La tête magique des Templiers par Salomon Reinach.
On trouve encore, dans quelques catalogues de musées, la description de sculptures, reliefs sur pierre ou petit bronzes, qui sont qualifiés de baphomets ou de baphométiques [Voir, par exemple, Chabouillet, Catalogue des Camées, n° 2255.]. Ces termes singuliers remontent au procès des Templiers, soupçonnés d’avoir une mystérieuse idole dite Baphomet. Il n’est plus douteux que Baphomet soit une simple altération de Mahomet [On trouve aussi, dans les interrogatoires du procès, la forme Magometus (Finke, Papstum und Untergang des Templerordens, t. II, p. 343)] : l’accusation cherchait, en effet, à établir que les Templiers étaient convertis à l’islamisme et qu’après avoir renié le dieu des chrétiens, dans leurs cérémonies secrètes, ils rendaient hommage au prophète des musulmans.
Personne ne consentirait plus à discuter l’étrange hypothèse de M. de Hammer, qui voulait reconnaître dans Baphomet les deux mots grecs Baphé et Mêtis et interprétait le prétendu composé par « le baptême de l’intelligence ». La véritable explication, qui saute aux yeux, avait déjà été donnée par Sylvestre de Sacy (1810) et par Raynouard (1813).
Ce dernier historien refusait, malgré tous les aveux arrachés aux membres de l’ordre soit par la torture, soit par la menace de la torture, d’admettre l’existence de l’idole des Templiers et de ses copies ou congénères. Pourtant, en 1872 encore, le savant bibliothécaire d’Orléans, Loiseleur, croyait fermement non seulement à un Baphomet, mais à plusieurs idoles de ce nom [Loiseleur, La doctrine secrète des Templiers, Paris, 1872]. Dans l’intervalle entre le travail de Raynouard et celui de Loiseleur, les monuments qualifiés de baphométiques s’étaient multipliés dans les collections.
La critique moderne n’en a rien laissé subsister. Alors que Montaiglon, en 1881, parlait encore de figures baphométiques [Voir Revue archéologique, 1881, I, p. 368 et Bulletin de la Société des antiquaires, 1881, p. 207-208], j’ai montré, en 1886, qu’un objet ainsi désigné au Cabinet des médailles était, en réalité, un moule asiatique en serpentine [Revue archéologique, 1885, I, p. 54 et suiv], probablement hittite ; M. de Villefosse, en 1900, a dénoncé comme des faux récents, probablement du début du XIXe siècle, toute une série de petits bronzes dits baphométiques, dont l’un, conservé au musée du Louvre, semble porter la date 1156, correspondant à l’époque la plus florissante de l’ordre [Bulletin de la Société des antiquaires, 1900, p. 309] ; enfin, il y a peu d’années, j’ai repris, dans la Revue africaine, l’examen des reliefs en pierre du musée de Vienne et de l’ancienne collection du duc de Blacas, aujourd’hui au Musée britannique, pour montrer sur quels indices fragiles reposait l’attribution aux Templiers de ces objets dépourvus de style, dont l’authenticité éveille d’ailleurs de graves soupçons [Revue africaine, 1908, p. 1-23].
Privée du soutien qu’elle croyait dériver de certains monuments figurés, la croyance au Baphomet paraît généralement abandonnée aujourd’hui ; du moins le dernier historien du procès des Templiers, M. Finke, a-t-il pu écrire (p. 327) :
« Il y a longtemps qu’on ne cherche plus la mystérieuse idole du Baphomet. [M. Finke renvoie sur ce point à Wenk, Götting. gelehrte Anzeigen, 1890, p. 256 et suiv. (compte-rendu critique de l’ouvrage de Prutz) ; mais Wenk n’a guère fait que résumer Lea, dont le chapitre sur les Templiers est un chef-d’œuvre parmi tant d’autres] »
C’est sans doute pour cette raison que M. Finke ne s’est pas arrêté aux témoignages qui concernent cet objet et les objets similaires. Toutefois, il ne suffit pas de dire qu’une chose n’a pas existé ; il semble nécessaire aussi de chercher comment elle a été conçue et quelles idées préexistantes ont contribué à la formation d’un fantôme qui, après avoir été exploité contre l’orthodoxie des Templiers, a tourné la tête de Plus d’un archéologue.
