Mircea Eliade et son Ɠuvre

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Mircea Eliade et son Ɠuvre par Ioan P. Couliano. 

J’ÉCRIVAIS dans L’Herne (p. 207), il y a quelques annĂ©es : « Dans le peu de rĂ©fĂ©rences Ă  seulement quelques livres de la crĂ©ation si vaste d’Eliade, nous voulions toucher Ă  deux points d’intĂ©rĂȘt : d’une part, le fait que l’homme moderne historique continue Ă  vivre inconsciemment selon les mĂȘmes catĂ©gories que l’homme prĂ©moderne, d’autre part que sa vie inconsciente est structurĂ©e selon un schĂ©ma d’initiation implicite dans son contact avec l’histoire. S’il nous est permis de le dire, l’on pourrait formuler ainsi cette situation : l’homme moderne subit l’ordalie de l’histoire, il est inconsciemment ‘initiĂ©’ Ă  l’existence responsable par le fait mĂȘme de son historicitĂ©. Cela quant Ă  son “initiateur”, quant aux contenus de son initiation… ce sont les mĂȘmes â€œĂ©preuves”, le mĂȘme scĂ©nario de mort et rĂ©surrection qui Ă©tait traduit dans des rites par les peuples archaĂŻques, qui revient dans son expĂ©rience onirique. La structure profonde de la vie psychique de l’individu est rĂ©glĂ©e par les mĂȘmes patterns qui, une fois, constituaient les modĂšles paradigmatiques de l’existence humaine, les “archĂ©types”, et qui lui Ă©taient transmis, avec piĂ©tĂ© et crainte, dans le langage murmurĂ© des mythes. Les rapports sont, Ă©videmment, inverses : ce qui constituait la surconscience d’un clan est l’inconscient d’un individu et d’un groupe ».

Tout cela reste, je crois, valable. L’homme, dans la conception d’Eliade, subit ce qu’Erich Neumann appelait « le rituel du destin Â», ce qui Ă©quivaut Ă  dire que, dans le monde d’aujourd’hui, le sacrĂ© n’est pas seulement « camouflĂ© Â» dans le profane, mais que le profane est le sacrĂ©. On a reprochĂ© Ă  cette interprĂ©tation son caractĂšre « minimaliste Â», puisque l’exemple de StĂ©phane Viziru de ForĂȘt interdite semble indiquer qu’au dernier moment, vu que la prĂ©monition de StĂ©phane se rĂ©alise, on assiste Ă  une vraie et propre irruption du sacrĂ© dans le profane. Mais il s’agit ici de la mort du personnage, qui rentre, en effet, dans une autre catĂ©gorie : « Il n’y a que deux expĂ©riences privilĂ©giĂ©es, qui mettent directement l’homme au contact avec le “mystĂšre de la totalitĂ©â€ : l’amour, comme quĂȘte de la totalitĂ©, et la mort comme “signe de lumiĂšre”, fusion dans le tout Â» (ib. 207-8). La conclusion que, pour l’homme moderne, le profane est le sacrĂ© n’apparaĂźt que plus lĂ©gitime lorsqu’on la compare avec le mĂ©canisme Ă©liadien de la crĂ©ation du mythe dans le monde moderne, ce mythe qui n’est que fonction de dĂ©calage entre la simplicitĂ© de la rĂ©alitĂ© et le labyrinthe de l’interprĂ©tation. Certes, l’Ɠuvre si touffue d’Eliade, l’horror vacui que manifeste son activisme frĂ©nĂ©tique, semblent infirmer l’idĂ©e qu’au fond son espoir le plus profond repose sur rien. Or, on peut justement interprĂ©ter l’effort grandiose du mystagogue, sa vocation pĂ©dagogique, son impĂ©rieux dĂ©sir de venir Ă  la rencontre des souffrances de ses congĂ©nĂšres, comme une tentative pleinement rĂ©ussie d’occulter cette vĂ©ritĂ©. C’est pourquoi, d’ailleurs, comme l’observait rĂ©cemment le philosophe roumain C. Noica, Eliade est si peu philosophe dans toute son activitĂ©. Dans la conviction de bĂątir sur rien, l’accent tombe, chez Eliade, sur « bĂątir Â», celui de la philosophie occidentale sur « rien Â». BĂątir sur rien c’est aussi la dĂ©finition la plus convenable de la mystagogie Ă©liadienne, de ce mythe qui, en son essence, est malentendu, contradiction entre le fondement de la maison (« rien Â») et le bĂątiment Ă©norme qui ne se soucie nullement de reposer sur le nĂ©gatif de tout fondement.

