Un article de Julie Stern au sujet de John Dee.
À l’époque de la remontée des intégrismes et autres versets sataniques il n’est pas inutile de voyager au XVIème siècle pour découvrir un point central de réponses et de questions en rapport avec l’éthique du bonheur et de la technologie occidentale de 1994. Neuf siècles après la révélation islamique, 200 occidentaux de toute l’Europe se retrouvèrent à porter l’esprit de la Renaissance avec le flambeau de leurs certitudes. Ils étaient mystiques, ingénieurs, mathématiciens, techniciens, courtois, évangélistes du paradis sur terre. Ils créèrent l’humanisme dont tout le monde parle en nos temps de réflexions morales, mais que trop peu connaissent. La démocratie y puise là une dimension transcendantale et biblique. John Dee est celui qui reçut la révélation la plus imposante – plusieurs centaines de pages dont un monologue de Dieu aussi amer et profond que le Livre de Job, où il se repent même d’avoir créé l’être humain… le reste du texte s’apparentant au célèbre livre des Dialogues avec l’Ange – révélation spirituelle de portée universelle dissimulée qui s’inscrit en filigrane au cœur des relations actuelles de l’humain à son identité, de la société et de la nature, de la femme et de l’homme, des peuples et de leurs histoires, des religions et des politiques, de la liberté et de l’amour. De l’art. La grande aventure de l’évolution de l’esprit humain.
Les mystères de John Dee
Jusqu’à une date récente, John Dee fut regardé comme un maniaque isolé et marginal de l’histoire britannique de la dynastie des Tudor, n’ayant bénéficié d’aucune étude approfondie, académique et sérieuse, un homme seulement digne d’intérêt aux yeux d’une petite minorité d’antiquaires et d’occultistes. Même aujourd’hui l’Encyclopedia Britannica ne nous propose qu’un petit paragraphe étriqué et sans information exhaustive – sort peu enviable pour un homme qui fut révéré en son temps – la grande Renaissance – comme l’homme le plus érudit de toute l’Europe.
Inspirateur du personnage de Prospero dans la Tempête de Shakespeare, John Dee est à la base de la révolution technicienne anglo-saxonne moderne et des contradictions éthiques du système héritées et transformées par l’exercice du pouvoir. Faire sa biographie revient à faire œuvre en matière d’histoire des sciences et des technologies (astronomie, astrologie, mathématiques, mécanique), des sociétés (de l’antiquité au XVIème siècle) et des spiritualités (mondiales).
John Dee donna à l’Angleterre le concept politique d’« Empire Britannique » et ouvrit les flux de navigation de la Grande-Bretagne avec la Russie et l’Amérique. Il prétendit avoir communiqué avec les anges comme si les rois, les empereurs et les grands ne lui suffisaient pas. Une vie qui se déroule comme un film d’aventure mystico-politique, une épopée au rythme d’un thriller mythique car Shakespeare n’est vraiment pas loin et la Tempête eût vraiment lieu….
Biographie
John Dee est né à Londres le 13 juillet 1527. Il était le fils de Rowland Dee, un courtier au service privé du roi Henry VIII. Les deux familles d’origine galloise s’étaient soudées durant la guerre des deux roses où la pourpre des Tudor avait vaincu la blancheur de la rose d’York. De 1542 à 1545, John Dee étudie au Collège St John de Cambridge dont il raconte ; “J’étais si profondément plongé dans l’étude que durant ces années je respectais de manière inviolable mon emploi du temps ; seulement quatre heures de sommeil chaque nuit ; deux heures par jour pour prendre nourriture et boisson (et quelques rafraîchissements après) ; et le reste des dix-huit heures (excepté le temps pour aller et réaliser le service divin) passa dans mes études et apprentissage).” Puis le Trinity College. Reçu bachelier ès Arts en 1546 il devient l’un des membres de la Société des Amis du Trinity College, toujours à Cambridge.
