L’Ésotérisme Occidental par Christine Berger.
Certes, l’ésotérisme peut apparaître aujourd’hui comme un objet « indiscipliné ». De fait, en librairie comme dans les discours médiatiques, se trouvent convoqués sous ce vocable des éléments hétérogènes qu’un goût douteux pour le «mystérieux » cultive dans le désordre. En réalité, le mot recouvre plusieurs sens. Entendu comme « histoire des courants ésotériques occidentaux », il fait depuis une quarantaine d’années l’objet d’une spécialité académique à part entière, de plus en plus représentée au sein de cette discipline qu’est l’histoire des religions, comme en témoignent diverses créations de chaires universitaires en France, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, etc. C’est sous cet aspect que nous l’abordons ici, en le distinguant de notions voisines (ainsi, « occultisme ») et en situant lesdits courant dans leurs contextes culturels (au sein desquels ils ne représentent pas, contrairement à des vues trop répandues, une « contre-culture »).
Une relecture des spiritualités ancienne
Si l’adjectif « ésotérique » apparaît au XVIIIe s., c’est en 1828 que Jacques Matter crée le néologisme « ésotérisme » dans son Histoire critique du gnosticisme et de son influence. Comme le note J.-P. Laurant, « le terme répond au besoin de donner une légitimité scientifique nouvelle à un ensemble de notions et à un mode de spéculations remontant aux débuts des temps modernes, voir au-delà ». Déjà, au début de la Renaissance, certains érudits se penchent sur les philosophies gnostiques et hermétiques, teintées de religiosité. Deux philosophes italiens marquent cette période : Marsile Ficin et Pic de la Mirandole. Ficin traduit les dialogues de Platon, des œuvres de Plotin et surtout le Corpus hermeticum en latin. Sous ce titre est regroupé un ensemble de textes écrits en grec aux IIe et IIIe s. dans la région d’Alexandrie, ensemble représentant une partie des écrits attribués au légendaire Hermès Trismégiste. Ils traitent de théosophie, d’astrologie, de techniques spirituelles. Les nombreuses rééditions de cette traduction jusqu’au XVIIe s. témoignent de l’intérêt suscité par ces textes, que la plupart des commentateurs de la Renaissance supposent appartenir à une « tradition » ancienne remontant à Moise, un « un enseignement qui serait comme la synthèse d’une philosophia perennis, ou philosophie éternelle, dont Hermès aurait été l’un des maillons d’une chaîne aux noms prestigieux » (A. Faivre). Pic de la Mirandole, qui lit l’arabe, l’hébreu et l’araméen, découvre auprès de Ficin, les textes de Platon, de Plotin et les livres du Corpus hermeticum. Avec son esprit d’analogie, il cherche à établir des liens entre les différentes religions et tente une approche cabalistique de la Bible. Les travaux de ces deux philosophes témoignent-ils d’un affranchissement envers la théologie chrétienne du Moyen Age ? Comme le souligne A. Faivre, les théologiens férus d’Aristote et soucieux des causes premières avaient eux-mêmes abandonné une partie de leur champ, celui des causes secondes, des entités intermédiaires, de la Nature, des anges, et c’est ce monde oublié qui fut alors interrogé selon des angles nouveaux. L’hermétisme alexandrin et le pythagorisme, l’astrologie, l’alchimie, la magie, la cabale firent désormais partie de l’horizon spéculatif au sein duquel furent progressivement engendrés les divers courants ésotériques en Occident.
Gnostiques et théosophes
Le mode de spéculation qui répond au qualificatif d’ésotérique se caractérise par l’idée de « correspondances » existant entre tous les niveaux de l’univers, par la conception d’une Nature vivante dont l’évolution est liée à l’ homme et au divin, par le rôle des médiateurs (esprits , anges, mais également symboles et rituels) qui permettent à l’homme d’avoir accès aux connaissances en éclairant sa faculté d’imagination créatrice, ainsi que par l’idée d’une nécessité pour l’homme de transmuter sa nature afin que, par cette « seconde naissance», il soit réellement achevé selon les desseins de Dieu.
Déjà, avec le philosophe Platon, connaître n’est pas détaché d’une relation au monde mythique. L’âme, imprégnée des Idées qu’elle a contemplées avant de venir s’incarner, ne cesse d’en rechercher l’image dans le monde terrestre. L’idée d’une connaissance d’origine divine laisse longtemps son sceau dans la culture et, chez l’un des premiers auteurs chrétiens, Clément d’Alexandrie (v. 150-215), le theosophos est celui est mû par une science divine. Ceux qui resteront fidèles à l’idée que la connaissance est une gnose, au sein de laquelle la connaissance de l’homme et du monde ne peut être séparée de la connaissance de Dieu, participeront à la formation des principaux courants ésotériques.
