La Géomancie selon Aleister Crowley

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La Géomancie selon Aleister Crowley par Melmothia & Spartakus FreeMann.

Une lecture critique du Liber Gaias

Paru en 1909 dans le second opus de la revue Equinox, le Liber Gaïas est, selon l’aveu de Crowley lui-même, incomplet : « Par ordre de l’A∴A∴ certaines formules y ont été introduites, et des omissions furent faites, afin de rebuter ceux qui veulent le prostituer afin de satisfaire la curiosité ou afin de tromper ». Que l’obscurité du texte soit intentionnelle est en effet possible, mais les mauvaises langues diront que la difficulté vient plus probablement de ce que le livre est constitué de notes de lectures que Crowley a récupérées et compilées, « après un examen scrupuleux » nous dit-il – mais là aussi, on peut douter [1].

Il en résulte que le texte est particulièrement décousu, obscur et, il faut le dire, d’une totale vanité que vous connaissiez déjà le domaine ou que vous soyez néophyte ; dans le premier cas, vous n’y apprendrez rien, dans le second, vous n’y comprendrez rien.  Nous espérons que ce ne sera pas le cas de cette lecture critique.

1/ La géomancie est un art divinatoire arrivé en Europe vers le XIIe siècle par le biais de l’Islam, époque où sont rédigés les premiers traités connus en langue arabe et latine. C’est donc une mancie relativement jeune à l’échelle de l’humanité, même si on peut supposer, avec Toufic Fahd, que des procédés similaires existaient dès le IXe siècle en Orient. Ses origines culturelles ont longtemps été débattues, mais la plupart des indices historiques et linguistiques laissent supposer que notre art a poussé dans le monde arabe. Exit donc les atlantes, les lémuriens et les égyptiens – sans oublier les chinois et les indiens. Concrètement, elle consiste en un tirage au sort de figures au nombre de 16, chacune étant composée de 4 étages d’un ou 2 points (voir l’article La géomancie : mise aux points sur ce site).

En Occident, la géomancie connaîtra un grand succès durant le Moyen Age et surtout la Renaissance, avant de tomber en désuétude supplantée par d’autres arts divinatoires, plus accessibles aux classes populaires notamment l’astrologie. Il faudra attendre les cercles occultistes du XIXe et du début du XXe siècle pour la voir revenir à la mode. Alors qu’une grande partie de l’Afrique conserve une pratique géomantique uniquement basée sur le tirage au sort des figures, en Europe, le rapprochement avec l’astrologie (qui s’est surtout déployé à la Renaissance), est devenu constitutif du domaine, au point qu’il est difficile à l’heure actuelle, en Europe, de parler de géomancie sans évoquer les domifications, aspects, etc. S’en est suivi une complexification notable du système, d’autant que dès le XIIIe, les textes se multiplient, des traités souvent recompilés à partir des mêmes sources qui seront imprimés et traduits dans presque toutes les langues européennes. Aux textes arabes s’adjoindra un énorme corpus de traités en latin et en langue vulgaire, chaque auteur ajoutant ses propres sophistications dérivées de l’astrologie aux apports antérieurs.

Bien que les péripéties linguistiques du terme soient plutôt bien connues, puisqu’on sait que le nom « géomancie » a été attribué artificiellement à cet art divinatoire, demeure toujours le fantasme, tenace chez les adeptes de la communion avec la Terre-Mère, d’une étymologie révélatrice ; et c’est apparemment le cas de Crowley qui nous intitule son bout de traité Liber Gaïas (le livre de la Terre). Depuis l’antiquité gréco-romaine, la « géomancie » désigne l’art de prédire l’avenir par l’observation des signes naturels de la terre (secousses sismiques, failles, érosion des roches, etc.). Concurremment à la géomancie, existent, suivant la classification élémentale de Varron : la pyromancie, l’hydromancie et l’aéromancie, toutes basées sur le même principe d’interprétation des « signes naturels ». Au Moyen Age, la manie de scruter la terre est passée de mode. Le tiroir reste vide, jusqu’à ce que l’Europe découvre l’art oriental de faire des points dans le sable alors appelé «khatt al raml» ou ilm al raml». L’occident médiéval, épris de taxinomie et fidèle à Varron, décide de récupérer l’appellation pour désigner cette nouvelle technique, qui prendra désormais le petit nom qu’on lui connaît et qui fera tant gloser les occultistes et les new-ageurs du XXe. L’étymologie erronée va octroyer plein de nouveaux avantages à la géomancie puisque désormais, elle permet la connexion avec les esprits telluriques, notre mère la Terre, et d’autres salades du genre. Dans la foulée, la confusion a également permis le rapprochement avec la magie ; nos figures géomantiques qui n’en demandaient pas tant, se retrouvent dès la Renaissance apposées sur des talismans, puis utilisées pour invoquer les gnomes ; c’est que la géomancie en changeant de nom s’est alourdie en sacralité.