I
Avant même le commencement de la procédure, c’est-à-dire l’arrestation des Templiers français par ordre de Philippe le Bel (octobre 1307), le dénonciateur et calomniateur de l’ordre, le Biterrois Esquin de Floyrans [Finke, op. laud., p. 111], avait accusé les Templiers auprès du roi Jayme II d’Aragon, puis auprès du roi de France, d’adorer une idole. Ce crime est un de ceux qui furent spécifiés dés le début et sur lequel les commissaires royaux durent interroger les chevaliers [Ibid., p. 134].
Mais dans le procès-verbal de leur enquête, que nous possédons, ce grief passe tout à fait au second plan : les Templiers, Jacques de Molay en tête, confessèrent avoir renoncé au Christ et craché sur la croix [Ibid., p. 166] ; mais ne dirent rien de leur prétendue idole. C’est seulement plus tard [Loiseleur, La Doctrine secrète des Templiers, op. cit., p. 108. Voir les dépositions de Carcassonne (novembre 1307), dans Finke, t. II, p. 321-324] que les témoignages se multiplient à ce sujet, témoignages d’ailleurs contradictoires et même inconciliables, comme le remarque déjà Raynouard, puisque l’idole est, suivant les uns, une statue, suivant d’autres une tête, suivant d’autres encore, un ensemble de plusieurs têtes ou même une peinture sur bois [Voir une page amusante de l’abbé Corblet, « Le pour et le contre sur les Templiers » dans la Revue de l’art chrétien, 1865, IX, p. 393 sq].
Loiseleur, qui a étudié ces dépositions et en a publié de nouvelles – celles que recueillirent les inquisiteurs de Florence – a essayé d’en faire la moyenne pour arriver à se former une opinion. « L’objet du culte des Templiers, écrit-il [Loiseleur, ibid., p. 147], était tantôt une idole ayant une seule tête, laquelle était barbue, tantôt une autre idole ayant deux et même trois têtes [Un témoignage parle même de quatre têtes]. » Du corps de l’idole il ne dit rien, car la plupart des témoignages mentionnent seulement la tête. Le troisième témoin (entendu à Florence) déclare que « le précepteur de la maison de Sainte-Sophie de Pise avait une tête semblable à l’idole de Bologne, tête qui était sa propriété particulière et qu’il adorait [Loiseleur, ibid., p. 23]. »
Ainsi il y avait des têtes-idoles qu’on montrait dans les chapitres et d’autres qui servaient seulement à des rites privés. « L’idole adorée par les Templiers, écrit encore M. Loiseleur, paraît, comme celle des Druses et des Nosaïris, être l’emblème du mauvais principe ; mais elle en diffère profondément quant à la forme, puisque c’est une tête humaine ayant un ou deux visages, tandis que chez les Druses au moins l’idole offre la figure d’un veau, symbole des cultes ennemis de la religion unitaire [Ibid., p. 94]. »
Loiseleur alléguait encore, entre autres témoignages, celui d’un témoin de Florence, suivant lequel la tête était placée dans la salle du chapitre et recevait les hommages de deux cents frères prosternés [Ibid., p. 40] ; en montrant l’idole pour la première fois à l’un des initiés, le précepteur lui avait dit : Ecce deus vester et vester Magumet [Ibid., p. 100].