Les gnoses païennes (orphisme, pythagorisme, hermétisme) témoignent de riches échanges entre l’Occident et l’Orient. Lors du premier christianisme, les frontières restaient d’ailleurs ouvertes, comme nous le voyons dans les écrits du théologien gnostique Valentin. Sa conception de la Sophia, sagesse émanée de la grâce de Dieu, met en scène les tribulations de cette puissance démiurgique qui a désiré engendrer le monde matériel. Le Christ son époux, Fils du Dieu transcendantal, la sauvera et provoquera son retour dans le monde immatériel, le repentir de Sophia se transformant alors en gnose. Le gnosticisme, qui se développe au IIe s., vise un mode de connaissance intérieure, non seulement par transmission de savoirs, mais par expérience personnelle. L’illumination et le salut sont au bout de cette voie qui s’aventure vers les mystères. La conception de l’esprit humain suppose, bien entendu, les forces naturelles de la raison, essentielles pour la conduite de l’intelligence, mais celles-ci doivent encore s’ouvrir sur l’imagination, considérée comme une faculté supérieure permettant à l’homme d’aborder les mystères. Les gnostiques restent fidèles à la conception qui prévaut dans le Corpus hermeticum : l’homme en son esprit détient une parcelle de la divinité. La vérité de la connaissance ne peut donc être seulement (comme l’affirmera Descartes) une « adéquation entre la chose et l’intellect », elle va plus loin que le monde des représentations. Si elle est une « gnose », cela signifie que l’esprit devient le lieu de l’union entre l’homme et son créateur. L’image d’un sens caché des choses et d’un travail herméneutique est essentielle à la voie ésotérique. L’idée d’un esprit fécondé par son lien Intime avec la divinité restera prégnant dans ces courants jusque dans la formation de l’illuminisme, en Europe, à la fin du XVIIIe s.
Une pensée analogique, la quête des liens
La notion de médiation est essentielle au mode de spéculation ésotérique. L’homme est lui-même un être intermédiaire, et il ne doit son salut que par une métamorphose intérieure : dans ce thème se retrouvent les principes de l’alchimie et de la théosophie. L’idée de « seconde naissance », avec le théosophe allemand Jacob Boehme, se prolonge dans celle d’un homme « régénéré », avec les francs-maçons groupés autour du Lyonnais Jean-Baptiste Willermoz. Car le salut des hommes doit passer par le travail de quelques élus, dont l’Intelligence herméneutique opère par voie d’analogie : Dieu parle aux hommes à travers la Nature qui est comme son miroir, le microcosme reflète le macrocosme. Ainsi la vérité n’est pas révélée une fois pour toutes, mais la révélation se poursuit au sein de l’Histoire, formant le contenu d’une histoire secrète dont les éléments se transmettent par l’intermédiaire des hommes de bonne volonté.
Théosophes, alchimistes, cabalistes forment les réseaux de l’ésotérisme moderne et cherchent à penser les liens entre les divers niveaux de la réalité. À la cosmologie correspond la lecture d’une théophanie, car Dieu s’accomplit à travers le monde qu’il engendre, il exprime son intelligence et sa bonté dans l’univers naturel. Avec le médecin et alchimiste suisse Paracelse, la philosophie de la Nature s‘ouvre sur la conception du « médecin intérieur », d’une aulne de sagesse présente en chacun. L’Histoire est conduite au sein d’une eschatologie, le sens de l’existence humaine ne saurait être séparé de celui de l’existence du monde. L’univers résonne de correspondances dont il faut apprendre à distinguer les harmonies subtiles. La relecture des spiritualités anciennes tâche donc d’unir avec méthode les niveaux de savoir.
