Huysmans un écrivain pieux

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Huysmans un écrivain pieux par Rémy de Gourmont. 

Le roman chrétien, de valeur et d’influence, est rare dans la littérature française. La race n’est pas religieuse; les questions de morale ou de dogmatique ne l’ont jamais intéressée que lorsqu’elle a pu y associer des idées politiques, des vues sociales, des plaisirs artistiques. Sans doute, le plus ancien monument, vraiment littéraire, de notre langue, est une œuvre d’inspiration religieuse, cléricale et monacale, la Vie de saint Alexis; mais presque en même temps surgit un poème romanesque, purement politique et patriotique, la Chanson de Roland. Comme le dernier héros des romans de M. Huysmans, Alexis est un homme qui renonce au monde, qui cherche Dieu, qui trouve toute sa joie dans la prière et dans le sacrifice. Son histoire est bien plus belle que celle de Durtal; elle est tragique, poignante et rédigée dans un style, simple et noble, comme celui des cathédrales romanes. D’œuvres chrétiennes de cette beauté, il n’y en a point d’autres dans la littérature française; et, pour retrouver cette même inspiration, il ne faut pas franchir moins de huit siècles, il faut arriver à Chateaubriand et rencontrer les Martyrs.

Comme toute la chimie dépend de Lavoisier, toute la poésie moderne, et par poésie j’entends toute l’imagination, dépend de Chateaubriand; et avec toute la poésie, tout le style, toute l’éloquence. Il a formé Victor Hugo aussi bien que Flaubert, Taine aussi bien que Michelet; George Sand a refait René toute sa vie et l’un de nos derniers grands écrivains, Villiers de l’Isle-Adam, né de la même terre que l’auteur des Mémoires d’outre-tombe, avait profondément subi sa domination littéraire. On se souvient de l’un des derniers grands succès de librairie, de Quo Vadis? Et qu’était-ce que ce roman sinon une transposition moderne des Martyrs, adroitement mis à la portée du vaste publie ignorant? Et qu’est-ce que l’Oblat, enfin, et la Cathédrale, sinon l’amplification de quelques chapitres du Génie du Christianisme? Entre le dix-huitième et le dix-neuvième siècle, il y a Chateaubriand; pour passer de l’un à l’autre, il faut traverser son jardin.

La plupart des romans français d’inspiration chrétienne se proposent le même but que l’œuvre capitale de Chateaubriand; leurs tendances sont nettement apologétiques. Il y a très peu d’écrivains, même aujourd’hui, d’esprit assez libre pour traiter sans passion des questions religieuses. Si l’on parle du clergé, c’est pour le dénigrer ou en faire l’éloge; il est presque impossible de décrire ses mœurs froidement, comme s’il s’agissait de n’importe quelle autre catégorie sociale. C’est surtout par l’intention apologétique que M. Huysmans suit la tradition de Chateaubriand, car sa méthode littéraire est fort différente. Il arrive aussi que, voulant exalter l’Église, il la déprécie. Cela n’est pas naïveté, mais bien sincérité. La foi de M. Huysmans a l’air d’être si solide qu’aucune des tares de ce qu’il aime ne saurait la décourager.

Il est sérieux excessivement, ce qui l’a mené tout droit à la crédulité. On ne peut imaginer une intelligence plus docile aux choses de la foi. C’est avec la candeur d’un petit enfant qu’il nous conte la vie prodigieuse de Sainte Lydwine. Voilà où mène le naturalisme. Voilà où mène cette idée singulière qu’il y a une Vérité et qu’on peut l’atteindre, la toucher, la baiser. M. Huysmans décidément tombe à genoux, baise pieusement la croix du calvaire. Non seulement il n’y a plus aucune hésitation ni aucune hérésie dans sa foi, mais il recherche au fond des parties obscures de la religion tout ce qu’il y a de plus extraordinaire, de plus extravagant, de plus fou, de plus impossible. Les mystères reconnus ne lui suffisent pas, ni les miracles admis. Il lui faut des absurdités particulières, des fantasmagories spéciales.

