « hypothèse qui n’a rien d’invraisemblable pour les esprits enclins à admettre la philosophie moniste de l’évolution universelle (p.79). Mais il situe aussi Fourier dans le cadre du mouvement social contemporain, consacrant le dernier chapitre au « fouriérisme et aux problèmes sociaux actuels ». L’abolition de la condition prolétarienne par la voie phalanstérienne est conçue de façon pacifique, et non dans un esprit d’imitation doctrinaire: « Fourier, St Simon, Auguste Comte, Owen, Karl Marx, Lasalle, Spencer, Colins, Bakounine, Reclus, Hamon, etc., ont présenté chacun des opinions remarquables dont nous devons tirer profit, mais auxquelles nous n’avons point de raison valable d’obéir passivement » (p.215). Parmi les combats qu’il défend, il insiste sur l’antimilitarisme, qu’il propose de diffuser, par l’éducation, à la fois chez les dirigeants et dans les masses: il est particulièrement alerté par les dangers de guerres entre Etats, voyant en la suppression de celles-ci « un grand progrès économique – contrairement à ce que disent certains disciples de l’affreux de Maistre » (p.227).
Jollivet Castelot est inscrit, depuis ses fréquentations occultistes parisiennes, dans la mouvance rosicrucienne. Selon Gérard Galtier, il a pu constituer, après la Grande Guerre, une « Confrérie des Frères Illuminés de la Rose-Croix », de façon indépendante des courants héritiers de la mouvance papusienne [46] . Il ouvre ses colonnes à des articles prônant une Rose-Croix de gauche: au cours des années trente, cette revue combat le fascisme et le nazisme. Il est membre dans les années vingt du Parti communiste, avant d’en être écarté [47]. Il fonde en 1928 l’Union communiste spiritualiste, qui défend une idée fédéraliste [48]. Il figure dans le dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, le fameux Maitron [49] qui, citant sa brochure de 1925 Le communisme spiritualiste publié à Sin-le-Noble où il aurait milité, fait état de son souhait de créer des « noyaux destinés à la propagande des idées spiritualistes. Cette action renforcerait celle du Parti, car nous ne saurions assez insister sur ce point, l’éducation et l’instruction des prolétaires n’est pas faite, surtout du point de vue religieux et il importe, avant de tenter une Révolution, dont le succès est douteux, d’inculquer à la classe des travailleurs un idéal solide et pratique ».
L’égrégore
Revenons à l’enquête de L’Idée libre. Dans la réponse de Jollivet Castelot s’articulent une explication occultiste et une philosophie humaniste: « le problème qui se pose à Lourdes »; explique-t-il, « est un problème de psychologie occulte »: « il existe dans la nature des « Idées-Force », puissances dynamiques qui s’imposent impérieusement aux individualités » [50]; les croyances en font partie. Logiquement, ces Idées-Forces s’accroissent dans les « centres religieux, politiques, sociaux, constitués au nom d’un principe »; « en occultisme, nous nommons égrégores ces centres de forces qui constituent ces immenses individualités tyranniques et douées de facultés supra-normales. Lourdes est un centre d’idées-forces religieuses, un égrégore possédant une incontestable faculté thérapeutique ». Sans doute, les lois naturelles « ne pouvant être changées dans notre plan terrestre », il n’y a pas, à Lourdes, de véritables miracles (réapparition de membres amputés par exemple), mais « fréquemment des guérisons de maladies nerveuses ». Du reste, « des centres analogues à Lourdes ont existé, existent et existeront dans toutes les contrées du monde, au sein de toutes les croyances et de toutes les religions, car les hommes sont partout les mêmes et leurs besoins ne changent pas, non plus que leurs maux et leurs douleurs, devant lesquels ils sont trop souvent impuissants. L’humanité est faible devant les malheurs qui l’accablent. » Aussi convient-il de comprendre et de compatir, sans oublier la recherche de la « Vérité, ultime idéal », même s’il heurte les croyants. Du reste, « ces croyants n’ont-ils point dans leur foi quelque chose de supérieur à Lourdes ? le « principe ultime de la véritable religion » ? Ce passage illustre la conception unitaire et « scientifique » de Jollivet Castelot, attentif également à la condition terrestre commune de l’ensemble des humains – une condition que certains occultistes, comme il l’avait souligné et critiqué, tendent à oublier avec leurs initiations « qui séparent les hommes et tendent à développer l’orgueil en faisant croire aux « initiés » qu’ils sont autres que le commun des mortels » (La Tradition occulte, p.152).