Magie et enchantement du monde
À l’Image de la magie naturelle, qui désigne l’art d’user des vertus « occultes » des plantes, la connaissance ésotérique cherche la nature de la communication intime des êtres les uns avec les autres. Si Dieu parle à l’homme par l’intermédiaire des êtres naturels, il peut lui envoyer des messagers invisibles. Il ne tient qu’à l’homme de découvrir le langage grâce auquel il peut entrer en contact avec eux. Pour illustrer cette vision du monde, donnons pour exemple le mage élisabéthain John Dee, dont la bibliothèque, la plus grande de toute l’Angleterre, était fréquentée par de célèbres humanistes, historiens, mathématiciens et navigateurs. Il était en opposition avec le monde académique d’Oxford et de Cambridge où, lors des réformes édouardiennes de 1550, les commissaires royaux avaient détruit de nombreux manuscrits touchant à la théologie et aux sciences. De tels documents furent recueillis par John Dee. Ce dernier était connu pour ses conversations avec les anges, dont il a laissé des comptes rendus détaillés. L’ouvrage dans lequel il présente sa Monade, (1564) s’ouvre sur une façade de temple qui symbolise la structure de la Nature. Au centre du temple trône le signe monadique, dont Dee annonce qu’il va l’expliquer « mathématiquement, magiquement, cabalistiquement et analogiquement ». Au théorème XXIII, Dee déclare n’être « que la plume de l’Esprit de Jésus-Christ », et il présente son ouvrage comme une révélation de l’Esprit Saint. La monade, un talisman destiné à Catherine de Médicis, semble être un mixte élaboré selon la méthode que développe le médecin et alchimiste allemand Cornelius Agrippa dans son De occulta philosophia. Il s’agit de faire confluer l’influence de certains astres dans un point de la matière, en y imprimant son symbole. Le travail de Dee est à la fois celui d’un mage opératoire de la Renaissance et celui d’un cabaliste pratique. Mais il recherche une cabale universelle et emploie le langage des « signes conçus par Dieu » ceux par lesquels il crée le monde : le point, la droite, le cercle. Par le langage de cette cabale géométrique, Dee met en figures le nom de Dieu. Sa monade symbolise la structure du monde dans l’esprit divin tel qu’il y est inscrit de toute éternité, avant même l’acte de création.
Quelle était la fonction de la monade ? Elle devait avoir la puissance de concentrer les influx divins. La vertu de l’âme du monde ainsi invoquée exigeait, pour s’accomplir, la pureté de son opérateur. La saturation symbolique demande une lecture érudite, car les signes alchimiques et les symboles chrétiens s’interpénètrent, faisant de la Monade un condensé historique. Il ne s’agit pas de représentations, mais d’actions engendrées par ce que Dee nomme sa « figure talismanique ». De ces actions, l’opérateur est le médium, car seul Dieu possède la puissance de les accomplir. Un objet d’une telle puissance potentielle se devait d’être enveloppé de figures textuelles destinées à enrober le sens pour que seuls des initiés le comprennent. Il témoigne d’une vision du monde dans laquelle l’initié peut se hisser au seuil des puissances créatives. En tant que tel, il devient un objet d’intérêt historique, pour connaître la vision du monde que partageaient ceux qui se retrouvaient dans la bibliothèque John Dee.
Esotérisme et occultisme
Le rapprochement courant de ces deux termes porte souvent la confusion dans esprits. Le terme d’« occultisme » est noté dès 1840 par Richard de Radonvilliers dans son Dictionnaire des mots nouveaux, avant qu’Alphonse Louis Constant (alias Eliphas Lévi) le pérennise en 1856 dans son Dogme et Rituel de la haute magie. Le terme ne désigne pas alors les sciences occultes telles qu’elles furent pratiquées à la Renaissance. Lorsque, en 1533, Agrippa nomme philosophia occulta l’ensemble des recherches et pratiques portant sur les « sciences » marginalisées à l’époque par le christianisme, il désigne la magie, l’astrologie, l’alchimie, la cabale. Qu’en est-il de ces savoirs « cachés », de ces pratiques « secrètes » ? Les connaissances ne sont pas recherchées dans un but contemplatif. C’est là où l’ésotérisme diffère du mysticisme. Ici, l’homme est appelé par son Dieu à continuer la création. Il doit pouvoir œuvrer, réparer, maîtriser, deviner, prévoir. Les connaissances parmi lesquelles il chemine ne l’engagent pas à se rendre « comme maître et possesseur de la nature », selon l’adage cartésien. Elles engagent son destin dans l’accomplissement historique de l’œuvre divine. Ainsi, une bonne part des pratiques ouvertes par ces savoirs est-elle en apparence d’ordre mantique. L’astrologie, qui est la science des rapports entre les hommes et les astres, est une herméneutique et participe à la création dans la mesure où l’homme déchiffre le sens de sa destinée et l’accompagne avec sa volonté. L’alchimiste plonge au cœur de la matière, et c’est comme plonger dans le coeur de Dieu. Son œuvre à lui est de transmuter le plomb en or, c-à-d. de purifier ses passions et de se rendre plus subtil, de rehausser en lui l’étincelle divine. Sa transmutation, toutefois, n’est point son œuvre à lui, mais celle de Dieu.
