Ibn Wahshiyya et la magie (3) par Spartakus FreeMann.
La magie.
La magie a toujours jouĂ© un rĂŽle important dans la sociĂ©tĂ© musulmane, mĂȘme si ce rĂŽle fut souvent officiellement dĂ©criĂ© ou niĂ© : bien que son utilisation ait souvent Ă©tĂ© condamnĂ©e par les religieux, son efficacitĂ© nâa jamais Ă©tĂ© attaquĂ©e. Ainsi, au dĂ©but du 10Ăšme siĂšcle, un religieux Ă©rudit al-Ashart a Ă©crit dans son ouvrage dogmatique Ibana :
« et nous croyons quâil y a des magiciens et une magie dans ce monde, et que la magie est une entitĂ© dans ce monde ».
Au Moyen-Orient, la magie a toujours conservĂ© ce rĂŽle, non seulement parmi les gens du commun, mais aussi parmi les savants. Au 10Ăšme siĂšcle les FrĂšres de la PuretĂ© ont intensivement Ă©crit sur la magie dans leur RasĂąâil (en particulier IV: 283 – 335). Cette encyclopĂ©die est composĂ©e de 52 Ă©pĂźtres (rasĂąâil) rĂ©partis en quatre tomes. Chaque tome dĂ©veloppe diffĂ©rentes matiĂšres :
- Tome 1 : les sciences mathĂ©matiques (14 Ă©pĂźtres) comprenant la thĂ©orie du nombre, la gĂ©omĂ©trie, lâastronomie, la gĂ©ographie, la musique, les arts thĂ©oriques et pratiques, lâĂ©thique et la logique ;
- Tome 2 : les sciences de la nature (17 Ă©pĂźtres) comprennent la matiĂšre, la forme, le mouvement, le temps, l’espace, le ciel et l’univers, la gĂ©nĂ©ration et la corruption, la mĂ©tĂ©orologie, les minĂ©raux, les plantes, les animaux, le corps humain, la perception, l’embryologie, l’homme en tant que microcosme, le dĂ©veloppement des Ăąmes dans le corps, la limite de la connaissance, la mort, le plaisir et la langue ;
- Tome 3 : les sciences psychologiques et rationnelles (10 Ă©pĂźtres) comprennent les principes intellectuels, l’univers, l’intelligence, etc. ;
- Tome 4 : les sciences thĂ©ologiques comprenant les doctrines et les religions, les ĂȘtres spirituels, la politique, la magie et les talismans.
Au dĂ©but du 10Ăšme siĂšcle Abu Bakr Ibn Wahshiyya fut lâauteur ou le traducteur de nombreux livres nabatĂ©ens, dont le cĂ©lĂšbre al-Filaha an-Nabatiyya, lâAgriculture nabatĂ©enne. Les livres nabatĂ©ens (Ă©galement appelĂ© le corpus nabatĂ©en) dâIbn Wahshiyya prĂ©tendent ĂȘtre la traduction Ă partir de lâancien syriaque dâanciens textes. Lâauteur et son livre ont suscitĂ© la controverse depuis le 19Ăšme siĂšcle, lorsque ce corpus a Ă©tĂ© diffusĂ© en Europe comme provenant de lâancienne Babylone. Lâouvrage a Ă©tĂ© dâabord rejetĂ© comme un faux avant dâĂȘtre dĂ©fendu par certains spĂ©cialistes.
« Le livre dont on attribue la composition aux savants du peuple nabatĂ©en, celui qui a pour titre lâAgriculture nabatĂ©enne et qui fut un des ouvrages des Grecs que lâon traduisit (en arabe), renferme une foule de renseignements (touchant ces matiĂšres) ; mais les musulmans en ayant pris connaissance, et sachant que la porte de la magie Ă©tait fermĂ©e pour eux et que lâĂ©tude de cet art leur Ă©tait dĂ©fendue, se bornĂšrent Ă en accepter la partie qui traitait des plantes sous le point de vue de leur mise en terre, des soins quâon doit leur donner et de ce qui se prĂ©sente dans de pareils cas ; aussi rejetĂšrent-ils les passages qui traitaient de lâautre art (la magie) » (Ibn Kaldoun, ProlĂ©gomĂšnes).