Cette même année, il construisit une machine volante pour la représentation de l’apparition théâtrale de Zeus dans La Paix, pièce d’Aristophane. Infortunément, cette prouesse technique pour l’époque forgea la base d’une accusation de pratique des arts magiques maléfiques (pensez donc à Zeus en train de voler sur un char au sein de l’Olympe à la sortie du moyen-âge religieux !) et un évocateur des mauvais esprits. Banal. La dure vie du XVIème siècle. Comme Bertrand Gilles l’a indiqué dans son célèbre ouvrage Les Ingénieurs de la Renaissance, les mystiques seuls étudiaient les mathématiques qui aboutissaient à concevoir des machines permettant de faire disparaître les ouvrages pénibles pour l’humanité. Mais l’Eglise avait interdit cette pratique des « arts mécaniques » jugés diaboliques. Seuls les rois et la haute noblesse militaire protégeaient une part de la connaissance technique héritée de l’antiquité pour fabriquer des armes, des ponts, des véhicules, des scaphandres, des moulins, des proto-machines volantes ou plongeantes… Et les 200 de la renaissance européenne…
Mais Dee s’en dépêtre. On court dans toute l’Europe et les villes sont de verdure fleuries. Et s’enfuit. La Belgique. Les Flandres. De 1548 à 1551, John Dee poursuit des études à Louvain, université soutenue financièrement par la papauté et l’Empereur Charles V, réputée dans toute l’Europe pour l’étude des Lois Civiles et des Mathématiques. John Dee visite également Anvers avant d’arriver à Paris et y faire la performance remarquable pour un jeune homme de 33 lectures successives sur Euclide. “Une chose qui n’avait jamais été faite publiquement dans aucune Université de la Chrétienté”, comme il le notera lui-même avant de préfacer le premier ouvrage britannique d’Euclide qui servira encore à l’enseignement des mathématiques dans les collèges anglais de 1914. Mais surtout le passage de John Dee à Louvain qui n’achèvera pas son doctorat fut celui de sa rencontre et de sa très longue amitié avec Gérard Mercator, le premier géographe du globe terrestre réel, le fondateur de la géographie moderne. John Dee retourne en Angleterre en possession du secret de la boussole orientée sur le pôle magnétique dont la place et le rôle sont découverts par Gérard Mercator, les contrées d’Amérique et les passages présumées vers la mer Baltique et la Russie. C’est l’amitié de John Dee qui ouvre la dimension « d’empire maritime” au monde anglo-saxon. La Russie. Et la Virginie…
En Angleterre il passe les années 1551 à 1553 comme tuteur de Robert Dudley, fils du Lord Protecteur Northumberland, et plus tard Comte de Leicester. En 1553, Edouard VI lui confère deux Eglises en fonction, avec leurs pensions, les rectorats d’Upton-on-Seven, Worcestershire et Long Leadenham, Lincolnshire. Toutefois, l’accession de la Reine Mary Tudor (mariée à l’ultra-catholique roi d’Espagne Philippe II qui réprime le protestantisme puritain) provoqua un déplaisant revers de fortune d’autant que les étudiants en arts magiques et mathématiques (à l’époque c’est la même discipline, interdite en même temps que l’étude de tout art « mécanique ») sont poursuivis par les bûchers. John Dee est emprisonné en 1555 sous l’inculpation d’être « soupçonné d’avoir lancé des enchantements contre la Reine ». Il est relaxé, mais son majordome, Barthlet Grene, est brûlé vif.
Pour retrouver son crédit, John Dee adresse une supplique à la Reine Mary pour la recherche et la préservation des anciens écrits (brûlés par les tribunaux) et monuments. 1556. Il est embauché comme assistant d’un inquisiteur. Il récupère tous les manuscrits d’alchimie (qu’il étudie) saisis aux domiciles des prévenus de la justice ecclésiastique et accumule un énorme fonds de manuscrits qui servira à l’essor scientifique ultérieur de la Grande-Bretagne. “Si le facteur essentiel d’une université est une excellente bibliothèque, FR Johnson a souligné que la maison de Dee peut vraiment être considéré comme l’académie scientifique d’Angleterre durant la première moitié du règne d’Elizabeth 1ère d’Angleterre.” comme le soulignent les modernes biographes de John Dee, Frances Yates et Peter French. Sa bibliothèque inclut les oeuvres complètes de Platon et d’Aristote, les drames d’Eschyle, Euripide, Sophocle, les sentences de Sénèque, Terence et Plaute, les écrits de Thucidyde, Hérodote, Homère, Ovide, Tite-Live, Plutarque.
Mais la Reine Mary Tudor vient de mourir.