Que le mythe soit une «histoire vraie», celle-ci est la vĂ©ritĂ© de l’hermĂ©neutique. Et c’est, paradoxalement, la seule vĂ©ritĂ© du monde occidental. Mais la vĂ©ritĂ© du mythe repose sur rien. Celle-ci est la vĂ©ritĂ© occulte, rĂ©servĂ©e Ă  ceux qui l’acceptent. Et pour ceux qui ne l’acceptent pas, il faut des mythes Ă  justifier leur histoire. Il faut les secouer, les rĂ©veiller, car ne pas accepter le rien ne signifie pas qu’on ne vit sous l’empire absolu du rien.

La fonction du mythe, cette histoire que l’hermĂ©neutique rend vraie, est de crĂ©er un puissant obstacle entre l’homme et le rien, d’empĂȘcher que celui-ci s’empare du monde humain. Le mythe, c’est l’humanitĂ© de l’homme, ce qui le tire du rien, ce qui l’oppose au nĂ©ant. Sur le plan de l’hermĂ©neutique, le mystagogue se transforme en vrai magicien et pĂ©cheur des consciences Ă  la dĂ©rive, qui risquent d’ĂȘtre englouties par le rien. Le mystagogue sauve.

Ce ne fut que lentement que le « message Â» d’Eliade cristallisa sous cette forme. Au dĂ©but, les rĂ©cits « fantastiques Â» d’Eliade rĂ©pondent Ă  une autre conviction, exprimĂ©e dans le folklore comme moyen de connaissance : puisque tous les phĂ©nomĂšnes paranormaux sont rĂ©els, ces exploits fantastiques qu’Eliade expose dans ses romans — dĂ©placement des personnages dans le temps et dans l’espace, facultĂ© d’action magique, mĂ©tensomatose, peut-ĂȘtre le vampirisme — sont eux aussi rĂ©els.

Plus tard, en oubliant ce qu’il avait appris au Himalaya, comme il le confesse quelque part, Eliade Ă©labora cette thĂ©orie du miracle inconnaissable qui aboutissait Ă  une espĂšce de « synchronicitĂ© Â». Au fond, les rĂ©cits d’exploits fantastiques restent les mĂȘmes avec le primat absolu du dĂ©placement dans le temps (« glissement Â» des couches du temps l’une sur l’autre, discontinuitĂ© du temps, etc.), mais les personnages et leur attitude par rapport Ă  ce qui leur arrive changent complĂštement. C’est cet « idiot Â» de l’esthĂ©tique expressionniste (Le passe-muraille de Marcel AymĂ©, L’homme Ă  la rosse de l’auteur dramatique roumain George Ciprian, etc.) qui dĂ©sormais fait son apparition dans la prose d’Eliade (Chez les BohĂ©miens, 14.000 tĂȘtes de bĂ©tail, Le vieil homme et l’officier, etc.).

Cela rĂ©pond non pas seulement Ă  une nouvelle esthĂ©tique, mais Ă  une nouvelle modalitĂ© par laquelle le sacrĂ© se rĂ©vĂšle dans le monde moderne. La troisiĂšme pĂ©riode dans la littĂ©rature fantastique d’Eliade, rĂ©pondant Ă  cette intention de « rĂ©cupĂ©ration Â» de tous ceux qui souffrent, des consciences Ă  la dĂ©rive, se distingue nettement par rapport aux deux premiĂšres. Cette mĂ©tamorphose de Mircea Eliade se fait jour Ă  partir plus ou moins d’Uniformes d’un gĂ©nĂ©ral (1974), qui inaugure tout un cycle, que nous pourrions appeler « Cycle du spectacle et de la cryptographie Â» : Incognito Ă  Buchenwald, Les Trois GrĂąces, La PĂšlerine, le Temps d’un centenaire, Dix-neuf roses, Dayan. La transition entre le « Cycle de l’idiot Â» et le « cycle du spectacle Â» est faite par la nouvelle À la cour de Dionis, publiĂ©e pour la premiĂšre fois dans Revista Scriitorilor RomĂąni (p. 24-66) en 1968.

Dans le premier cycle — celui de Nuits Ă  Serampore, Le secret du Dr. Honig-berger, Le serpent (en français Andronic et le serpent) —, qu’on pourrait appeler « Cycle indien Â», il existe un spĂ©cialiste du sacrĂ©. (Comme nous Ă©crivons dans L’Herne 33, p. 209, pour ce qui est du Serpent, « bien que situĂ© dans un coin de l’Europe moderne, le rĂ©cit…, tĂ©moigne de la… fascination de l’Inde thĂ©osophique et tantrique… Â») Dans le deuxiĂšme cycle, le spĂ©cialiste est remplacĂ© par l’« idiot Â», le simple d’esprit. Mais, dans les deux cas, il s’agit d’une irruption du fantastique dans le quotidien.