Que les Ćuvres du corpus nabatĂ©en soient authentiques ou non, ou quâelles proviennent de livres Ă©crits en syriaque ou dans une autre langue, il y a des Ă©lĂ©ments qui plaident en faveur de lâauthenticitĂ© d’au moins certaines parties de ces livres. On y trouve quelques priĂšres en aramĂ©en, et en arabe, qui semblent ĂȘtre des traductions de priĂšres aramĂ©ennes. Ibn Wahshiyya lui-mĂȘme ne pouvait guĂšre avoir composĂ© ces priĂšres, elles doivent donc lui ĂȘtre parvenues sous forme Ă©crite ou orale. Le contexte local est donnĂ© avec prĂ©cision, ce qui prouve quâIbn Wahshiyya connaissait la rĂ©gion, dont il parlait la langue, et il nây a donc rien dâimprobable Ă ce quâil ait eu accĂšs Ă des traditions locales.
Ibn-Khaldoun, dans ses ProlĂ©gomĂšnes, s’exprime en ces termes : « Les ChaldĂ©ens, avant eux les Syriens, et de leur temps les NabatĂ©ens, s’adonnĂšrent avec ardeur Ă l’Ă©tude de la magie, de l’astrologie, et Ă la connaissance des influences et des talismans. »
Plus loin, parlant de la magie, il nous donne les dĂ©tails suivants : « Les livres qui traitaient de cette science Ă©taient comme perdus parmi les hommes, Ă l’exception de ce qui Ă©tait consignĂ© dans es ouvrages des peuples anciens, antĂ©rieurs Ă la mission de MoĂŻse, tels que les NabatĂ©ens, les ChaldĂ©ens. Ces sciences existaient donc chez les Syriens, habitants de Babylone, et en Egypte chez les Coptes. »
Le nom de Nabats ou NabatĂ©ens dĂ©signe la population primitive et indigĂšne de la ChaldĂ©e et des provinces voisines. Ce sont probablement les NabatĂ©ens qu’EusĂšbe dĂ©signe sous le nom de Babyloniens, et qu’il distingue des ChaldĂ©ens. Ils occupaient toute cette contrĂ©e que l’on appela depuis Irak.
Ainsi, longtemps avant lâĂ©tablissement des Arabes sur la rive occidentale de l’Euphrate, il existait dans la ChaldĂ©e et la MĂ©sopotamie une population indigĂšne Ă laquelle les auteurs orientaux donnent le nom de NabatĂ©ens, et sous laquelle se rassemblĂ©s les AramĂ©ens. Ces habitants primitifs sont les mĂȘmes que ceux dont parle Masoudi sous la dĂ©nomination de ChaldĂ©ens et de Babyloniens.
