Bridget Brown : They know us better than we know us – Note de lecture par Denis Andro.
Bridget Brown : They know us better than we know us. The history and politics of alien abduction, New York University Press, New York and London 2007, 246 pages.
Cet ouvrage offre, avec de riches matĂ©riaux obtenus Ă partir d’une enquĂȘte ethnographique auprĂšs d’un groupe d’entraide d’abductĂ©s supposĂ©s de la rĂ©gion de New York (SPACE) et de diverses productions culturelles (rĂ©cits, revues, films, etc.) liĂ©es au phĂ©nomĂšne, des analyses qui l’Ă©clairent dans son contexte historique et politique amĂ©ricain.
L’auteure aborde l’abduction, non comme seul fait de croyance ou sous un angle psychologique, comme ont pu le faire d’autres chercheurs : elle interroge de façon critique les catĂ©gories, les mĂ©thodes, les acteurs qui vont s’imbriquer pour structurer le phĂ©nomĂšne dans les annĂ©es 80 et 90 (on assiste Ă une dĂ©croissance par la suite, le 11 septembre bouleversant les figures de la terreur). Ăvoquons rapidement quelques fils de cette trame.
Bridget Brown suit le motif des traumatismes aux USA depuis l’aprĂšs-guerre, et la place de l’hypnose – utilisĂ©e dans l’armĂ©e pendant la Seconde Guerre mondiale -, comme procĂ©dĂ© de libĂ©ration de la mĂ©moire. Ils rencontrent une demande sociale pour faire jaillir la vĂ©ritĂ©, notamment aprĂšs des abus sexuels, dans le sillage du mouvement des femmes qui conteste et dĂ©place les positions traditionnelles entre genres. Ce thĂšme des abus rĂ©vĂ©lĂ©s revĂȘt un aspect fantastique avec les affaires de rituels sataniques supposĂ©s dans les annĂ©es 80, ainsi que chez les abductĂ©s, oĂč il se dĂ©ploie dans des scĂ©narios particuliĂšrement effrayants, sur un fond science-fictionnel parfois semi-pornographique. Que traduit-il ?
Les Ătats-Unis connaissent alors un essor et une diversification des thĂ©rapies, parallĂšlement Ă des modes New Age d’interrogation de la conscience et de la nature de la rĂ©alitĂ© (1). Avec les abductĂ©s se forme une sorte de corps d’experts : Bud Hopkins publie Missing Time en 1981 (2), Intruders en 1987. Les « victimes » trouvent une place, un certain Ă©cho ; elles font partager leur expĂ©rience dans des rĂ©cits-tĂ©moignages dont Bridget Brown analyse les points forts ; elles crĂ©ent un milieu spĂ©cifique. Le ton de l’auteure n’est jamais ironique ni condescendant Ă leur Ă©gard ; elle interprĂšte l’abduction comme la transcription d’inquiĂ©tudes individuelles et sociales non prises en compte par les « experts ».
De nouveaux acteurs : le pouvoir mĂ©dical, une techno-science froide et impersonnelle, se profilent avec le thĂšme, trĂšs prĂ©gnant dans les rĂ©cits, des manipulations technologiques, gĂ©nĂ©tiques, sur le corps reproducteur. L’auteure Ă©voque Ă ce propos, dĂšs les annĂ©es 60 (le livre inaugural du genre, consacrĂ© aux Hill, The interrupted journey, de John Fuller, paraĂźt en 1966) ), le processus de « colonisation des corps humains par la science » Ă l’Age de l’Espace, comme en tĂ©moigne par exemple la revue populaire Life qu’elle analyse. Les variations sur le thĂšme de l’enfant-embryon insĂ©minĂ©, hybride, « prĂ©sentĂ© », raptĂ© par les aliens, trouveront en partie leur racine dans ce dĂ©cor bien rĂ©el de la vie amĂ©ricaine, sur fond d’utopie scientifique, avec de forts enjeux autour du statut de l’embryon entre « pro-life » et partisans de l’avortement. On le voit : les acteurs, les objets, les protocoles mĂ©dicaux, les prĂ©occupations sociales, reconfigurĂ©s, apparaissent sur la scĂšne des scĂ©narios d’enlĂšvements par des extra-terrestres.