Il avait de nombreux ouvrages sur la religion et la théologie : la Bible, le Coran, St Thomas d’Aquin, Luther, Calvin. Tous les ouvrages majeurs pour les antiquaires britanniques contemporains étaient présents, incluant toutes les œuvres de sciences, de mathématiques. La géographie. Evidemment, pour un homme de la Renaissance, le mysticisme et le magique étaient importants dans le schéma de rangement, avec Plotin, Roger Bacon, Raymond Lulle, Albert le Grand, Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Paracelse, Trithème et Agrippa. Et d’autres. Toute la Renaissance en un seul érudit. En faire la biographie, c’est donner la connaissance scientifique et technique de l’antiquité au XVIème siècle. Un cours d’art de la mémoire (base de l’éducation traditionnelle) en prime.
Le magicien de la reine Elizabeth 1ère d’Angleterre
L’astrologue de la date retenue pour le couronnement solennel de la Reine Elisabeth 1ère d’Angleterre s’appelle John Dee. Il la servira avec un dévouement peu commun durant toutes les années de son règne. Dee fut connu à la Cour avec son air de barde merlinesque et retrouva le Comte de Leicester, son premier élève, ainsi que le cercle de Sir Philip Sydney, l’amitié profonde de Sir William Cecil, et de nombreux autres proches de la Couronne dont le responsable des services secrets, Sir Gresham, incluant – spécialement – la Reine elle-même. Le matricule d’agent secret de Dee auprès de la Reine fut le chiffre 7. C’est une très bonne période. Des années « studieuses, productives et remplies de succès ». Il voyait la Reine plusieurs fois par semaine en conversations privées. Elle venait souvent chez lui à l’improviste. Il semble avoir rempli tout à la fois le rôle d’un conseiller politique, spirituel, militaire, culturel et technique. Secrets d’état britanniques. John Dee voit l’Angleterre sauvée si elle se décide à acquérir la maîtrise des eaux. La création de la flotte anglaise avec le bois russe. Ivan le Terrible est bientôt connu par les courtiers sous le nom de « Tzar anglais ». Il est si impressionné par la renommée de John Dee qu’il l’invite à Moscou, lui offrant nourriture et grande maison en plus de 2000 livres par an. John Dee refuse en bon patriote. En 1580 John Dee présente à la Reine Elizabeth une carte de l’hémisphère nord lui permettant d’asseoir sa légitimité des droits anglais sur l’Amérique du Nord. Et de promouvoir trois ans plus tard les voyages de son ami Sir Walter Raleigh avec le baptême de la « Virginie » et l’expédition de l’Orénoque, inspirant aussi celles de Francis Drake. L’Empire britannique naît tandis que la France se débat dans ses Guerres de Religion distanciées à l’envi par les œuvres de Français Rabelais…
Pour lire les ouvrages cryptés et évaluer le rôle de son pays sur le plan physique et métaphysique, John Dee est surtout intéressé par les cryptographies de l’alchimie, de la qabal et les possibilités de communication directe avec les forces divines de vie émanant des textes décodés. Il possède l’ensemble des œuvres de Roger Bacon, ce moine franciscain du XIIIème siècle qui décrit les étapes de la révolution scientifique qui ne s’accomplira qu’au XVIIème, et fera le pont avec Francis Bacon qu’il rencontre à deux reprises, lui révélant le rôle essentiel de la méthode expérimentale pour l’essor des sciences et des techniques utiles à l’humanité ainsi que sa responsabilité vis-à-vis de Roger Bacon, portant le même nom que lui. Francis n’était pas aussi profond, mais il fera connaître du monde scientifique une vision de la méthode expérimentale qui bien que manquant de sel n’en demeure pas moins réelle.
Comme tous les grands renaissants, John Dee découvre dans l’Arbre de Vie un schéma de synthèse œcuménique de toutes les religions et mythologies, schéma fonctionnel où couleurs, minéraux, plantes, arbres, lettres, nombres, parties du corps, portions du ciel et noms divins se correspondent. L’alchimie lui fait faire un voyage en Hongrie pour acheter un antimoine réputé, mais les expériences qu’il réalise de nombreuses années ne sont pas concluantes. Ce sont surtout les manuscrits magiques qui vont ouvrir les portes d’étranges expériences, celles de la philosophie occulte.