Ernest Renan, qui se pencha Ă©galement sur ce curieux ouvrage, ne doutait pas que plusieurs des personnages donnĂ©s pour dâanciens sages de Babylone, et dont les noms ressemblent fort Ă ceux des patriarches hĂ©breux, ne soient ces patriarches eux-mĂȘmes. Cette identitĂ© avait dĂ©jĂ frappĂ© QuatremĂšre et Ăwald. Renan a essayĂ© de prouver quâAdam, Loth, HĂ©noch, NoĂ©. Abraham se retrouvaient aussi dans lâAgriculture nabatĂ©enne avec des lĂ©gendes analogues Ă celles des apocryphes juifs et chrĂ©tiens. Il conclut ainsi cette analyse :
« Certes, si chacun des faits susdits Ă©tait isolĂ©, on hĂ©siterait Ă en tirer des consĂ©quences. Mais ils forment par leur ensemble une dĂ©monstration qui nous paraĂźt trĂšs solide. Une rĂ©ponse subtile peut ĂȘtre vraie; mais dix rĂ©ponses subtiles ne sauraient lâĂȘtre. Nous tenons donc pour certain que chacun des personnages qui viennent dâĂȘtre Ă©numĂ©rĂ©s, et qui sont donnĂ©s dans lâagriculture comme dâanciens savants babyloniens, est le reprĂ©sentant de ces classes dĂ©crus apocryphes, dâorigine babylonienne ou syrienne, quâon dĂ©corait du nom de patriarches et qui groupaient autour dâeux un nombre plus ou moins grand de sectateurs. LâAgriculture nabatĂ©enne est dâun temps oĂč ces Ă©crits jouissaient dâune pleine autoritĂ©, et câest lĂ ce qui explique pourquoi les Juifs, qui ont fourni lâorigine de toutes ces fables ne sont pas nommĂ©s dans lâouvrage de Kouthami. Les traditions apocryphes dont nous parlons, eu effet, Ă©taient entrĂ©es en circulation Ă un tel point quâelles passaient Ă Babylone pour babyloniennes, de mĂȘme que les Arabes, en racontant leurs fables sur Edris et Lokman, ne rappellent jamais quâils les doivent aux Juifs et souvent mĂȘme semblent lâoublier ou lâignorer ».
NâĂ©tant pas spĂ©cialiste de la question, nous laisserons dĂ©battre les universitaires, ce qui importe dans cet article Ă©tant de prĂ©senter un personnage peu connu ayant eu une influence directe et indirecte sur les philosophies hermĂ©tiques et la magie.
Concernant la magie, tout dâabord, notons quâil nây avait, Ă cette Ă©poque, aucun interdit absolu contre la magie. La magie, et surtout sa pratique, a Ă©tĂ© regardĂ© de maniĂšre positive par les ulĂ©mas de lâIrak chiite et le peuple professait un certain intĂ©rĂȘt pour la magie, les sciences occultes et lâĂ©sotĂ©risme. Au dĂ©but du 10Ăšme siĂšcle, lâIrak, sous lâimpulsion de lâIslam, a vĂ©cu un regain dâintĂ©rĂȘt pour les diffĂ©rents phĂ©nomĂšnes religieux, et en particulier pour les spĂ©culations nĂ©oplatoniciennes. Les Ă©rudits musulmans Ă©taient impatients de faire resurgir le legs de leurs ancĂȘtres face Ă une acculturation arabe.
Dâautre part, le paganisme et le polythĂ©isme constituent une grande partie du matĂ©riel de la Filaha et des autres livres nabatĂ©ens. Cependant, afin dâĂ©viter toute accusation de polythĂ©isme, et donc risquer la mort, Ibn Wahshiyya parsĂšme ses Ćuvres de sentences coraniques et dâappels Ă la toute puissance de Dieu.
Pour Ibn Wahshiyya, la magie est un dispositif de forces prĂ©sent dans lâunivers. Son point de vue est, en gĂ©nĂ©ral, nĂ©oplatonicien, et le culte quâil dĂ©crit est astral, apportant avec lui lâidĂ©e dâune correspondance entre macrocosme et microcosme, ainsi que dâautres correspondances entre les diffĂ©rents phĂ©nomĂšnes. La vision du monde dâIbn Wahshiyya est magique et cela se voit dans lâomniprĂ©sence dâĂ©lĂ©ments magiques dans la Filaha, un ouvrage qui est censĂ© traiter de lâagriculture, ne lâoublions pas. Les livres nabatĂ©ens font une nette diffĂ©rence entre magie noire et blanche ; les personnes lĂ©sĂ©es par la premiĂšre peuvent se protĂ©ger par la seconde. Dans la Filaha, Ibn Wahshiyya Ă©vite constamment la magie noire, bien quâil se rapporte souvent Ă des passages aramĂ©ens qui sont en essence purement et simplement de la magie noire. Certains des poisons dĂ©crits dans lâouvrage appartiennent Ă la sphĂšre de la magie noire plus quâĂ la toxicologie. Ainsi, lâune des opĂ©rations dĂ©crit une recette magique afin de crĂ©er des animaux grotesques dont la vue seule peut tuer.