La place du pouvoir d’Ătat et de ses diffĂ©rentes forces (l’armĂ©e, la CIA, la techno-science), dĂ©veloppĂ©e par les thĂ©ories conspirationnistes les plus audacieuses sur les registres que l’on sait (bases secrĂštes, alliances entre le pouvoir fĂ©dĂ©ral et les aliens pour le versant Dark Side) fait l’objet d’une approche intĂ©ressante dans la mesure oĂč l’auteure rappelle aussi, dans la rĂ©alitĂ© historique amĂ©ricaine, des pratiques effectivement secrĂštes oĂč des citoyens ont Ă©tĂ©, comme les abductĂ©s par les aliens, utilisĂ©s comme des cobayes. Elle cite entre autres le programme MKUltra de recherches, entre 1953 et 1965, sur des techniques de modification du comportement, au moyen du LSD par exemple. Ces faits – progressivement rĂ©vĂ©lĂ©s Ă l’issue du mouvement citoyen pour la dĂ©classification, avec l’administration Clinton en 1994 notamment – ont fourni les matĂ©riaux (le secret, le pouvoir d’Ătat, le corps manipulĂ©, parfois sacrifiĂ©, des citoyens) Ă partir desquels les scĂ©narios, la gĂ©ographie conspirationnistes vont se construire suivant leurs propres lignes de force, avec la conviction que des documents sur les OVNIS restent retenus par les services de l’Ătat : « ArrĂȘtez le Watergate cosmique ! » scandent des manifestants en 1992 Ă Washington. Dans ce contexte, le conspirationnisme apparaĂźt aussi comme une forme d’« histoire alternative » contestataire de la toute-puissance de l’Ătat. Il permet Ă ses supporters de rassembler, sur un plan imaginaire, les morceaux d’un monde disloquĂ© dans la mondialisation (3).
On n’a Ă©voquĂ© que quelques-uns des aspects de cette Ă©tude trĂšs dense. Elle renvoie Ă des questions centrales comme celle des faux souvenirs induits (4) ; elle contribue Ă saisir comment s’est dĂ©veloppĂ© le thĂšme de l’abduction, au carrefour entre ufologie, thĂ©rapies, prĂ©occupations Ă la fois personnelles et sociales autour des traumatismes, sur fond de construction de nouvelles identitĂ©s (sĂ©quence oĂč apparaĂźt le mouvement gay ou trans); elle permet aussi de mieux Ă©clairer dans ses diffĂ©rentes dimensions (psychiques, culturelles, et en dĂ©finitive politiques) la question du contrĂŽle des esprits et des corps Ă l’Ăšre de la technique.
Bridget Brown : They know us better than we know us, Denis Andro. Ufomania, 2008. Texte légÚrement modifié.
(1) sur le New Age, voir aussi Claudie Voisenat et Pierre Lagrange : L’Ă©sotĂ©risme contemporain et ses lecteurs, Ă©ditions de la Bpi, 2005.
(2) Traduction française : EnlÚvements extra-terrestres : les témoins parlent, éd. du Rocher, 1995.
(3) Chap. 6: « They have the secrets. Conspiracy theory as alternative history ». Identifier ce substrat historique ne signifie évidemment nullement adhérer aux théories de la conspiration.
(4) voir Elizabeth Loftus et Katherine Ketcham : Le syndrome des faux souvenirs, Exergue 1997. Par ailleurs, le rapport 2007 de la MIVILUDES Ă©voque des pratiques psycho-sectaires recourant Ă l’induction de faux souvenirs (la Documentation française, 2008).