Il est fait référence, de la fin du XIXe siècle aux années trente, à Jollivet Castelot et à sa revue dans de nombreuses publications de cette mouvance: Le Monde occulte [51], Le Progrès spirite [52], Eon [53], mais encore La Curiosité, La Vie future, L’Astrosophie, L’Humanité intégrale, le Bulletin de la Société psychique de Nancy…ainsi que dans des revues littéraires comme Pan [54]. Europe l’évoque également, de façon plus distancée [55].
Jollivet Castelot publie dans les années 1920, comme beaucoup d’acteurs de l’occultisme – Barlet, Bosc, Matgioi, l’introducteur de Krishnamurti, Ludovic Réhault, Han Ryner, etc. – dans Le Voile d’Isis, où s’affirmera à partir de la fin de la décennie, dans une forme nouvelle qui se dégage des présupposés de la précédente – et aussi de ses présupposés à quelques égards progressistes -, en en conservant cependant des thèmes, le courant traditionnel de René Guénon. Ce tournant peut-il être interprété comme participant, à une place singulière puisqu’en référence à un Orient conservatoire de la « Tradition », de la réaction religieuse ou « spirituelle » qui pénètre alors la pensée [56]? La question peut être posée si l’on replace Guénon en perspective, dans la chronologie des idées politico-religieuses qui ont traversé la scène de l’occultisme et vu, un temps, les « noces chymiques » de ce dernier avec la littérature et la critique sociale dans le sillage de l’utopisme et du socialisme[57]. Mais sur un plan philosophique, l' »ésotérisme » du XXe siècle, pour lequel, selon Guénon, « ce qui concerne la métaphysique, c’est ce qui est au delà de la nature » [58], s’éloignera également, dans l’ouverture d’un nouvel espace spirituel, « traditionnel », de cette définition inverse du philosophe libre penseur déiste Charles Fauvety, définition dans une certaine mesure valable pour l’ensemble du courant déiste ou moniste – mais anti-surnaturaliste au sens du surnaturel catholique – jusqu’à François Jollivet Castelot et à sa passion alchimiste pour la matière: « la métaphysique n’est que la logique de la nature perçue par l’esprit humain »[59].
Plus sur le sujet :
L’Arcane Suprême, Denis Andro.
L’arcane suprême est issu de Sociologie et fouriérisme « Présentation d’une journée « harmonienne » aux environs de l’an 2000 » a été republié par la revue Le Grognard (n°20, décembre 2011).
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Notes:
[1] Fils du fondateur du Journal du Magnétisme.
[2] Directeur de l’Institut Métapsychique International de 1925 à 1938.
[3] L’idée libre, 1926, p. 22–23.
[4] Préface à Porte du Trait des Ages: F. Jollivet Castelot. L’écrivain. Le poète. Le philosophe, 1914, publiée dans les Nouveaux Horizons de la science et de la pensée, août-septembre-octobre, rééditée dans les Cahiers des amis de Han Ryner n°114, 1974; préface à L’idée communiste, 1922. Merci à Daniel Lérault, de la Société des amis de Han Ryner, ainsi qu’à Clément Arnoult, qui anime le blog consacré à Han Ryner: http://hanryner.over-blog.fr/. Fait peu connu, le philosophe libertaire a lui aussi participé à la mouvance occultiste, pour l’initiative ésotérico-artistique autour de la revue L’Hexagramme des frères Simon-Savigny diffusant la « métaphysique adamiste » de leur père Michel.
[5] Le Destin ou les Fils d’Hermès, roman ésotérique, 1920, rééd. Le Lis, s.d.