De là sans doute ce passage sur la fabrication d’un sceau qui arrive comme un cheveu sur la soupe : « Utilisez un papier (vierge); placez le Pentagramme approprié (soit avec, soit sans cercle externe) d’invocation. Si c’est un cercle, tracez-le d’abord. Le Sceau du Gouverneur auquel la nature de la question se rapporte le plus doit être placé ainsi dans le Pentagramme […]. Dans le diagramme de la page 8, on doit utiliser le Sceau de Hismael » [2}.

2/ Après avoir glissé sur la peau de banane étymologique dans le Liber Gaïas, Crowley se jette avec enthousiasme sur une deuxième dans le Liber 777, texte où il revient sur son expérience du domaine, ouvrant son exposé par un magistral :  «La géomancie présente l’avantage d’être rigoureusement mathématique ». L’affirmation est évidemment ridicule si l’on considère que l’intégralité du thème se base sur un tirage au sort des quatre premières figures — c’est même le principe de toute cléromancie : croire que le hasard n’en est point tout à fait, mais c’est un vieil argument que de prétendre à la science parce qu’on fait des additions.

Ce désir de loucher vers la « rigueur » a d’ailleurs joué un rôle important dans le rapprochement de la géomancie avec l’astrologie. Car même si certains historiens veulent déceler dans les figures des astres ou des constellations, l’utilisation des techniques proprement astrologiques est inconnue des premiers géomanciens qui se contentent de tracer des figures dans le sable et d’en déduire des prédictions ; ils ne convoquent pas les Maisons, les Aspects ou la Part de Fortune à la fête. Introduite en Europe, la géomancie va se complexifier à un tel point qu’on peut se demander si les auteurs n’ont pas pioché dans l’astrologie et mathématisé les pratiques parce qu’ils souffraient du complexe des figures tirées au hasard. Il faut introduire des subtilités, allonger la liste des règles, par souci d’enrichissement du sens, mais également pour rattraper l’astrologie dans la cour des arts « rigoureux », ces sophistications satisfaisant à une double illusion : si on fait des calculs, c’est donc scientifique & seul ce qui est scientifique est sérieux. Deux idées fausses, mais qui font toujours leur petit effet.

3/ Entrons à présent dans le détail du Liber Gaïas :

Après l’avertissement, déjà évoqué, concernant la présence d’omissions volontaires, le traité est préfacé par une citation donnée comme extraite des Oracles de Zoroastre [3], un carré de la Magie sacrée d’Abramelin le Mage et par un dessin d’Austin Osman Spare ; tous ces éléments n’ayant aucun lien, de près ou de loin, avec la géomancie.

La citation attribuée à Zoroastre est en fait une diatribe contre la divination : « Ne dirige pas ton esprit vers les vastes surfaces de la Terre ; car la Plante de la Vérité ne grandit point sur le sol. Ne mesure pas non plus les mouvements du Soleil, collectant les lois, car il est porté par la Volonté Éternelle du Père, et non pour toi seul. Rejette de ton esprit la course impétueuse de la Lune, car elle se meut toujours par le pouvoir de la Nécessité. La progression des Étoiles n’est pas générée pour ton bénéfice. L’ample vol aérien des oiseaux ne donne aucune véritable connaissance, ni la dissection des entrailles des victimes; tout ceci n’est que simple jeu, la base de la fraude: fuis-les si tu désires pénétrer dans le paradis sacré de la piété où Vertu, Sagesse et Équité sont unies ».

L’utilisation du carré dit de « Macaneh » est encore plus curieuse, car ce carré particulier est tiré du dixième chapitre du troisième livre et est destiné à « empêcher les sorciers d’œuvrer »; sans aucun doute est-ce là une protection contre une mauvaise utilisation de la géomancie !

Le dessin de Spare, appelé « Posture de la Mort » est tiré du Livre du Plaisir publié en 1913, après l’article de l’Equinox donc ! À cette époque, Spare était un disciple de l’A∴A∴ de Crowley.

4/ Le texte lui-même s’ouvre par une classique table de correspondances, attribuant à chaque figure géomantique, des signes du zodiaque, un Elément, son sexe, son nom, sa signification, son Génie, son gouverneur et sa planète ; le tout étant assez conventionnel.