Mais c’était peu d’adorer cette tête ; il fallait tirer parti de ses vertus magiques. Je cite encore Loiseleur :
« Pierre de Bonnefond apprit des témoins de sa réception que la cordelette dont il était ceint avait touché, dans les pays d’outre-mer, une certaine tête (c’est la tête par excellence, conservée en Orient, dont les autres seraient des copies [Cf. le témoignage d’un frère servant (Finke, t. II, p.355) : « (debebat habere spem salvationis) in quoddam ydolum quod erat, ut sibi distum extitit, ultra mare, et in quoddam aliud ydolum quod erat ibi praesens in quadam banca opertum de sindato rubeo. »]). Les quatre premiers témoins de Florence déclarèrent avoir assisté à la cérémonie de la consécration de la cordelette et de sa distribution tant à eux-mêmes qu’à plusieurs frères présents. Une fois consacrées par leur contact avec l’idole, les cordelettes étaient conservées dans des coffrets pour en être extraites au fur et à mesure des réceptions. Ces coffrets voyageaient avec les Templiers et servaient ainsi à serrer les idoles (voilà l’origine des prétendus coffrets baphométiques du duc de Blacas). Gaucerand de Montpesat dépose qu’il lui fut baillé une ceinture que son initiateur tira de la caisse où était la figure de Baphomet et qu’il lui commanda de garder cette ceinture et de la porter perpétuellement. »
Loiseleur, La Doctrine secrète des Templiers, op. cit., p. 111
Disons, en passant, que la mention de cette cordelette, rappelant le fil de lin que portaient les cathares albigeois, est une des causes de la profonde erreur où Loiseleur est tombé. Il voyait là une analogie frappante entre les Templiers et les hérétiques du midi de la France et se confirmait dans cette illusion par un autre témoignage, portant que l’idole avait le pouvoir de faire fleurir les arbres et de faire germer la terre.
« Ces termes, remarque-t-il, ne sont pas seulement ceux de l’accusation ; ce sont les expressions mêmes dont se sert le frère Bernard de Parme, le second des témoins entendus à Florence. Or, ces termes sont exactement ceux employés par l’inquisition de Toulouse pour désigner le dieu mauvais des Cathares albigeois ; nouveau trait de lumière au milieu de ces ténèbres. »
Trait de lumière, en effet, mais pas dans le sens de la thèse de Loiseleur. On conçoit assez que les accusateurs du Temple, en possession des manuels qui avaient servi contre les albigeois, aient attribué aux chevaliers certaines erreurs albigeoises et aient cherché à en obtenir l’aveu [De même, dans les aveux relatifs aux cérémonies secrètes, on voit intervenir un chat noir, brun ou blanc, qui est emprunté aux histoires courantes de sorcellerie (par ex. Finke, t. Il, p. 350)].
Il fallait bien suggérer aux chevaliers des réponses, puisqu’on les faisait parler, de gré ou de force, de choses inexistantes. Ceux qui osaient dire, malgré les termes précis de l’acte d’accusation, qu’ils ne savaient rien de l’idole, risquaient d’être traités sans ménagements : témoin ce Gérard de Pasage, du diocèse de Metz, qui, pour avoir fait une pareille réponse, fut cruellement torturé sur l’ordre du bailli de Mâcon, par la suspension de poids à ses testicules [Michelet, Procès, I. p. 218 ; Finke, p. 159 : Respondit… quod propter dictos articulos quia non confitebatur eos coram baylico regio Matiscouensi, fuit quaestionatus ponderibus apensis in genitalibus suis et in aliis membris quasi isque as exanimacionem].
L’historien danois Münter a autrefois émis l’hypothèse que les prétendues têtes adorées par les Templiers étaient de simples chefs reliquaires, comme on en trouve encore dans beaucoup de musées et de trésors d’églises. À l’appui de cette opinion, on allégua qu’une perquisition, faite au Temple de Paris en 1310, fit découvrir, en effet, une tête en métal contenant des reliques, qui fut présentée à la commission pontificale. Cette tête portait le numéro LVIII en chiffres romains ; on a supposé qu’il y en avait, par suite, beaucoup d’autres, que les Templiers eurent le temps de mettre à l’abri [Loiseleur, La Doctrine secrète des Templiers, op. cit., p. 102].
À quoi l’on peut objecter – et l’objection paraît sans réplique – que si la fameuse tête des Templiers avait été un chef reliquaire, il eût été trop facile aux accusés de le déclarer sans ambages et de faire tomber ainsi l’accusation d’idolâtrie. Or, à une seule exception près, aucun des témoins interrogés n’a dit que la tête fût un reliquaire ; ils ont dit des choses extravagantes, parce qu’ils ne savaient pas sur quoi on les interrogeait et qu’ils devaient bien, sous peine d’être torturés, inventer ou répéter quelque chose.