Nous sommes en 1582. Il rencontre l’homme avec lequel son nom sera si souvent associé, Sir Edward Kelley. Beaucoup de personnes ont médité en vain pour comprendre comment il fut possible qu’un homme intelligent comme Dee, exercé aux études classiques, féru de navigation, de mathématiques, de logique, de littérature et de philosophie, se soit occupé lui-même d’alchimie, de magie et d’évocation des esprits avec l’aide de Kelley. Examinons cette question.
La philosophie occulte eut une très grande influence sur la Renaissance. Elle décrivait l’univers en trois dimensions : le monde Elémentaire de la Nature Terrestre qui était la province des sciences physiques, le Monde Céleste des étoiles qui pouvait être compris et appréhendé par l’étude et la pratique de l’Alchimie et de l’Astrologie, incluant astronomie et mathématiques, et le Monde Supercéleste qui pouvait être étudié par les opérations numériques et l’évocation des anges eux-mêmes. Dee tente d’explorer le Monde Supercéleste pour obtenir des réponses vivantes qu’il ne trouvait plus dans les livres qu’il avait tous lus. Sa tentative d’obtenir ce contact angélique est du point de vue de son temps et de la méthode expérimentale purement logique. Les motivations profondes de Dee sont scientifiques et religieuses. Religieuses en ceci que Dee croyait sincèrement lui-même qu’il était en conversation avec les émissaires de Dieu et montrait une attitude constante empreinte de sagesse chrétienne. Scientifiques en ceci que Dee posait la question : Y a-t-il une vie intelligente dans d’autres dimensions ? Il croyait que c’était le cas et que l’Homme pouvait réussir à établir la communication permanente avec les anges. Il essaya. Se trouvant piètre voyant, John Dee cherche un médium pour voir et entendre les anges invoqués. Saul Barnabas fut remplacé par Edward Kelley dont on connaît peu de chose.
Né à Worcester le 1er août 1555, il entre à Oxford sous le nom d’Edward Talbot puis disparut de l’Université. Certains historiens pensent qu’il avait ouvert la tombe de Saint Dunstan dans l’espoir d’y retrouver une poudre de projection alchimique mentionnée dans les légendes. Quoi qu’il en soit, il devint quelque temps le secrétaire du mathématicien et étudiant ès hermétismes Thomas Allen, avant de présenter lui-même ses services à la maison de Dee, à Mortlake.
Le Langage Enochien
Le 10 mars 1582. Selon le docteur Thomas Head : “Le portrait du compte-rendu des séances avec Dee est celui d’une personnalité ambiguë au plus haut point, mauvais et menteur, instable et acide, prompt d’un côté à de terrifiques accès de colère accompagnés de violence physique, et de l’autre à de soudains élans spirituels desquels il se sépare promptement.” La plupart des biographes s’accordent à dire que le contraste entre la vie et le caractère de Dee et ceux de Kelley est à la source de la fascination des deux hommes. Le saint et le débauché. Notre propre traduction des comptes-rendus de séance nous fournit d’autres pistes. Dee fut attiré par Kelley lorsque celui-ci se présenta comme un « alchimiste opératif ». Dee n’aurait pas réussi à expérimenter sa « magie angélique » sans le soutien médiumnique exceptionnel de Kelley et à déboucher, après des résultats initiaux extraordinaires par rapport au but recherché, sur l’émergence d’une énigme qui n’a toujours pas été réglée : le langage énochien. Dee ne savait toujours qu’en penser au soir de sa vie, trente ans plus tard…
Les préparatifs initiaux étaient simples. Comme le note le docteur Head : “Simplement en posant une pierre de vision ou un cristal de roche sur la table de pratique et une courte prière dite par le docteur Dee.” Le résultat fut que Kelley reçut le premier jour une vision de l’Ange Uriel qui révéla sa signature secrète et donna les directives préliminaires pour la construction de « deux talismans magiques » :
1 – Le « Sigillum Dei Aemeth (Le »Sceau de la Vérité Divine »), un pantacle de 9 pouces de diamètre fait de cire purifiée, pièce conservée actuellement au British Museum.
2 – La « Tabula Sancta » (La « Table Sainte »), une table faite de bois précieux de 1,60 mètre de haut sur 0,8 de large, sur laquelle un large sceau rectangulaire contenant 12 lettres d’un alphabet inconnu (l’énochien…) étaient entourés avec 7 sceaux circulaires attribués aux pouvoirs planétaires.