[6] Robert Vanloo: L’Utopie Rose–Croix du XVIIe siècle à nos jours, Dervy, 2001, p.285. L’auteur lui consacre plusieurs pages (« Jollivet-Castelot et le communisme spiritualiste », p.285-293), s’intéressant notamment à ses essais de « réformation de l’humanité », dans la tradition des Rose-Croix du XVIIe siècle. Nous en reprenons certains éléments biographiques.
[7] Le Destin, p.33.
[8] La vie…, rééd. Cosmogone, Lyon, 2001, p.22–23.
[9] ibid., p.35.
[10] ibid., p.36–37. L’emploi des notions d’attraction et d’harmonie laisse penser qu’il a déjà lu Fourier, dont le héros du Destin fait la propagande dans des cercles monarchistes (p.246). »L’Amour est l’arcane suprême de la Magie », lui assure par ailleurs un prêtre anticonformiste (p.301).
[11] Le Grand–Oeuvre alchimique, éd. de l’Hyperchimie, 1901. Françoise Bonardel évoque le »monisme spiritualiste » de Jollivet Castelot: Philosophie de l’alchimie, PUF, 1993, p.88–89.
[12] »Il était anarchiste, non moins que socialiste, estimant que chacun doit développer au maximum son indépendance, son caractère typique, ses facultés, et que la coopération sociale, pour être sincère, féconde et effective, doit être volontaire » (Le Destin, p.74). Il exprimera néanmoins son aversion pour « les anarchistes, poètes du Mal » au profit du modèle hiérarchique de la synarchie (L’Hyperchimie n°1, 1900). FJC semble avoir oscillé à plusieurs reprises entre un modèle politique spiritualiste et les formes existantes du socialisme. La même Hyperchimie évoque les Temps nouveaux anarchistes en 1896.
[13] Le Destin, p.75. Dans sa Sociologie de l’espérance (Calmann-Lévy, 1973), Henri Desroche souligne qu’ »à côté de ce maelstrom utopique, on voit également se détacher un autre millénarisme: celui du Monarque fort, du Prince caché et prédestiné » , comme chez les vintrasiens annonçant « un Règne de l’Esprit et l’avènement conjoint « d’un Saint Pontife et d’un Monarque fort » » (p.91).
[14] Gérard Galtier: Maçonnerie égyptienne, rose–croix et néo–chevalerie, Ed. du Rocher, 1989, p.317. G. Galtier consacre plusieurs pages à Jollivet Castelot (« Jollivet Castelot et le communisme spiritualiste », p.316-318 »).
[15] 22 juillet 1894, in Correspondance alchimique d’August Strindberg à Jollivet Castelot, Ed. du Cosmogone, Lyon, 1998, p.11 (réédition du Bréviaire alchimique publié en 1912 par Jollivet Castelot après la mort de l’écrivain suédois). Les lettres, de 1896 à 1911, de FJC à Strindberg, inédites sauf la première, sont conservées à la Bibliothèque royale de Suède (merci à Per Stam, Société Strindberg, Stockholm). A noter que Strindberg s’est affirmé anarchiste durant une courte période dans les années 1880; c’est aussi, en 1885, un visiteur de Guise, fondé par le fouriériste aux convictions spirites l’ouvrier puis industriel Jean-Baptiste Godin (cf Michel Lallement: Le travail de l’utopie. Godin et le familistère de Guise, Les Belles lettres, 2009, p.59).
[16] A trois reprises cette année–là la première page lui est consacrée: Paul-Henri Bourrelier: La Revue blanche. Une génération dans l’engagement 1890-1905, Fayard, 2007, p.329. Cette revue d’avant-garde, animée par l’anarchiste Félix Fénéon (qui comparaîtra comme Ivan Aguéli au Procès des Trente d’août 1894 visant les libertaires) s’ouvre un temps à l’occultisme (chroniques de Sédir en 1896), comme Le Mercure de France, La Plume, Les Partisans, Pan, L’Idée libre belge…
[17] La Revue blanche fait de la publicité pour L’Hyperchimie, en octobre 1896 et en mars 1897, Bourrelier: ibid, p.331. Strindberg opère aussi alors des »célestographies », clichés d’étoiles imprégnés sans appareil, qu’il adresse à Flammarion: Michel Frizot: »L’âme au fond. L’activité photographique de Munch et Strindberg », Lumière du monde, lumière du ciel, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1998. Comme avec ses « cristallographies », il s’agit de recueillir « fluides et effluves sur un support sensible » (ibid, p.198).