Mircea Eliade et son Ɠuvre
Mircea Eliade et son Ɠuvre par Ioan P. Couliano

Des rĂ©miniscences de l’« idiot Â» — dont il faut souligner ce caractĂšre positif qu’avait l’idiota triumphans chez Nicolas de Cues et, d’ailleurs, dans toute la tradition chrĂ©tienne — persistent dans le troisiĂšme cycle, ainsi que d’autres anciennes thĂ©matiques Ă©liadiennes. Mais, en gĂ©nĂ©ral, ce « Cycle du spectacle et de la cryptographie Â» nous confronte Ă  des personnages et des problĂšmes nouveaux. Le fantastique, qui ne rompt plus dans le quotidien, est cette fois-ci mis en rapport avec la science moderne et la cryptographie — d’oĂč le rĂŽle dĂ©cisif du policier, du cryptographe qui crĂ©e le mythe en posant l’existence d’une Ă©nigme. En outre, les procĂ©dĂ©s de dĂ©chiffrement jouent un rĂŽle de premier plan dans ce « spectacle Â» organisĂ© par des jeunes gens Ă  la recherche de la « libertĂ© absolue Â», qui est central dans plusieurs piĂšces appartenant Ă  ce cycle. Il n’est plus question, maintenant, de « miracle Â». « Nous sommes condamnĂ©s Ă  la libertĂ© absolue Â», dit un personnage dans le final de Dix-neuf roses (p. 139). Et de dĂ©chiffrer les messages en code qui apparaissent de nulle part pour inquiĂ©ter la police, le rĂ©sultat est minable : « Il y a eu bien des simples d’esprit dans ce monde Ă  nous. Mais le plus cĂ©lĂšbre en est restĂ© Parsifal. Car il fut le seul Ă  demander : OĂč est la coupe du Saint Graal ? … Combien minable, notre Graal Ă  nous, continua-t-il sur un ton fatiguĂ©, lointain. Combien minable, ce Graal, qu’il nous a Ă©tĂ© donnĂ© de chercher. De chercher et de retrouver!…» (Pelerina, dans Éthos 3, p. 35 — 6).

 Le dĂ©chiffrement, essentiel aux narrations de ce « Cycle du spectacle et de la cryptographie Â», n’aboutit Ă  rien.

NĂ©anmoins, la signification de l’existence dans le monde, cette existence qui, ne reposant sur rien, est condamnĂ©e Ă  la libertĂ© absolue, ne peut ĂȘtre posĂ©e que par une opĂ©ration de dĂ©chiffrement.

CRYPTOGRAPHIE ET HERMÉNEUTIQUE

Plusieurs fois dĂ©jĂ  nous avons donnĂ© Ă  Eliade l’appellatif de « mystagogue Â». Il est temps d’Ă©claircir la signification que nous avons attribuĂ©e Ă  ce mot. Chez les anciens Grecs, le mystagogue Ă©tait le prĂȘtre qui prĂ©sidait Ă  l’initiation aux mystĂšres, d’oĂč, par extension, un maĂźtre, un guide. Celle-ci est l’une des significations du mot. Il y en a toutefois une autre qui, sans ĂȘtre pĂ©jorative, indique un processus artificiel : le mystagogue est quelqu’un qui invente des mystĂšres et entraĂźne les autres Ă  le suivre dans sa voie. Les deux significations s’appliquent Ă  Eliade : il est le maĂźtre, l’initiateur aux mystĂšres crĂ©Ă©s par lui-mĂȘme.

 Inutile d’insister sur le statut et l’importance de l’hermĂ©neutique dans l’Ɠuvre scientifique d’Eliade, mis en lumiĂšre par Adrian Marino dans son livre, traduit en français en 1981. Dans les mĂ©moires et les journaux d’Eliade, l’hermĂ©neutique acquiert un statut existentiel qui a Ă©tĂ© soulignĂ© plusieurs fois. C’est par une activitĂ© hermĂ©neutique qu’Eliade assume et comprend des Ă©pisodes de sa propre existence, ainsi que de la culture moderne : par exemple, ce sont le yoga et le tantrisme qui l’aident Ă  intĂ©grer ces expĂ©riences anarchiques de son adolescence, oĂč il rĂ©duisait ses heures de sommeil et renforçait sa volontĂ© en avalant des objets rĂ©pulsifs ; l’amour lui rĂ©vĂšle « le mystĂšre de la totalitĂ© Â» ; telle autre fois, il trace des parallĂšles entre les thĂ©ories de la physique moderne et diverses expĂ©riences mystiques, etc., etc.