On y retrouve encore des invocations aux divinitĂ©s astrales, des recettes magiques et des formules ; la plupart des invocations sont donnĂ©es uniquement en arabe, mais une minoritĂ© est Ă©galement fournie avec lâoriginal aramĂ©en. Le corpus nabatĂ©en contient de nombreuses invocations aux divinitĂ©s astrales trĂšs souvent dans le cadre de la prĂ©paration magique. La Filaha offre une invocation Ă Zuhal, Saturne, associĂ© aux objets noirs, aux animaux, aux pierres et aux plantes, ce qui est typique des divinitĂ©s chthoniennes. Zuhal tout en conservant ses anciennes connotations chthoniennes, tout au long du livre, est cependant considĂ©rĂ© comme le dieu de lâagriculture.
Les recettes magiques de la Filaha sont en harmonie avec la conception de la magie en cours dans la rĂ©gion depuis la pĂ©riode hellĂ©nistique. Un Ă©lĂ©ment important des livres nabatĂ©ens est la prĂ©paration des images magiques. Une des rares occurrences explicite de la magie noire de la Filaha dĂ©crit la prĂ©paration de lâimage dâun homme ou dâune femme, portant leur nom et lâimage dâun animal venimeux ou vorace les attaquant. La prĂ©paration de cette image conduit Ă la maladie ou Ă la folie de la victime. Lâauteur ajoute de suite que, personnellement, il ne ferait jamais de mal Ă personne par procĂ©dĂ© magique. On nâest jamais trop prudentâŠ
Une autre forme de procĂ©dĂ© magique contenue dans la Filaha est lâutilisation de talismans que lâon suspend au chambranle des portes, et qui sont utilisĂ©s pour conjurer des animaux, comme des serpents, des scorpions et des guĂȘpes, ainsi que des voleurs, etc.
On trouve Ă©galement des prĂ©parations de potions et de mĂ©dicaments ne faisant pas appel Ă la magie, mais Ă lâastrologie.
Conclusions.
Ă notre connaissance aucun des ouvrages dâIbn Wahshiyya nâa Ă©tĂ© traduit en français. Ă peine trouve-t-on quelques bribes de ses textes chez Renan et QuatremĂšre. IgnorĂ© par les compilateurs de dictionnaires biographiques, Ibn Wahshiyya mĂ©rite quâon le sorte de lâombre nâont seulement pour ses apports Ă la science des hiĂ©roglyphes, mais Ă©galement Ă la magie et Ă lâĂ©sotĂ©risme. Ses alphabets furent peut-ĂȘtre connus et rĂ©cupĂ©rĂ©s par Agrippa, Kircher, Duret, Gaffarel, diffusĂ©s confidentiellement puis publiĂ©s dans les ouvrages hermĂ©tiques et occultistes. Les Ancients Alphabets peuvent sans doute nous donner une piste quant Ă lâorigine des alphabets « boulĂ©s », comme lâalphabet cĂ©leste, que lâon retrouve dans les traitĂ©s de la Kabbale et de la magie. Bref, Ibn Wahshiyya devrait encore nous Ă©tonner si nous nous donnons la peine de redĂ©couvrir son Ćuvre.
Relire la seconde partie.
Relire la premiĂšre partie.
Plus sur le sujet :
Ibn Wahshiyya et la magie (3), Spartakus FreeMann, août-octobre 2010 e.v.
Image par TheUjulala de Pixabay