La Fraternité Martiniste

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La Fraternité Martiniste par Stanislas de Guaita. 

La Fraternité Martiniste.

L’on a beaucoup écrit des Sociétés Secrètes ; beaucoup et mal : je veux dire fort inexac­tement. Ce n’est pas sans doute que de laborieuses recherches n’aient été accomplies ; mais la passion politique s’en est mêlée, et le malheur a voulu, qu’impatients de faire prévaloir une thèse conforme à leurs préférences, les historiographes de ces Fraternités ne demandassent pour la plupart, au pêle-mêle des documents par eux amassés, que des pièces justificatives quand même d’une opinion conçue d’avance.

D’ailleurs, chose curieuse ! Abstraction faite des tendances de parti, le propre du sujet a toujours été d’exalter outre mesure [1] et de griser l’imagina­tion des plus impartiaux. Ils se révèlent impuissants à trier rationnellement les matériaux dont ils regorgent, aies examiner au flambeau d’une saine critique, à les classer enfin suivant leur importance et leur authenticité. Loin d’en rien déduire de lumineux, de typique et de péremptoire, ils se traînent péniblement dans le dédale des plus hasar­deuses conjectures, tout pesants d’une érudition mal digérée : comme ces frelons en goguette, ivres d’un miel de contrebande, bourdonnent sur place, l’aile frémissante ; ils ne savent plus se décider à prendre essor, pour avoir trop copieusement butiné les raisins mûrs.

Dès qu’il s’agit de Sociétés Secrètes, il est re­marquable que la passion aveugle le plus grand nombre et que chacun s’obstine avec délices, même contre l’évidence : d’où grand désarroi dans les idées, et solutions qui se croient absolues, dans les sens les plus contradictoires. Quelques écri­vains, comme le constituant Mounier [1], mécon­naissent l’influence très réelle et souvent décisive que ces associations mystérieuses ont pu exercer sur la marche des événements sociaux et politiques ; d’autres, n’y voyant — tel l’auteur esti­mable au reste du pamphlet de 1819 [2] — que des ruches de conspirateurs et des conventicules de révolutionnaires plus ou moins farouches, qualifient de jongleries insignes les rites de ces Fraternités, et dénoncent leurs doctrines comme trompe-l’œil à l’usage des naïfs, ou comme pré­texte à dérouter la méfiance des gouvernements établis.

Il faut chercher le vrai entre ces deux opinions extrêmes. Toutes deux sont justes d’ailleurs partiellement : il ne s’agit que de s’entendre.

Une distinction s’impose tout d’abord, entre les Sociétés dogmatiques ou Renseignement, et les Sociétés de propagande ou d’action. L’ordre des Philosophes Inconnus, dont nous avons touché un mot, pourrait être pris pour type des premières ; celui des Francs-Juges, que nous avons signalé plus au long sous le nom de Sainte-Vehme, con­viendrait comme type des secondes.

D’autres, comme la Maçonnerie primitive, l’an­cienne Rose-Croix et la Rose-Croix rénovée, pro­cèdent à la fois de ces deux classes.

Le Tombeau de Jacques Molay [3], par Cadet de Gassicourt, ne laisse aucun doute sur le double caractère de l’ancienne Maçonnerie, prolongement occulte de l’Ordre des Templiers. Nous-mêmes avons ailleurs assez nettement éclairci ce point décisif. Quoi qu’il en soit, il ne paraît pas inoppor­tun de transcrire ici le sommaire des doctrines que Cadet de Gassicourt attribue aux Illuminés Théosophes : appellation générale dans laquelle il englobe et confond les Martinistes et les digni­taires des hauts grades de la maçonnerie.

Que le lecteur initiable nous veuille accorder toute son attention : il va trouver condensés, sous une forme équivoque, parfois paradoxale ou même blasphématoire en apparence, plusieurs des hauts mystères de l’Occultisme.

 THÉORIES DES ILLUMINÉS

Dieu n’est pas dans l’espace.

Dieu lui-même est homme et l’homme est Dieu.

L’Essence divine est amour et sagesse.

L’amour divin et la sagesse divine sont subs­tance et forme.

L’usage de toutes les créatures monte par degrés, depuis l’être le plus éloigné de l’homme jusqu’à l’homme ; et par l’homme, jusqu’au Créateur, principe de tout [4].

Dieu est le même dans le plus petit comme dans le plus grand.

Dans le monde spirituel, on voit des terres, des eaux, des atmosphères, comme dans le monde naturel ; mais celles du premier sont spirituelles et celles du second sont matérielles.