Les deux talismans qui étaient en fait les deux premiers documents énochiens devaient être employés ensemble, le pantacle étant placé sur la Table Sainte durant son usage. Dee et Kelley furent persuadés que ce langage était celui des anges eux-mêmes et correspondait à une sorte de langage source, dont les plus antiques langues seraient issues. La complexité des événements s’accroît. Le 14 mars un esprit se présentant comme l’Ange Michael donne des instructions pour fabriquer un anneau magique en or, portant un sceau qu’il disait être identique à celui qui “permit tous les miracles et les travaux divins et les merveilles réalisées par Salomon.” Le 20 mars l’Ange Uriel dicte un carré de 49 caractères, contenant 7 noms angéliques identifiés par Dee et Kelley. Un jour plus tard, un second carré est dicté. Kelley allait commencer à dicter à Dee les visions sur le langage angélique ou « Enochien ». Comme l’écrit Head : “L’alphabet énochien apparût d’abord : 21 caractères ressemblant à l’éthiopien dans la forme des lettres, quoique non dans sa structure proche du grec, est écrit de droite à gauche comme toutes langues sémitiques. Cela se poursuivit avec un livre contenant également une centaine de carrés, la plupart remplis de 2401 carrés (49 fois 49), dont la dictée devint le principal travail de toutes les séances quotidiennes durant 14 mois. Et le matériel continua de s’empiler page après page livre après livre jusqu’à la séparation finale entre Dee et Kelley en 1589.”
Dee et Kelley partent en Pologne sur l’invitation d’un aristocrate, séjournent à Cracovie où les Anges leurs parlent d’alchimie, avant d’être reçus à Prague par l’Empereur Rodolphe II de Habsbourg, l’empereur des alchimistes, protecteur de Dürer, Arcimboldo, Tycho Brahé, Képler et de nombreux autres. L’anti-Philippe II d’Espagne. Il prend Dee (qui lui offre un manuscrit original de Roger Bacon en lui parlant de ses contact angéliques) et Kelley sous sa protection. Pure synchronicité de la présence du mot « Aemeth » posé sur le sceau de cire de Dee et le « Aemeth » posé sur le Golem du fameux Rabbi Loew qui vivait à Prague à la même époque ? Le journal de Dee ne fait aucune mention d’une rencontre avec le rabbi mais il rencontre le médecin alchimiste de l’Empereur, Michael Maïer, le premier qui écrira pour attester de l’existence d’une fraternité portant l’emblème de la Rose et de la Croix, présente pour guérir l’humanité de ses maux. Fraternité invisible. Mais quoi qu’il en soit de la rencontre fictive ou réelle narrée par le romancier Gustav Meyrink dans son célèbre « Ange à la fenêtre d’Occident », quoi qu’il en soit de la disgrâce sociale qui tombe sur les deux hommes (Dee retourne en Angleterre avec sa femme en 1589, Edward Kelley est emprisonné par Rodolphe II de Habsbourg et meurt en 1595), la véritable question posée par Dee est celle de la Rose. Ethno-histoire. Chroniques de la transmission chamanique européenne.
John Dee à l’origine de la Rose-Croix ?
La légende rosicrucienne – l’histoire de la fondation d’une confrérie mystique par un certain Christian Rosenkreuz, de sa mort en 1484 et de l’ouverture de sa tombe 120 ans plus tard – fut d’abord relatée dans un certain nombre d’opuscules publiés dans les années 1614 et 1615. Dee est mort en 1608. Le plus influent de textes fut la Fama Fraternitatis rapidement traduit dans toutes les langues des érudits du XVIIème siècle. René Descartes rechercha fiévreusement les Rose-Croix en Europe et en garda l’empreinte dans sa philosophie personnelle. Cet opuscule influença non seulement les kabbalistes et les magiciens de l’époque, ces humains qui avaient tendance à penser plus en symboles qu’en mots, mais aussi les confréries maçonniques du XVIIIème siècle et les occultistes de la période postérieure à 1850. La rose qui a été de tout temps et de tout espace l’emblème de la beauté de la vie et de l’amour exprime la pensée secrète de toutes les protestations manifestées à la Renaissance. C’est comme l’écrivit Eliphas Lévi : “La chair révoltée contre l’oppression de l’esprit ; c’était la nature se déclarant Fille de Dieu, comme la Grâce ; c’était la Vie qui ne voulait plus être stérile ; c’était l’humanité aspirant à une religion naturelle, toute de raison et d’amour, fondée sur la révélation de l’harmonie de l’être, dont la rose était pour les initiés le symbole vivant et fleuri.”