L’idée que les Templiers avaient une idole devait se présenter naturellement à leurs ennemis. Du fait même qu’on les soupçonnait véhémentement d’hérésie, ils devaient être idolâtres ; on sait que le mot idolâtre figura sur l’écriteau de Jeanne d’Arc, bien qu’on ne l’ait jamais accusée ouvertement d’offrir un culte à une image. Cette idole des Templiers idolâtres devait être un Mahomet ou un Baphomet, puisqu’on voulait que ces soldats du Christ eussent passé au camp ennemi de l’islamisme. Mais pourquoi une tête ? Pourquoi une tête douée de pouvoirs magiques ? On peut, je crois, tenter de répondre à ces questions, que Loiseleur, dans sa foi naïve à la véracité des aveux, n’avait pas la même raison que nous de se poser.
II
Rappelons d’abord les termes précis d’un article de la première enquête (articulo super quibus inquiretur contra ordinem Templi) :
Que les chevaliers, dans les diverses provinces, avaient des idoles, à savoir des têtes, dont quelques-unes à trois faces et d’autres à une seule ; d’autres possédaient un crâne humain. Ces idoles ou celte idole étaient adorées… Les chevaliers disaient que cette tête pouvait les sauver, les rendre riches, qu’elle fait fleurir les arbres, qu’elle fait germer les moissons ; les chevaliers ceignaient ou touchaient avec des cordelettes une certaine tête de ces idoles et ensuite ils se ceignaient avec celle cordelette, soit au-dessus de la chemise, soit sur la peau.
Michelet, Procès, t. I. p. 92.
Voici maintenant la déposition faite en présence de deux évêques par le notaire public, apostolica et imperiali auctoritate, Antonio Sicci (Antonius Sycus) de Verceil [Ibid., t. I, p. 645]. Notaire des Templiers en Syrie pendant quarante ans, il avait déjà été interrogé, au cours de l’instruction, par les inquisiteurs parisiens.
Au sujet de l’article faisant mention de la tête, j’ai plusieurs fois entendu raconter ce qui suit dans la ville de Sidon. Un certain noble de cette ville aurait aimé une certaine femme noble d’Arménie ; il ne la connut jamais de son vivant, mais, quand elle fut morte, il la viola secrètement dans sa tombe, la nuit même du jour où elle avait été enterrée.
L’acte accompli, il entendit une voix qui lui disait : « Reviens quand le temps de l’enfantement sera venu, car tu trouveras alors une tête, fille de tes œuvres. » Le temps accompli, le chevalier susdit (praedictus miles) revint au tombeau et trouva une tête humaine entre les jambes de la femme ensevelie.
La voix se fit entendre de nouveau et lui dit : « Garde bien cette tête, parce que tous les biens te viendront d’elle. »
À l’époque où j’ai entendu cela, le précepteur de ce lieu (Sidon), était frère Mathieu dit le Sarmage, natif de Picardie. Il était devenu le frère du Soudan à Babylone qui régnait alors, parce que l’un avait bu du sang de l’autre, ce qui faisait qu’on les regardait comme des frères.
Le précepteur des chevaliers était un certain frère Philippe ; le gonfalonier était un maître des servants qui s’appelait frère Simon Picard.
« Tempore vero quo hoc, erat praeceptor illius loci frater Matheus dictus le Sarmage Picardus (Michelet, Procès, t. I, p. 645). – Sur les relations cordiales entre ce personnage et les Sarrasins, voir Rey, L’Ordre du Temple en Syrie, p. 8. À cet endroit, Rey écrit Sermage ; mais il écrit Sarmage à la page 26. L’index du tome II de Michelet porte Sauvage (Matheus), avec renvoi à la p. 209 où on lit lo Sauvacge. C’est sans doute le même personnage
Avec ce curieux témoignage, nous sommes en plein folklore : le viol d’une morte aimée, ou nécrophilie ; la fécondité de cette monstrueuse union ; la puissance magique de la tête séparée du tronc. Cette déposition émut vivement les inquisiteurs ; ils la firent écrire par Antonio lui-même et interrogèrent ensuite à ce sujet plusieurs des témoins qui avaient résidé en Syrie.