Ce genre d’action offre à l’imaginaire de la foule le visage d’un thaumaturge dont la puissance permettrait d’approcher les sphères divines. L’évocation de puissance, parce qu’elle a quelque chose de ténébreux et outrepasse la modestie de la condition humaine, ouvre à la notion de l’occulte : c’est le parfum du fruit défendu, comme le sont les appels aux anges et aux esprits, les commandements aux pouvoirs des mondes intermédiaires. Magie blanche et noire, nécromancie et spiritisme sont parfois confondus, le désir de se concilier les forces qui président au destin du monde engendre des pratiques que certains ont jugées diaboliques. Elles furent interdites par les autorités chrétiennes et condamnées par l’opinion publique. Si le premier sens du terme « occultisme » désigne donc globalement les pratiques étayées sur le discours ésotérique, le second désigne l’un des courants ésotériques occidentaux modernes, qui apparaît vers le milieu du XIXe s. avec Eliphas Lévi et se prolonge Jusque dans la première moitié du XXe s., notamment avec A. Crowley (1875 – 1947) . Lévi pensait trouver dans les doctrines secrètes des Hébreux, des Chaldéens et des Égyptiens la clé du retour à l’unité de la science et de la religion. Le goût de l’expérimentation, l’intérêt pour les phénomènes et pour les sciences nouvelles engagent les occultistes dans une réflexion sur la philosophie de la Nature. Dans un contexte de sécularisation croissante, ils tentent de rester fidèles à l’héritage des sciences cachées de la Renaissance tout en s’aventurant dans le domaine des « sciences psychiques ».
Esotérisme et sécularisation
Le dialogue entre christianisme et ésotérisme au cours de l’histoire de l’Occident montre bien comment ce dernier reste un agent d’intégration culturelle. C. Agrippa opéra la fusion de la cabale chrétienne, de l’hermétisme, de la magie arabe et du néo-platonisme, développa tout un monde d’anges protecteurs présidant aux douze signes du zodiaque, alliant chiromancie et géomancie. Les éléments de ces « mancies » ne sont-ils pas, aujourd’hui encore, l’objet de multiples passions ? Les courants ésotériques de la fin du XVIIIe s. veulent régénérer le christianisme. Karl von Eckartshausen (1752 – 1803), théosophe chrétien passionné d’alchimie, est un philosophe de la Nature. Il cherche la voie d’une régénération de l’humanité par le biais d’un principe actif : « le sang du Christ », véritable huile d’onction que l’homme peut apprendre à extraire de la terre naturelle. Les textes de Louis-Claude de Saint-Martin sont ceux d’un théosophe chrétien, qui n’hésite pas à s’intéresser au magnétisme animal et au somnambulisme. Au XIXe s. l’essor des sciences s’accompagne d’un intense travail ésotérique pour relier les divers niveaux de la réalité, surtout avec les philosophes de la Nature comme Franz von Baader, L’héritage de l’ésotérisme baroque se joint aux méditations d’un Fabre d’Olivet (1768-1825), érudit lisant le grec, le latin, l’arabe et l’hébreu comme ses prédécesseurs, J,-F, Le Boys des Guays ( 1794-1864) traduit en langue française l’œuvre de Swedenborg, Pierre Leroux (1797-1871) se penche sur Pythagore, la transmigration des âmes et les initiations secrètes. C’est le siècle de l’effervescence ésotérique. Avec Éliphas Lévi, la « magie » et les « grands mystères » fascinent toujours les occultistes. La notion de science occulte devient populaire à la suite des ouvrages de Gérard Encausse (alias Papus, 1865-1915), et Saint-Yves d’Alveydre (1842-1909) invente son Archéomètre, clé des correspondances universelles. Avec la rencontre de l’Orient, l’idée d’une philosophia perennis s’étend à toutes les traditions du monde. En 1875, la fondation de la Société théosophique par Héléna Blavastky (1831-1891) ouvre tout un pan de l’ésotérisme du XXe s.
En plein essor de technicité, la culture qui s’élance vers le futur ne cesse d’interroger les « valeurs » insensibles au mouvement du temps. Au XXe s. la vivacité des engouements pour l’ésotérisme, pour désordonnée qu’elle soit, montre bien que les héritages continuent d’être transmis, les textes d’être lus. Certains de leurs représentants comme le cabaliste Raymond Abellio (1907-1986) ou le théosophe allemand Léopold Ziegler (1881-1958), ont encore quelque chose de la stature des grandes figures d’autrefois. La multiplication des sociétés initiatiques, naissant parfois au sein de mouvements bien plus indifférenciés comme celui du Nouvel Âge et des « nouveaux mouvements religieux », ne doit cependant pas décourager le chercheur qui tente de démêler les appartenances et les fidélités historiques.
Plus sur le sujet :
Ch. B. Article « L’Ésotérisme Occidental » extrait de Dictionnaire historique de la magie et des sciences occultes, sous la direction de Jean-Michel Sallmann, Livre de Poche, 2006. Disponible sur Amazon.fr.