La rose est une arme magique. Un pantacle naturel universel. La rose venue de la gnose d’Alexandrie, des traditions monastiques et des ordres religieux de chevalerie, c’est l’Amour invincible qui unit la chair à l’esprit, c’est l’Amour de la Face féminine de la Divinité. On pense bien sûr à Guillaume de Lorris qui commença le Roman de la Rose, sans oublier le Cantique des Cantiques de l’Ancien Testament. La Rose de Saron et le Lys de la Vallée. La Rose est la Nature, la Femme. Et le qabaliste chrétien Agrippa publie son livre De la Supériorité des Femmes. L’Inquisition et les Guerres de Religion ont durement frappé les femmes sous couvert de procès en sorcellerie comme le soulignent de nombreux universitaires anglo-saxons. On songe à l’Ordre du Temple et la construction des cathédrales en Europe. Les communes. Jehan de Meung reprend le Roman de la Rose après avoir lu, c’est bien le moins, les textes taoïstes transmis à Philippe VI le Bel par les Mongols. 1265. C’est la date de naissance de Dante qui sera l’un des chefs de la Fede Santa, tiers-ordre de la filiation templière. Il décrira dans son huitième ciel du paradis le Ciel Etoilé, celui des Rose-Croix, parfaits vêtus de blanc qui y professent l’universalisme de la doctrine évangélique, opposée à la doctrine catholique romaine, tout en évitant la rupture. Dee était pour la réconciliation du christianisme, toutes tendances confondues. Mais les abus de la papauté les trouvait impitoyables. Ils rejoignaient là les courants occultes de l’hermétisme, du catharisme, les thèses ouvertement gnostiques tenues par Albert le Grand, Saint Thomas d’Aquin, Pierre le Lombard, Richard de Saint-Victor, saint François d’Assise, sainte Claire, et le Tiers-Ordre tout entier. Le Tiers-Ordre qui va vaincre la féodalité en laissant jaillir de lui le Tiers-Etat. Car pour John Dee la chose est claire dans la lettre de 1563 qu’il adresse à Sir William Cecil :
- Tout est une Unité, créée et soutenue par l’Unique à travers ses Lois.
- Ces lois sont enseignées par les Nombres-Sons.
- Il existe un art combinatoire des lettres hébraïques qui les rend valentes avec le Nombre, de telle façon que de profondes vérités se révèlent concernant la nature de l’Unique et Ses relations avec l’Etre humain.
- L’Etre humain est d’origine divine. Loin d’avoir été créé à partir de la poussière comme le narre la Genèse, il est en essence un Génie stellaire.” Ou comme le dira Le Livre de la Loi, transmis à Aleister Crowley qui étudia Dee au début du XXème siècle : « Chaque homme et chaque femme est une étoile ».
- Il est essentiel de régénérer l’essence divine à l’intérieur de l’Etre humain, et cela peut être réalisé par les pouvoirs de l’intellect divin.
- Selon la sainte Qabalah, Dieu se manifeste par les intentions de 10 émanations progressivement denses : et l’Etre humain en dédiant son esprit à l’étude de la divine sagesse et en affinant son être entier, et par l’éventuelle communion des anges eux-mêmes, pourra à la fin entrer en présence de Dieu.
- Une compréhension attentive des processus naturels, visibles et invisibles, rend l’Etre humain capable de jouer avec ces processus à travers les pouvoirs de sa volonté, son intelligence et son imagination.
- L’Univers est un modèle ordonné de correspondances. Quelle que soit la chose dans l’Univers, elle possède un ordre, une sympathie et une force stellaire avec beaucoup d’autres choses.”