L’un deux, frère Jean Senandi, un servant, dit avoir vécu cinq ans à Sidon ; il n’avait rien appris au sujet de la tête, mais il savait que la ville de Sidon avait été achetée par les Templiers et que Julien, un des seigneurs de cette ville, était entré dans l’ordre [Sur Julien ou Julian, seigneur de Sagette, mort en 1275, voir Clermont-Ganneau, Recueil d’archéologie orientale, t. IV, p. 5 et suiv. « Julien, seigneur de Sagette, ne pouvant plus défendre sa seigneurie contre les entreprises des musulmans, la céda aux Templiers moyennant finances en 1260 » (p. 7)].
Plus tard, ayant apostasié, il tomba dans la misère ; Senandi avait entendu dire, mais ne se souvenait pas par qui, qu’un des ancêtres de Julien avait aimé une fille de ce pays et avait cohabité avec elle après qu’elle fut morte.
Un témoignage beaucoup plus complet et plus fantastique que celui de Sicci lui-même fut apporté aux inquisiteurs par Hugues de Faure, chevalier, réconcilié par l’évêque de Limoges [Michelet, Procès, t. II, p. 225].
Il déclara qu’après la chute d’Acre il se trouvait à Chypre ; là il entendit conter par un chevalier, bailli de la ville de Limassol, qu’un noble avait aimé une jeune fille de Maraclée en Tripoli. Ne Pouvant la posséder vivante, il la fit exhumer après sa mort, eut commerce avec elle et lui coupa ensuite la tête. Une voix l’avertit de conserver avec soin cette tête, qui avait le pouvoir d’anéantir et de dissiper tout ce qu’elle regardait. Il la couvrit et la déposa dans un coffret. Peu après, en lutte avec les Grecs qui résidaient à Chypre et dans les lieux voisins, il se servit de cette tête contre les villes et les camps des Grecs ; il lui suffisait de la montrer pour anéantir ses ennemis. Un jour qu’il naviguait vers Constantinople, avec le projet de détruire cette ville, sa vieille nourrice vola la clef du coffret pour voir ce qu’il contenait et en retira la tête : aussitôt une tempête terrible éclata et le navire fut submergé ; seuls quelques matelots purent se sauver et raconter ce qui s’était passé. Depuis cet événement, disait-on, il n’y avait plus de poissons dans cette partie de la mer. Mais Hugues de Faure n’avait pas entendu dire que cette tête eût appartenu ensuite aux Templiers et ne connaissait pas celle au sujet de laquelle maître Antoine de Verceil avait déposé. Enfin, suivant un autre témoin, une tête mystérieuse paraissait parfois dans le tourbillon voisin de Satalia et alors tous les navires qui voguaient dans ces parages couraient les plus grands périls.
Michelet, Procès, t. II, p. 238
L’histoire d’Hugues de Faure offre plusieurs éléments nouveaux. La tête n’est pas le produit d’un viol, mais c’est la tête même de la morte séparée du tronc ; cette version est sans doute plus authentique que l’autre, car l’efficacité magique des têtes coupées est un trait fort connu dans le folklore [Voir Longperier, Œuvres, t. II, p. 311, et surtout le grand mémoire de Pinza, La Conservazione delle teste uname (analysé par moi dans la Revue critique, 1898, II, p. 121)].
En second lieu, la tête n’est pas un talisman qui assure, d’une manière mal définie, la fortune de son possesseur, mais une arme qui le rend invincible, qui lu permet d’anéantir ses ennemis.
Enfin, l’histoire de la vieille nourrice, qu’un sentiment de curiosité pousse à violer le secret du coffret, est un des motifs les plus fréquents des contes populaires ; la mention du coffret, où la tête est soigneusement enfermée, peut être à l’origine de la croyance obstinée qui attribuait aux Templiers des coffrets où ils dissimulaient avec soin leurs talismans.