Mais cette attitude, au moins, est brave. M. Huysmans ne distingue que deux ordres de faits religieux: les ordinaires, qu’il dédaigne et laisse au troupeau; les extraordinaires, dont il se délecte et qu’il tient pour essentiels. Loin de suivre la tendance des chrétiens lâches qui, peu à peu, réduisent leur christianisme à une morale de pauvres hères, sourient des miracles, méprisent le décor démoniaque ou mystique, édifient à l’ombre des autorisations rationalistes, une religion simple et prudente, calquée sur un règlement d’usine, loin de se mêler à ces humbles dévots, M. Huysmans revendique une sorte de catholicisme intégral où se retrouveraient toute la foi, tout l’art, toute l’inquiétude, toutes les contradictions, toutes les couleurs dont une longue croyance fut, à travers les siècles, exaltée, embellie, troublée, déchirée, enflammée. Mais cette audace eût gagné, tout de même, à être servie par une meilleure critique. Au lieu d’un livre qui ne peut plaire qu’à demi et déplaire qu’à moitié aux croyants et aux autres, nous aurions eu l’œuvre qui fait hurler les tièdes et qui réjouit les excessifs et les audacieux.

La crédulité est amusante dans le peuple, et utile; elle a créé les légendes, les contes, les superstitions. Elle est curieuse et précieuse dans les biographies de jadis qui nous ont ainsi conservé toutes sortes de fables caractéristiques d’un état social et d’un état intellectuel. Elle peut plaire encore dans le poète ou dans le conteur qui se grise de possible et d’impossible, qui rêve ou délire et nous entraine un instant dans son heureuse folie. La vie d’une sainte, pleine de miracles et de pieuses extravagances, pourrait nous être dite, même aujourd’hui, sur un ton naïf, sans nous faire rire; mais il n’y faut plus le ton doctoral. Il n’y a plus de milieu entre le roman et la critique historique; il n’est plus permis, même à un écrivain du talent de M. Huysmans, de mêler les deux genres et de nous présenter comme des faits avérés les pieuses imaginations de quelques mystagogues pour qui il n’était de mensonges, que dénués de toute force d’édification.

Édifier, dans le langage ecclésiastique, c’est plaire, dans le langage vulgaire; c’est plaire aux âmes et tant qu’on les tire vers Dieu. Cela aurait pu être le but de M. Huysmans, soucieux de racheter de vieux péchés; mais il est trop resté l’homme de l’écriture et de l’écritoire pour se borner en un vœu aussi naïf. C’est à lui-même qu’il a voulu plaire, lui-même qu’il a voulu édifier, et convaincre une bonne fois que toute la sagesse humaine s’humilie et fuit devant le divin, même absurde. Et cet absurde, il l’a mis en lumière avec crudité et avec cruauté. Sa couleur violente exalte les grimaces des faces et des âmes: sa sainte est une hystérique dont la piété n’est qu’une longue et douloureuse démence!

Je n’exposerai pas le thème théologique de Sainte Lydwine. C’est celui de la réversibilité des mérites et des démérites. Lydwine, fille de pauvres gens de Schiedam, en Hollande, après une jeunesse sans histoire, tomba malade à la suite d’une chute sur la glace, se coucha et ne se releva plus jamais. D’après la légende, elle souffrit, à la fois d’un grand nombre de maladies, qui semblent toutes avoir été régies par une hystérie très prononcée. Elle avait eu le mal des ardents qui lui avait desséché un bras; tout son corps n’était que plaies et l’intérieur, cœur, foie et poumons, était en fort mauvais état. A la suite de la peste, qui la couvrit de bubons, elle devint hydropique, elle cessa presque de manger, perdit à peu près la vue, et ne garda de sensibilité que pour souffrir, d’intelligence que pour suivre ses visions.

La manière dont elle fut traitée par les médecins n’est pas moins extraordinaire que l’accumulation de ses maladies. M. Huysmans raconte très sérieusement ceci:

Gotfried, qui avait jadis pronostiqué l’origine divine de ces maux, ne pouvait que constater l’impuissance de son art à les guérir; croyant cependant qu’il parviendrait peut-être à soulager la patiente, il lui retira du ventre les entrailles qu’il déposa dans un bassin; il les tria et remit, après les avoir nettoyées, celles qui n’étaient pas hors d’usage, en place.