Le Seigneur de tout, Jehovah [5] a pu créer l’Univers et tout ce qu’il contient, sans être homme.

Il existe, dans les matières, une Force qui tend à la production des formes des êtres.

Toutes les formes des productions de la nature présentent une espèce d’image de l’homme.

Tout ce qui est dans l’Univers, considéré quant aux différents êtres, présente une image de l’homme, et atteste que Dieu est homme[6]. II existe deux facultés ou principes, la Volonté et l’Entendement, créés pour être les réceptacles du Seigneur.

La vie de l’homme est dans ses principes et ses principes sont dans son cerveau.

La vie corporelle de l’homme existe par la cor­respondance du vouloir avec le cœur, et de l’en­tendement avec le poumon[7].

Cette correspondance peut nous découvrir plusieurs choses ignorées, tant sur ce qui concerne la volonté et l’entendement que sur l’amour et la sagesse.

Quand on connaît la correspondance du cœur avec la volonté et celle de l’entendement avec le poumon, on connaît ce que c’est que l’âme de l’homme.

La Sagesse ou l’Entendement tient de l’Amour divin le pouvoir de s’exalter, de recevoir la lu­mière du Ciel et de comprendre ce qu’elle ma­nifeste.

L’amour divin, épuré par la sagesse, dans l’entendement, devient spirituel et céleste.

Mais ces généralités, si importantes soient-elles, débordent notre cadre.

Que le lecteur y prenne garde. Pour avoir ou­vert une parenthèse et transcrit l’énoncé de ces principes, dont la portée est vraiment capitale ; pour y avoir joint quelques observations d’en­semble, nous n’avons prétendu traiter ici, ni des Sociétés Secrètes, en général, ni de leurs rites et de leurs doctrines. Néanmoins, c’est à la faveur de la distinction faite plus haut qu’il nous reste à préciser, en quelques traits assez fermes, le but et l’organisation de deux sociétés occultes en 1890.

Le Martinisme constitue un groupe purement initiatique, une société d’enseignement élémentaire et de diffusion de l’Ésotérisme. Dans la RoseCroix il faut voir un ordre à la fois d’Enseignement et d’Action.

Le Martinisme, fondé, à l’instar de la Maçon­nerie, sur le Ternaire occulte, comprend trois grades : l’Affilié (1e degré) correspond à l’Ap­prenti maçon ; l’initié (2e degré) correspond au Compagnon ; l’Initiateur (S∴ I∴, 3e degré) cor­respond au Maître.

Toutefois, comme le fait judicieusement observer notre frère Papus : « L’instruction d’un membre du 1er degré des S∴ I∴ dépasse de beaucoup, au point de vue traditionnel, non seulement celle d’un maître, mais celle d’un 33e franc-maçon. » [8]

Également divisée en trois degrés, la RoseCroix vient se greffer sur le Martinisme ; car, pour prétendre au 1er grade de la Rose-Croix, il faut se justifier titulaire du 3e grade martiniste (S∴I∴). C’est une condition formelle de l’ad­mission.

On peut donc être Initiateur S∴ I∴ sans s’affi­lier à l’ordre de la Rose✠Croix ; mais je le répète, tout affilié Rose✠Croix, fut-il du 1er grade, a néces­sairement gravi les trois degrés martinistes.

Les enseignements martinistes portent sur les principes de l’Ésotérisme et sur la synthèse des Religions : étant élémentaires, ils n’offrent rien qu’il soit défendu de divulguer ; seule, la base du symbolisme doit être tenue secrète. Nous n’esti­mons enfreindre aucun serment en livrant au public les détails qui vont suivre.