III
Ni Antonio Sicci ni Hugues de Faure, déposant en 1310, n’ont rien inventé. Ils n’ont pas cherché non plus à noircir les Templiers ; aucun d’eux n’a dit qu’un chevalier du Temple fût en possession de la tête magique. Ils se sont simplement faits l’écho d’une légende plus ancienne qui paraît vers 1190 dans Gautier Map, vers 1201 dans Roger de Hoveden, vers 1210 dans Gervais de Tilbury. Il suffit de rapporter la première en date de ces versions, celle de Map, dans son livre si curieux De nugis curialium, écrit à la cour d’Angleterre entre 1182 et 1190. Notons que Map parle des Hospitaliers et des Templiers et qu’il raconte l’origine de ces ordres, en déplorant leur corruption croissante [Gautier Map, De nugis curialium, Édition Th. Wright, I, 18, p. 29]. Ce n’est pas à dire que son texte ait influé sur les témoignages cités plus haut : bien au contraire, cela est inadmissible mais son récit est le prototype de ceux qui furent recueillis par les inquisiteurs et soumis, comme des documents sérieux, aux Pères du concile de Vienne en 1311.
Au temps de Gerbert, dit Map, il y avait à Constantinople un jeune cordonnier très habile et très expéditif. Il lui suffisait de voir un pied nu, bien conforme ou difforme, pour trouver aussitôt la chaussure qui lui convenait. Il n’excellait pas moins dans les jeux et les exercices physiques. Un jour, une belle jeune fille, entourée d’une nombreuse escorte, vint à sa fenêtre et lui montra son pied nu, désirant être chaussée par lui. Le cordonnier devint amoureux à la folie de sa cliente. Désespérant de se faire agréer d’elle, il quitta son métier, vendit son patrimoine et se fit soldat, rêvant d’acquérir une illustration qui fit de lui l’égal des nobles et lui donnât quelque chance d’être accueilli. Bientôt, la fortune aidant, il s’éleva à une haute distinction. Alors il demanda la jeune fille à son père mais sa requête fut repoussée. Fou de colère, il se joignit à une bande de pirates et se fit redouter sur terre et sur mer. Tout à coup il apprit que la jeune fille était morte ; il court assister à ses funérailles, note le lieu de sa sépulture et, la nuit venue, ouvre le tombeau. On devine le reste. Son crime accompli, il entend une voix qui l’avertit de revenir au moment où la morte aurait enfanté. Il obéit à cet avis et, le temps révolu, retira de la tombe une tête humaine, avec défense de la faire voir à d’autres qu’à des ennemis. Il la déposa dans un coffret clos avec grand soin, puis se mit à courir la terre ferme ; muni de ce masque de Gorgone (Gorgoneum ostentum), il pétrifiait ceux qui l’approchaient comme avec la tête de Méduse. Tous s’inclinaient devant lui, tous le reconnaissaient pour maître… À la mort de l’empereur de Constantinople, sa fille lui est offerte ; il l’accepte et lui apprend son terrible secret. Elle ouvre le coffret et, au réveil de son mari, lui montre le masque. Puis elle ordonne qu’on jette la tête de Méduse (Medusaeum prodigium) et le corps du pirate dans la mer des Grecs. Les envoyés de la princesse exécutèrent ces ordres ; mais aussitôt la mer se souleva avec fureur, comme si elle voulait vomir ce monstre, et il se forma en ce lieu un tourbillon, pareil à celui de Charybde près de Messine, qui engloutit tout ce qui l’approche. Comme la jeune fille s’appelait Satalia, le tourbillon, évité de tous les navigateurs, s’appelle le gouffre de Satalia.