Rien ne rebute la foi de M. Huysmans. Il dépasse en simplicité les plus crédules hagiographes du moyen âge, — et peut-être a-t-il raison. Il est absurde, en effet, de vouloir poser des limites au surnaturel. Dès qu’on admet l’intervention de Dieu et de sa providence dans les affaires humaines, on se prive par cela même du critère qui sépare les faits en vrais et en faux. Dieu est tout puissant; il peut donc, si cela lui plait, enlever Lydwine de son lit de douleurs et l’emmener au paradis faire une céleste promenade. Les protestants, partisans d’une religion raisonnable, nous diront bien que personne ne fut enlevé vivant au ciel depuis saint Paul. Mais vraiment, qu’en savent-ils? Quand on croit aux visions de Paul, on peut bien croire à celles de Lydwine. La religion est le royaume du tout ou rien. Et plus une religion est compliquée, plus elle est riche en dogmes, en usages, en superstitions, plus elle est belle et digne de l’attention des historiens et des psychologues. Visions du ciel, visions de l’enfer, nous connaissons cela. Homère et Virgile nous y ont conduits à leur suite. Ce n’est pas du christianisme, c’est du paganisme; c’est conforme aux plus anciennes traditions de notre race et de sa poésie.

D’Homère aux visionnaires du moyen âge, tels que résumés et magnifiés par Dante, les tableaux de l’enfer ont fort peu changé. Dans les rêveries de Lydwine, le paradis, spiritualisé par l’Alighieri, reprend son antique aspect homérique. C’est, dit Huysmans, « une salle de festin aux voûtes magnifiques; les viandes y étaient servies sur des nappes de soie verte dans des bassins d’orfèvrerie, et le vin versé dans des coupes de cristal et d’or. Jésus et sa mère assistaient à ces agapes. » Seulement, comme nous sommes en Hollande, de solides rôts remplacent, à la table des dieux, l’ambroisie.

Avec son corps infirmé et son âme puérile, Lydwine est une amoureuse. Elle aime passionnément Jésus et elle est aimée de lui. Il vient la voir, la console, lui parle, se donne à elle en communion. Et c’est toujours l’antique union des dieux avec les filles des hommes; c’est la religion éternelle, immuable sous les formes changeantes qu’elle prend, laisse et reprend au cours des siècles. A la simple et tout animale union des sexes, le mysticisme, qu’il soit païen ou chrétien, substitue l’union de l’homme avec son propre idéal, avec Dieu, avec l’infini.

En se convertissant religieusement, l’auteur d’En ménage ne s’est pas converti littérairement, ce qui est assez rare, les conversions ordinaires coïncidant le plus souvent avec une diminution sensible de l’énergie vitale. On retourne à la foi, parce qu’on désespère de la vie et on accepte sans restriction tout ce qu’elle commande: or la foi, c’est M. Huysmans qui le dit, commande généralement d’écrire dans un style sans éclat et sans personnalité. Sur ce point M. Huysmans a été intraitable; il est resté écrivain, et, ce qui est bien plus grave, écrivain naturaliste. Le naturalisme, c’est l’amour des détails, non pour eux-mêmes, mais pour ce qu’ils donnent à une œuvre littéraire de vie et d’exactitude. De tous les romanciers qui ont voulu être appelés naturalistes, celui qui mérita le mieux cette qualification est assurément M. Huysmans. Peut-être même est-il le seul, car M. Zola se laissait volontiers entraîner par son imagination; or, pour être un véritable naturaliste, un véritable « descripteur » de ce qui se voit, se touche et se sent, il faut n’avoir aucune imagination. Deux contemporains de M. Huysmans, M. Hennique et M. Céard, ont écrit, eux aussi, des romans où on n’aperçoit pas la plus petite lueur imaginative; mais il semble qu’ils ont dépassé la mesure. Une belle journée, de M. Céard, livre très curieux et peu connu, représente à merveille l’idéal littéraire qui fut celui de toute une génération, il y a vingt-cinq ans. Idéal, en effet, car nul écrivain n’a peut-être jamais atteint ce degré de nullité systématique; M. Huysmans en est resté très loin. Il se passe toujours quelque chose dans ses livres; il se passe lui-même. Ce ne sont pas des romans; ce sont des mémoires. Les rares événements qu’on y trouve ne sont pas inventés: c’est sa propre vie que l’auteur nous raconte avec une simplicité où il y a un peu de candeur et beaucoup d’orgueil. N’ayant aucune imagination, il en est réduit à lui-même; mais comme la vie d’un homme sans imagination est généralement fort monotone, en racontant ce qui lui est advenu, il se trouve qu’il ne raconte presque rien. Pour combler les vides, M. Huysmans a recours tantôt à des études de mœurs, tantôt à des dissertations historiques ou archéologiques. Rien n’est moins romanesque que ses romans; rien ne serait plus ennuyeux si l’auteur n’avait une personnalité très nette et une manière de voir vraiment très particulière. Mais l’absence même d’éléments imaginatifs inspire une confiance que ne donnent pas les romans ordinaires. On se sent bien réellement devant un homme qui ne ment pas, ou très peu, et cela, non par moralité, mais par impuissance d’imaginer. S’il décrit un vieux quartier de Paris ou une vieille abbaye de province, on peut tenir son tableau pour véridique et s’en servir comme d’un guide, comme d’un plan. Et c’est pour cela que ceux-là mêmes qui sont incapables de lire, sans ennui, un roman trop bien imaginé, peuvent prendre plaisir à ces récits dont la froideur rassure, dont la sincérité est évidente. Qu’il s’agisse de l’histoire de deux ouvrières parisiennes, d’un homme de lettres paresseux et faible, d’un bureaucrate en quête d’un restaurant convenable, d’un neurasthénique travaillé par le besoin de ne pas vivre comme tout le monde, on sent que rien n’est inventé; que tout a été observé directement et que tout enfin s’est passé autour du même homme, l’auteur. Le point de départ n’est jamais une idée, mais un fait réel.