Dans la littĂ©rature d’Eliade, l’hermĂ©neutique conserve ce caractĂšre existentiel, Ă©tant Ă©rigĂ©e en technique principale de subsistance et de libĂ©ration.

Le sens est propre Ă  l’homme, qui ne peut subsister que dans la mesure oĂč il en a un. « Se libĂ©rer Â», cela signifie avoir trouvĂ© un sens. Or, l’hermĂ©neutique est justement l’opĂ©ration qui pose un sens. Il faut que chacun cherche son Graal Ă  lui-mĂȘme. La recherche du Graal est une activitĂ© essentiellement hermĂ©neutique. Le « premier Â» Eliade le thĂ©oricien du miracle et de son irruption dans le monde, croyait que le sens est transcendant par rapport Ă  l’hermĂ©neutique elle-mĂȘme. Le « second Â» Eliade, celui du « minable Graal… cherchĂ© et retrouvĂ© Â», croit que le sens est posĂ© par l’hermĂ©neutique elle-mĂȘme. C’est ainsi que le mystagogue qui agissait en initiateur Ă  des mystĂšres objectifs et transcendant l’opĂ©rateur, se rend compte de n’ĂȘtre qu’un inventeur de mystĂšres par le moyen de l’hermĂ©neutique.

Dans la littĂ©rature d’Eliade, au cours de ses trois Ă©tapes ou « cycles Â», l’Ă©cheveau de la transcendance se dĂ©vide, de maniĂšre qu’Ă  la fin, dans le troisiĂšme « cycle Â», l’homme ne se retrouve sĂ©parĂ© du rien (« libertĂ© absolue Â») que par la mince paroi de l’hermĂ©neutique.

À ce moment, tout le message d’Eliade pourrait ĂȘtre rĂ©sumĂ© en ces mots : pour survivre, il faut pratiquer l’hermĂ©neutique. Quant aux modalitĂ©s de l’hermĂ©neutique, celle qui de plus convient Ă  l’homme, c’est la cryptographie. Il faut toujours dĂ©chiffrer des mystĂšres, car le dĂ©cryptage n’est pas fait pour dissiper le doute : au contraire, c’est lui qui le crĂ©e, c’est lui le mĂ©canisme productif du mystĂšre. Ce sur quoi ce mĂ©canisme s’exerce n’a pas vraiment d’importance : Ă  la limite, on peut se servir des taches de moisissure sur un mur (Incognito Ă  Buchenwald), thĂšse oĂč Eliade rejoint l’autre grand mystagogue moderne, Jorge Luis Borges. Mais cette opĂ©ration est efficace Ă  condition qu’on ne dĂ©voile pas le mystĂšre, autrement dit, qu’on ne rĂ©ussisse pas Ă  dĂ©chiffrer le message. Dans ce cas, le sens qu’on obtient est toujours ridicule par son peu d’importance, ce n’est qu’un « minable Graal Â». Le Graal ne peut vraiment ĂȘtre facteur de sens, d’Ă©lĂ©vation morale et d’Ă©quilibre, que pendant sa recherche : lorsqu’on le retrouve — c’est-Ă -dire, lorsque la facultĂ© hermĂ©neutique ne s’exerce plus —, il est facteur de mort. Car le Graal c’est le rien et sa recherche n’est point ce qui nous y rapproche, mais ce qui nous en sĂ©pare.

Certes il y aura des fidĂšles d’Eliade qui se rĂ©crieront : est-ce qu’il fallait chercher si loin pour apprendre qu’entre rien et le Graal il n’y a nulle diffĂ©rence ? Mais, comme Eliade lui-mĂȘme, chacun ne l’apprendra qu’au moment convenable, de maniĂšre Ă  ce que cette rĂ©vĂ©lation ne soit pas moins extraordinaire qu’une autre. Et moins terrible Ă  la fois.

Plus sur le sujet :

Par Ioan P. Couliano. Mircea Eliade et son Ɠuvre L’HISTOIRE VRAIE DU MYTHE par Ioan P. Couliano – Revue Aurores. No 38. DĂ©cembre 1983. Image par Stefan Keller de Pixabay

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