Sous cette forme, la légende est tout à fait transparente, Map lui-même parle de la Gorgone et de Méduse ; c’est une survivance, dans le folklore de la Méditerranée orientale, du mythe de Persée. Suivant Gervais de Tilbury, c’est Persée lui-même qui a jeté à la mer la tête de la Gorgone ; celle-ci, dit-il, était une belle courtisane qui paralysait les âmes des hommes. Mais les « indigènes », ajoute-t-il, racontent une autre histoire. « Un chevalier aima une reine, mais ne put la posséder ; quand elle fut morte, il la viola dans son sépulcre et il en résulta cette tête monstrueuse. Au moment du crime, le chevalier entendit une voix dans les airs : “Ce que cette femme enfantera détruira et consumera toutes choses par son aspect.” Neuf mois après, il ouvrit le tombeau et y trouva la tête ; il eut grand soin de ne pas la regarder ; mais lorsqu’il la faisait voir à des ennemis, il les détruisait aussitôt avec leurs villes. Un jour, naviguant sur mer, il s’endormit dans le sein de sa maîtresse ; celle-ci vola la clef du coffret qui contenait la tête et l’ouvrit ; mais, dès qu’elle la regarda, elle mourut. Le chevalier, à son réveil, vit sa maîtresse morte et, dans sa douleur, leva les yeux ; ses regards rencontrèrent la tête merveilleuse et il périt avec son navire. On raconte que tous les sept ans la tête remonte sur l’eau, la face tournée vers le ciel, et qu’il en résulte des dangers pour les navigateurs. »
Dans le récit de Roger de Hoveden (mort en 1201), la vierge violée par le chevalier s’appelle Yse ; elle a donné son nom à un groupe d’îles que Philippe-Auguste traversa lorsqu’il revint de Saint-Jean d’Acre en France [Liebrecht, Gervasius Tilbur, p. 93]. Les autres variantes ne méritent pas d’être relevées.
IV
Ainsi, plus de cent ans avant le procès des Templiers, nous trouvons en Orient, sur la côte syrienne, une légende dérivée de celle de Persée et de Méduse, mais où Persée est devenu un chevalier, miles. Alors que Persée décapite la Gorgone endormie, le chevalier décapite une morte ou retire de sa tombe une tête magique, fruit d’un viol perpétré dans le tombeau même. Le chevalier cache avec soin cette tête redoutable ; il la tient enfermée dans un coffret. Le mystère qui enveloppe ce talisman et le coffret où on le transporte sont des traits qui se retrouvent dans les dispositions que l’enquête a recueillies.
Dans un pays où le Templier était le chevalier par excellence, il n’est pas étonnant que l’on ait raconté d’un ou plusieurs Templiers la légende du héros grec devenu un chevalier de leur temps. Une fois cette histoire d’une tête magique mise en circulation, on imagina naturellement qu’elle servait à la fois de talisman et d’idole ; comme personne ne l’avait vue, on en fit les descriptions les plus différentes ; mais il est à remarquer que l’acte d’accusation parle d’une tête sculptée ou d’un crâne humain, par une évidente allusion à quelque commérage fondé sur la légende syrienne de la tête coupée.
Au début du Philopatris, qui date, comme je l’ai prouvé [Cultes, t. I, p. 383-394], de la fin du Xe siècle, un des interlocuteurs vient à parler de la Gorgone. Critias affirme qu’elle était vierge et que la puissance de sa tête coupée s’explique ainsi.
« Quoi, répond Triéphon, en coupant la tête à unie vierge, on se procure un épouvantail ? Moi qui sais qu’on a coupé dix mille vierges par morceaux “dans l’île aux bords fameux qu’on appelle la Crête”, si j’avais su cela, mon bon Critias, que de Gorgones je t’aurais rapportées de Crète ! J’aurais fait de toi un général invincible ; les poètes et les rhéteurs m’auraient mis au-dessus de Persée, parce que j’aurais trouvé un bien plus grand nombre de Gorgones. »
Il me semble que ce passage peut contenir une allusion non seulement à la tradition antique, mais à la forme moderne que l’informateur de Gautier Map en a recueillie.