[18] »Toute la jeunesse scandinave attend quelque chose, et du nouveau ! Tout le monde aspire aux idéals : mais de nouveaux (…) Saint–Martin, Swédenborg, Théosofie, ne sont que des pis–aller, faute de mieux », Strindberg, 29 septembre 1897. Il l’interroge aussi sur la théosophie d’Helena Blavatsky: « Croyez-vous qu’il existe une sagesse actuelle en Thibet et un rapport entre celle-ci et celle mentionnée par Swédenborg ? Qu’il y a des Mahatmans ? Et que Mme B. y a séjourné et étudié à Thibeh ? » (27 décembre 1897).
[19] Le Destin, p.297. Les autres arts prisés par les occultistes (tarot, astrologie) comportent également, pour eux, une dimension d’ascèse et de gnose. Voir par exemple Oswald Wirth: Le Tarot des imagiers du moyen-âge (1927), préface de Roger Caillois, Tchou, 1982.
[20] Galtier: op.cit., p.316.
[21] Le Destin, p.353.
[22] p.377.
[23] Ibid., p.387. Dans la théorie unitaire de Fourier, l’aromal désigne une substance subtile, sorte de fluide, des corps des planètes en création, qui rayonne dans les corps (ainsi des défunts, les ultramondains).
[24] Ibid., p.393.
[25] p.395.
[26] p.429.
[27] L’Hyperchimie, janvier 1899. Ses collaborations à La Plume sont au nombre d’une quinzaine: L’Alchimie, Ce qu’est l’hermétisme, Application des doctrines hermétiques, La Synarchie (appliquée en Atlantide, en Egypte, il y a quelques milliers d’années, sous l’égide des Initiés issus de collèges sacerdotaux traditionnels), Défense de Stanislas de Guaita, etc. (1899–1900).
[28] L’occultisme et la magie, n°5, L’élixir de longue–vie et la thaumaturgie, n°10, mars 1901.
[29] Les aquarelles de Léon Galand, les illustrations de Marie Duhem, etc. indiquent que les éditeurs visent, avec ce « beau livre », un lectorat d’esthètes autant que de férus de sciences occultes.
[30] Chacornac, 1905.
[31] p.41.
[32] Ibid., p.42.
[33] Ibid., p.60.
[34] p.18.
[35] p.48.
[36] p.89.
[37] p.113. Le texte est écrit entre 1896 et 1898.
[38] Cinquième évangile, réédition Théolib, 2009. Ce texte libertaire et légèrement spiritualiste eut bon accueil chez les protestants libéraux:
[39] Créée en 1901 par l’ancien officier de l’Armée du salut et futur anarchiste apôtre de la liberté sexuelle Emile Armand. Y collaborent de nombreux socialisants, comme la doctoresse Madeleine Pelletier, qui collabore aussi à L’Acacia créé en 1902 par le socialiste et fouriériste (et ancien responsable de la première revue française de l’Association internationale des travailleurs) Charles Limousin (c’est dans L’Acacia que René Guénon publiera en 1909 l’un de ses premiers textes): Denis Lefebvre: « La revue L’Acacia et son fondateur Charles Limousin », Chroniques d’histoire maçonnique 53, 2002. cf aussi Denis Andro: « Les débuts (1901-1903) de L’Ere nouvelle, journal évangélique d’extrême-gauche », Théolib 54, juin 2011.
[40] La vie inconnue de Jésus-Christ (1920). La figure du Christ « divin Maître » dans le milieu occultiste est alors déterminante: un retour à l’Evangile suscite des groupes créés par des occultistes, les Amitiés spirituelles de Sédir ou l’Entente évangélique de Phaneg – tous deux se revendiquant de « Maître Philippe »: cf L’Initiation n°2, 2002. Pour le groupe de Sédir, Jésus n’est pas un simple « Initié », mais le Fils de Dieu dans la tradition chrétienne. La mouvance occultiste est traversée par le grand courant de conversion à l’Eglise qui touche de nombreux intellectuels et littérateurs (maints spirites et occultistes, rappelons-le, sont des artistes ou des poètes).