Pour John Dee, ce n’est pas une métaphore. Chaque être humain est vraiment une reproduction terrestre d’une des étoiles visibles dans le ciel, à l’instar de Paracelse. L’astrologie astronomique profile une synthèse des sciences qui aboutit à une astrosophie et une géosophie. Les révélations angéliques lui fourniront un important matériel mettant en relations les différents peuples connus, avec leurs qualités spécifiques et leurs singularités, selon un schéma relativement proche de l’histoire réelle des civilisations. Le premier rayon est constitué par l’Egypte, la France dans le 8ème, l’Allemagne dans le 10ème… De la diplomatie psychologique, historique et métaphysique pour se détendre.
Roman de la Rose du XVIème siècle
Histoire d’amour. 1578. John Dee a 51 ans. Ses cheveux et sa barbe blanchissent et il ressemble de plus en plus à un sobre Merlin. Sa renommée de magicien discret n’est pas discutée à la cour de la Reine. Mais la vraie magie de la vie survient lorsque la plus belle jeune femme de l’entourage d’Elizabeth 1ère, suivante de Lady Howard, Jane Fromont alors âgée de 25 ans, tombe éperdument amoureuse de lui. Ils se marient. Elle lui donnera 5 enfants et l’idée juste de la vraie dimension amoureuse d’une femme en un temps très patriarcal et très puritain/débauché. Jane et John Dee ont marié les roses blanches, roses et rouges, sans oublier les noires roses de l’art d’amour occidental, tantrisme naturel où l’esprit revisite toute l’histoire des divinités féminines, la Rose de Sumer, d’Egypte, de Babylone, de Grèce, de Rome, de Gaule, de Galles, de Celtie, du Moyen-Age et du XVIème siècle avec la découverte de la face Féminine de la Vie reprenant ses droits au fil de l’histoire humaine, à parité dans un monde dominé par la force masculine.
Pétales de roses. Scarlet Romance.
Mais nul n’est prophète en son pays et le retour de Prague à Londres, en 1589, est difficile. Certes, Jane est avec John et l’Invincible Armada des flottes espagnoles lancées pour conquérir l’Angleterre a bien péri en 1588 dans la grande Tempête dont la légende attribue le miracle jusque dans le peuple à la fabrication par John Dee d’un pentacle consacré aux éléments des eaux pour protéger la Grande-Bretagne de toute domination maritime. Mais, en même temps, la même réputation de magicien a détruit par les flammes la maison de Dee à Mortlake, le voisinage ayant perçu autour la présence d’esprits et de spectres avant de la brûler.
Il n’y eut pas de réception somptueuse pour les recevoir. Leurs demandes d’assistance et de protection échouèrent successivement et Dee fut intensément tourmenté par des problèmes financiers et par le scandale. Finalement, c’est la Reine Elizabeth qui le nomme au Collège du Christ à Manchester en 1596. Mais les étudiants firent le gros dos aux réformes de John Dee qui leur procurait plus de travail. En 1605, ils le forcèrent à abandonner son poste. Il retourna à Mortlake, veuf, Jane ayant décédé peu de temps auparavant. Ses dernières années furent philosophiques. Il mourut en 1608.
L’histoire de la découverte du travail « magique » de John Dee est elle-même tout à fait étonnante. Ses biens furent vendus et transmis en héritage. Un siècle plus tard, un ami d’Elias Ashmole lui fait rencontrer la jeune femme qui les possédait. Sir Elias Ashmole était déjà en train de fonder ce qui allait devenir la franc-maçonnerie anglaise lorsqu’il reçut l’intégralité des écrits et le Sigillum Dei Aemeth de John Dee.
On ne lui connaît pas de commentaire particulier sur le hasard objectif qui lui permit d’en devenir le possesseur, sans qu’aucune personne n’interfère dans une transmission qui fera transiter le « dépôt énochien » jusqu’au médecin légiste du XIXème siècle, le docteur Wynn Westcott, qui les propose à la lecture d’un jeune et brillant étudiant maçonnique, lequel va devenir le beau-frère du philosophe français Henri Bergson : Samuel Liddell MacGregor Mathers. L’un des hommes à l’origine de l’Ordre Hermétique de l’Aube Dorée.
Plus sur le sujet :
Au sujet de John Dee, Lucie Stern, février 1995 e.v.
Illustration : Portrait de John Dee. XVIe, artiste inconnu. Ashmolean Museum, Oxford, Angleterre.See page for author / Public domain