Les survivances de la légende de Persée ont été étudiées en grand détail par M. Sydney Hartland. Le voyageur anglais Bent les a encore rencontrées, vers 1880, dans l’île de Sériphos, un des centres du culte de Persée dans l’Antiquité. Les paysans, découvrant des monnaies de l’île à l’effigie de la tête de la Gorgone, racontaient qu’elles avaient été frappées par la première reine du pays, qui résidait dans un château fort, perché sur un roc au-dessus du port de Livadhi [Bent, dans Hartland, The legend of Perseus, t. I, p. 4].
L’épisode de Persée et d’Androméde était localisé par les Anciens dans les environs de Joppé (Jaffa), où l’on montrait le rocher auquel avait été enchaînée la belle princesse ; non loin de là était un étang aux eaux rouges, ou Persée, disait-on, avait lavé la tête du monstre [Cf. Frazer, Pausanias, t. III. p. 454.].
Aujourd’hui encore, les ciceroni de Jaffa connaissent l’endroit ou fut délivrée Andromède. Il n’est donc pas surprenant qu’un autre épisode mémorable de la légende de Persée se soit transmis, avec une vitalité particulière, dans les mêmes lieux. Avant de devenir un chevalier, Persée y fut représenté comme un magicien : c’est en cette qualité qu’il paraît dans la chronique de Jean Malala [Malalas, éd. Dindirf, p. 41], écrite au VIIe siècle, où les récits de la mythologie classique, traditions populaires fixées par la littérature, tendent à se résoudre de nouveau en traditions populaires, colorées par les superstitions du temps.
Un curieux monument, conservé à Saint-Pétersbourg, nous montre d’ailleurs que Persée jouait un rôle dans la médecine magique de basse époque. Le héros est représenté, sur un sardonyx, tenant en mains la tête de Méduse et la harpe ; au revers on lit : Fuis, podagre, Persée te poursuit [Kuhnert, ap. Roscher, Lexikon, P, p. 2027]. Persée tient ici la place qu’on assigne, sur d’autres monuments analogues, au roi Salomon ou à l’archange Michel.
Ces observations-là ont déjà été faites ; ce qui est nouveau, je crois, dans mon petit travail est le lien établi entre les traditions syriennes relatives à Persée, transformé de héros en magicien et en chevalier, et les histoires extravagantes qu’enregistrèrent les inquisiteurs du XIVe siècle, chargés d’enquérir sur une tête ou un crâne magique dont on peut affirmer, malgré tant de témoignages, qu’ils n’ont jamais existé.
V
Pour me résumer, au risque de me répéter, voici comment je conçois le développement de la légende qui, originaire des temps héroïques de la Grèce, laquelle n’y crut jamais, finit par faire des dupes au concile de Vienne :
- Des gens venus d’Orient parlent d’un ou plusieurs chevaliers lesquels, en possession d’une tête magique, qu’ils cachent avec soin, acquièrent richesse et puissance ;
- On soupçonne que cette tête magique appartient aux Templiers ;
- Comme le bruit court que les Templiers sont secrètement convertis à l’islamisme, on soupçonne que cette tête n’est pas seulement un talisman, mais une idole qu’on révèle aux initiés et qu’ils adorent ;
- Comme le symbole que les Templiers sont censés rejeter et même souiller est le crucifix, le Christ, on qualifie du nom de Mahomet le symbole qu’ils préfèrent et opposent à celui-là, sans songer que les musulmans eux-mêmes n’avaient pas d’images ;
- Par analogie avec ce qu’on croit savoir des hérétiques du midi de la France, les albigeois, on attribue aux Templiers la croyance que leur « dieu » fait fleurir les arbres, etc., et l’on estime qu’ils consacrent leurs cordelettes au contact de leur idole ou de leurs idoles.
Pourquoi l’acte d’accusation, confirmé par de nombreux témoignages, attribue-t-il plusieurs têtes à une ou plusieurs des idoles ? Petit-être faudrait-il reconnaître là aussi l’influence lointaine de certains monuments antiques polycéphales, sculptures ou intailles, qui sont bien connus des archéologues ; mais c’est là une question accessoire que je préfère laisser en suspens.
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La tête magique des Templiers, Salomon Reinach.
Revue de l’histoire des religions, 1911, p.25-29.