On a dit qu’A vau-l’eau était le roman type de M. Huysmans, celui qui résume tous les autres, au moins par la méthode. C’est exact. En chacun des romans de M. Huysmans, il s’agit d’un monsieur qui s’ennuie, cherche à améliorer sa vie et n’y parvient pas. Tous sont pessimistes, même ceux que la foi inspire, et tous finissent par une déception, même l’Oblat. Que le but soit de s’arranger une petite vie médiocre, mais supportable, ou, au contraire, de s’établir définitivement dans la vie religieuse, la conclusion est la même: il faut toujours, au dernier moment, renoncer à ses espérances et, comme le lamentable M. Folantin, « rentrer à la vieille gargote, retourner à l’affreux bercail ». Et que le roman soit de mœurs parisiennes ou de mœurs monacales, le milieu sera toujours décrit selon les mêmes procédés minutieux, avec la même sympathie hargneuse, la même joie visible dès qu’il s’agit de noter une tache, d’indiquer un défaut. M. Huysmans n’est pas un homme facile à contenter. Il dit plus de mal des Bénédictins, qu’il aime, que ne voudrait en dire un homme qui les détesterait. Mais n’osant sans doute, ayant été leur hôte, les juger trop sévèrement lui-même, il a introduit dans son roman un dévot singulier, qui passe la moitié de son temps à prier et l’autre moitié à critiquer les moines. Si l’exil n’était intervenu, Durtal (c’est le nom de M. Huysmans dans cette histoire) serait-il resté près deux? On ne le croit pas. Trop de choses le choquent dans cette vie religieuse, qu’il a vue de trop près, et malgré le charme qu’il y trouve quand même, son caractère irritable le chasserait bientôt de cet asile où il avait cru un moment trouver la paix définitive. A défaut de cette conclusion logique, la dispersion des Bénédictins est venue fort à propos clore un livre qui, étant encore moins composé que les autres livres de M. Huysmans, était difficile à finir.

Joris Karl Huysmans, photographie de Lucien Descaves (1861-1949)

L’Oblat n’est pas un religieux. Il ne participe pas à la vie claustrale. Il n’est tenu à rien qu’à suivre les offices deux fois par jour, le matin et le soir, et à recevoir, en ce qui touche la vie spirituelle, la direction de l’abbé du monastère. Il demeure en dehors de la clôture et né mange avec les moines qu’aux jours de fête, quand on veut bien l’inviter. Cette clause n’est pas de celles qui durent déplaire à Durtal, qui juge fort sévèrement la cuisine monacale. On retrouve, en cet homme devenu pieux, le dégoût de M. Folantin et de des Esseintes devant les nourritures vulgaires. Il est d’ailleurs beaucoup question de cuisine dans l’Oblat, comme dans tous les romans de M. Huysmans. Sa conversion n’a pas plus éteint son sensualisme culinaire que son style. Il a même introduit dans le petit monde qui gravite autour du monastère une jolie silhouette de dévote gourmande, vieille fille aimable qui, renonçant à tout le reste, n’a pu renoncer aux plaisirs de la table. C’est le personnage le mieux dessiné d’un livre confus et sans beaucoup de relief. Un seul des moines est assez vivant, le père pharmacien du monastère, brave homme sale et ignorant, ’ »spectre vénérable et burlesque’ ». Les autres sont peints sans originalité, probablement parce que les modèles manquaient de relief.