Le temple peut être tendu dans une simple chambre. Quand le profane est introduit, il se trouve entouré d’un certain nombre d’hommes masqués qui sur sa poitrine pointent en silence leur épée nue. Coiffés de bandelettes à l’égyptienne, ils se montrent vêtus dans certains cas, d’une robe de pourpre ou d’écarlate, ample et flottante. On fait asseoir le postulant sur un fauteuil drapé de laine blanche en face d’un autel où brillent, dis­posés dans l’ordre prescrit, un nombre donné de luminaires : ce sont ordinairement des cierges de teintes bien tranchées. Divers objets emblématiques en nombre préfixe (sphinx de bronze, masque, poignard, tête de mort piquée d’une fleur, pantacles, etc..) reposent, groupés selon le Rituel, sur trois tapis superposés, de couleurs disparates. Au fond delà pièce flamboie l’Étoile du Microcosme, le Pentagramme rayonnant de la Sainte Kabbale. Le récipiendaire est questionné sur l’enchaînement des circonstances qui l’ont conduit au seuil de l’occultisme, et lui ont fait désirer l’initiation. Puis on l’interroge sur Dieu, l’Homme et l’Univers. Sui­vant celui de ces trois objets qui semble l’intéres­ser davantage, on conclut à son aptitude spéciale pour la Métaphysique, ou la Psychologie, ou les Sciences Naturelles : et l’initiateur, dans ses en­seignements ultérieurs, a soin d’insister en consé­quence sur des preuves ou des arguments tirés de celle des trois sciences que le néophyte a paru pré­férer. Toutefois, comme la Liberté est dans l’Ordre un principe fondamental et absolu, celle du pro­fane est réputée inviolable : il est donc libre d’op­poser un refus de répondre à toutes ces questions. On n’a droit d’exiger de lui qu’une seule chose : le serment de taire la base du symbolisme et aussi le nom de son Initiateur, le seul de tous les assistants qu’il soit censé connaître. L’enseignement lui est enfin transmis, et tous les membres présents le consacrent Affilié, Initié ou Initiateur, suivant les cas, en le touchant légèrement de leur glaive. Un discours synthétique clôt d’habitude la séance, et l’un des S∴ I∴ reconduit en silence le réci­piendaire jusqu’à la porte d’entrée.

Lorsque le postulant est connu comme préala­blement instruit des vérités sur quoi roule le programme martiniste, les trois grades peuvent lui être conférés coup sur coup, en une séance : ce mode d’initiation est dit : à titre honorifique.

« Aucune somme, si minime soit-elle, ne doit être perçue pour l’initiation. Le profane ne connaît que son initiateur, et doit cesser toute relation initiatique avec lui quand il devient initiateur à son tour. La Conscience est le seul juge des actes de l’Initié, et aucun membre n’a d’ordres à recevoir de qui que ce soit… Chaque Initiateur instruit une foule de membres, qui, devenant initiateurs à leur tour, donnent au mouvement une importance réelle. »

« Le défaut de l’organisation martiniste provient, à notre avis, de la liberté absolue laissée à chacun des membres de l’Ordre. Il en résulte une série de groupes séparés, qui sont indivi­duellement très fortement constitués, mais qui doivent, à un moment donné, être susceptibles de se réunir. C’est du reste ce qui se fait en ce moment. »

PAPUS, Sociétés d’Initiation, page 13.

Ces lignes, de notre ami, complètent nos indica­tions et se passent de commentaires. Ajoutons seu­lement que les Martinistes sont redevables à l’un des grands adeptes du moyen âge, l’abbé Jean Tritheim, d’un procédé stéganographique et qui leur permettra d’accomplir à l’heure voulue cette réunion si désirable, cette mobilisation théosophique attendue de tous… En tout cas, ils trouveront toujours dans la Rose✠Croix l’élément de synthèse et d’unité qui leur a manqué trop longtemps.

En effet, si l’une de ces associations se réclame des principes de liberté sans frein et d’initiative individuelle, l’autre est fondée tout entière sur les principes d’autorité collective et de Hiérarchie unitaire. Le Martinisme et la Rose-Croix constituent deux forces complémentaires, dans toute la portée scientifique du terme ; puissent-ils ne jamais l’oublier ! …

Plus sur le sujet :

Stanislas de Guaita. La Fraternité Martiniste, appendice IV extrait d’Essai de Sciences Maudites – Tome 1 : Au Seuil du Mystère, Georges Carré éditeur, Paris, 1890.

Notes :

[1] De l’Influence attribuée aux philosophes, aux francs-maçons et aux illuminés sur la Révolution de France, par J.-J. Mounier. — Paris, 1822, in-8.

[2] Des Sociétés secrètes en Allemagne et de la secte des illuminés. —Paris, 1819, in-8.

[3] Paris, an V, in-32, fig.

[4] Voilà complète et même complétée, l’idée-mère autour de laquelle pivote toute la synthèse de Darwin. — Notons que dès 1768, J.-B. Robinet publiait un ouvrage très curieux sous ce titre : Gradation naturelle des Formes de l’Être ou Essais de la Nature qui apprend à faire l’homme. (Amsterdam, in-8, figures.)

[5] Voir la note (2° partie de l’Appendice) où nous expliquons l’identité d’essence de XX et XXX, de Jehovah et à Adam-Ève.

[6] Les formules sont imparfaites, souvent mauvaises ; mais la Doctrine rayonne encore sous ce vêtement indigne d’Ève.

[7] Ne nous hâtons pas trop de crier à l’absurde !

[8] Les Sociétés d’initiation en 1889, par Papus (l’Initiation, page 13).

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