[41] Jésus et le Communisme, p.79-80.
[42] La Doctrine ésotérique, La Synarchie, La Revue socialiste n°8 et 9, août et septembre 1885, et n° 36, décembre 1887. En ligne sur EzoOcult.
[43] La Rose–Croix, janvier 1921, citée par Galtier, op.cit., p. 317. On trouve une même expression dans Sociologie et fouriérisme (voir infra), p.213.
[44] La Tradition occulte, texte édité avec les Nouveaux Evangiles, p.181.
[45] Daragon libraire–éditeur, 231 p.. Voir aussi la notice du Dictionnaire biographique du fouriérisme:
[46] Galtier, p.316.
[47] Vanloo indique que L’Humanité, le 23 mai 1926, déconseille sa lecture: op.cit. p.290. Jollivet Castelot n’est pas le seul ésotérisant à s’engager dans le nouveau Parti communiste: c’est aussi le cas, très tôt, d’Erik Satie, qui avait d’abord intégré le Parti socialiste le lendemain de l’assassinat de Jaurès: « je fais partie du soviet d’Arcueil », cité in E. Satie: Correspondance presque complète éd. Ornella Volta, Fayard/IMEC, 2000, p. 1153.
[48] Vanloo, p.291–293. Il fait déjà part d’une idée d’unification de l’humanité dans Sociologie et fouriérisme. L’internationalisme de Jollivet Castelot va selon nous au-delà du fédéralisme européen. L’idée d’ »Etats-Unis du monde » est notamment défendue, en 1915, par Lénine, contre la seule idée européenne bourgeoise (« A propos du mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe »).
[49] t.32, Ed. ouvrières 1988, p.232-233, notice de J.L. Pinol.
50] La notion d' »idée-force » vient d’Alfred Fouillée (Evolutionnisme des idées forces, 1890).
[51] Auquel il participe : L’Alchimie, n°1 et 2, mai–juin 1903. La revue ouvre aussi un temps ses colonnes à l’Eglise gnostique qui entend défendre la tradition des » Templiers, Albigeois, Rose–Croix et Francs–Maçons » contre le » christianisme sémitisé et dégénéré de l’Occident » par les livres hermétiques de l’Orient » (Johannès, Evêque Gnostique de Lyon, La Gnose Moderne, n°3, mars 1904).
[52] n°5, 1912.
[53] »Revue initiatique de l’Ordre du Lys et de l’Aigle », n°15–16, juillet–août 1924.
[54] n°1, janvier 1913.
[55] janvier 1929, à l’occasion de la recension, par Emile Dermerghem, d’E.Gascoin: Les Religions inconnues: JFC « qui assure être arrivé à fabriquer un peu, très peu d’or, par une méthode que les savants officiels se sont refusés – on ne sait pourquoi – à contrôler ». Ce type d’occurrences ironiques paraît témoigner d’une forme d’épuisement de l’intérêt pour l’occultisme dans les milieux aux idées avancées.
[56] « Depuis la condamnation de l’Action française par le pape Pie XI en 1926, l’anti-modernisme cède le pas à la « primauté du spirituel » »: Margaret Teboul: « Naissance du paradigme de l’existence », Europe n°972, avril 2010.
[57] Plusieurs mouvements: surréalisme, Grand Jeu de René Daumal, Acéphale de Georges Bataille, croiseront encore ces dimensions, mais dans un contexte intellectuel distinct. Pour le surréalisme, cf Marie-Dominique Massoni: « Surréalisme et hermétisme », L’Initiation n°2, 2002, qui cite Breton: « Parmi les collaborations souhaitées, je n’en vois qu’une qui nous manqua, ce fut celle de René Guénon ». Les surréalistes avaient notamment lu Orient et Occident (1924).
[58] Guénon: La Métaphysique orientale (1926), rééd. Villain et Belhomme – Editions Traditionnelles, 1970, p.7.
[59] Théonomie: démonstration scientifique de l’existence de Dieu, chez Lessard, Nantes, 1894, p.201.