Que font-ils, d’après M. Huysmans, dans leur abbaye, ces moines? Rien qui vaille la peine d’être raconté. Ce sont d’honnêtes personnages qui se lèvent à quatre heures du matin, récitent des prières, chantent les offices et lisent parfois des morceaux de vies de Saints écrites dans ce style oléagineux cher aux catholiques. A quoi s’intéressent-ils? A la liturgie, aux cérémonies du culte. C’est à peu près leur seule occupation. Toute la vie de l’abbaye se concentre dans cet unique souci: reconstituer tels qu’ils étaient, aux siècles brillants de l’Église, le cérémonial et le plain-chant grégorien. L’après-midi, surtout les veilles de fête, se passe en répétitions. C’est un théâtre pieux où l’on joue devant Dieu le drame liturgique. Rien de plus innocent qu’une telle existence.

Durtal, devenu oblat, y participe avec une joie discrète. Il goûte les chants, la prière, l’encens, la liturgie; il goûte aussi le plaisir de relever ce qu’il trouve d’imparfait en des cérémonies qui témoignent trop souvent de plus de bonne volonté que de sentiment vrai de l’art religieux. Sa petite maison, non loin du cloître, est entourée d’un joli jardin vieillot, où l’on ne voit que des fleurs simples et provinciales, véronique, glaïeul, soleil, sauge, bourrache, et toutes sortes de plantes médicinales recommandées par les vieux auteurs: jardin de solitaire, encore plus que jardin de curé. On vivrait volontiers là, dans la paix et les parfums de la campagne. M. Huysmans, qui déteste la campagne, est venu y chercher autre chose que le repos: la prière. Il se lève à l’aurore, et même dans la nuit, pour aller entendre la messe, bravant le brouillard ou la neige. Entre les offices, il rêve parfois dans son jardin, puis il monte à sa chambre, et il écrit l’Oblat, travaillant ainsi, en même temps à son salut et à sa réputation littéraire.

Rien ne fait mieux comprendre, peut-être, que les romans de M. Huysmans et, en particulier, cet Oblat, qu’en art, ce qui importe, ce n’est pas le fond, mais la forme. Ce roman est vide à un degré inexprimable, dénué même de cette vague poésie religieuse que l’on sentait dans En route, et cependant il est possible, avec un peu de courage, de le lire intégralement. C’est que toute sa valeur est dans la personnalité de l’auteur qui s’est représenté exactement lui-même, avec toutes ses bizarreries, tous ses préjugés. L’Oblat, ce sont des choses mortes, un instant ressuscitées par la thaumaturgie d’un style très vivant. Je ne sais si les intentions apologétiques de M. Huysmans se sont réalisées, si l’Oblat a fait davantage aimer les moines et la vie religieuse; j’en doute, mais ce roman pieux, triste comme une vieille église, affirme qu’un homme de talent peut tout se permettre: et c’est un résultat.

Ici et là, c’est bien toujours le même écrivain, le même œil, le même odorat, la même perversité en quête du laid, du mauvais, du baroque, jouissant d’elle-même et de sa capacité à percevoir un monde anormal et fâcheux. La verve stylistique, l’imprévu des images et des comparaisons, l’ingéniosité des trouvailles et des détails, et ce sourire des yeux contents d’avoir vu et mieux vu que les autres yeux, un tour involontairement paradoxal, l’originalité de l’homme sous les procédés de l’écrivain, et jusqu’à la piété qui paraît celle d’un curieux autant que celle d’un convaincu, tout cela forme, un amalgame où l’on retrouve le goût de ces vieilles liqueurs composites dont les recettes tiennent trois pages et dont la saveur est à la fois poussée et voilée, vague et pointue, insolente et sournoise. La critique dévote goûte peu M. Huysmans, regrette parfois de l’avoir pour client et pour allié. Elle a peut-être raison: il est demeuré plus de lettres qu’il n’est devenu d’église.

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Huysmans un écrivain pieux par Rémy de Gourmont,1903. Image par Wendy Corniquet de Pixabay

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