D’une façon générale, la méthode proposée par Crowley est, à bien des égards, similaire à celle enseignée dans le traité de géomancie attribué à Henri Cornelius Agrippa, se trouvant dans Le Quatrième Livre de la Philosophie Occulte, bien que des éléments semblent avoir été tirés d’œuvres médiévales et de la Renaissance (les sceaux des esprits planétaires et les tables du témoin et du juge, par exemple, ne sont pas d’Agrippa ou de cette autre courte œuvre De la Géomancie, attribuée à Gérard de Crémone, qui fut incorporée dans l’œuvre d’Agrippa; les attributions des figures aux signes du Zodiaque diffèrent dans certains cas).

Concernant ces correspondances, une remarque s’impose: La géomancie en voulant digérer l’astrologie s’est heurtée à un petit problème d’effectif, comment faire entrer 16 figures dans 12 signes (d’autant que les significations attribuées à tout ce beau monde ne se chevauchent que difficilement) ? De là, personne n’est d’accord sur les attributions. La lecture des traités permet d’ailleurs de constater que toutes les combinatoires ou presque ont été proposées avec le même aplomb.

Un problème quasi similaire se pose avec les Eléments, chaque auteur y allant de sa propre classification. Certes, on peut considérer que tout est négociable étant donné la difficulté, cependant l’option prise par Crowley est loin d’être optimum, notamment parce qu’elle va par endroits à rebours des significations fondamentales des figures ; ainsi Rubeus, le rouge, traditionnellement considéré comme lié la colère, à l’énergie brutale, figure enflammée d’explosion des passions est subsumé à l’élément Eau. Quant à Caput Draconis, figure d’élévation, généralement appréhendée comme abstraite, intellectuelle, voire spirituelle, la voilà affiliée à la Terre.

Crowley semble avoir recopié un tableau de correspondance sans se poser davantage de questions sur sa pertinence.

5/ Le second chapitre souligne rapidement la méthode de construction des figures géomantiques à partir des quatre Mères jusqu’au Juge, si ce n’est que Crowley introduit la prescription de la Golden Dawn de placer « un pentagramme d’invocation » ou un cercle. Le sceau du gouverneur de la nature de la question doit être tracé dans le pentagramme.

Cette recommandation a été répétée de nombreuses fois par d’autres écrivains de la tradition Golden Dawn, dont Israël Regardie. Toutefois, il semble que le premier à avoir conseillé cette opération soit S.L. Mathers sur base des informations fournies par Heydon [4].

Si le procédé d’obtention des quatre premières figures (les Figures Mères) par la technique dite du Jet de point est correctement décrit, Crowley ne dit quasiment rien de la formation des autres figures, ne livrant qu’un très allusif « Les Filles sont déduites par la lecture horizontale des mères » [5]. Soit l’évitement participe des « omissions volontaires » évoquées plus haut, ce qui est absurde puisque la plupart des traités géomantiques décrivent ces procédures en détail, soit Crowley suppose que les procédés sont connus – ce qui rend alors l’intégralité du Liber Gaïas inutile, puisque le reste qui n’a rien de très original sera sans doute également connu du lecteur.

En passant, il avale le rôle de Témoins qu’il ne considère être « que des aides au Jugement général ». Plus loin, dans le chapitre IV, selon cette logique de réduction, ces trois figures donnent lieu à des tableaux indiquant la tendance de la réponse. Outre qu’en règle générale, l’utilisation de tables délivrant des verdicts est une catastrophe ôtant tout intérêt à la voyance en la transformant en bataille navale, celles de Crowley sont particulièrement indigentes. On peut se demander quel intérêt conserve un art qui après consécrations de sceaux, mathématiques savantes et quelques autres contorsions, vous livre en guise de « Juge » de la situation, des « bon », « mauvais », des « pas terrible » et des « youpi »…

Les tableaux de correspondances entre les figures et les Maisons sont aussi pauvres.

6/ Le chapitre III présente le système de domification traditionnel de la G.D., ce qui est déjà plus intéressant :

La façon classique de dresser un thème géomantique consiste à tracer un schéma en forme de bouclier divisé en 16 cases, les douze premières correspondant aux Maisons traditionnelles de l’astrologie ; les Mères seront placées dans les 4 premières Maisons, les filles dans les 4 suivantes, etc. La domification préconisée par la Golden Dawn est plus originale puisqu’elle va faire porter l’accent sur les Maisons Cardinales, celles-ci accueillant les 4 Mères. Pour cela, sera utilisé un schéma hérité de l’ancienne manière « carrée » de monter un thème astrologique :

Les 4 Mères vont se placer dans les 4 Maisons Cardinales en commençant par la X et en tournant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre (c’est-à-dire respectivement dans les Maisons X, I, IV, VII).

Les 4 filles vont se placer dans les Maisons succédentes en commençant par la Maison XI et en continuant toujours suivant le sens inverse des aiguilles d’une montre.

On place ensuite les nièces depuis la Maison XII [6].

7/ Nous arrivons ensuite à la partie du manuel que Crowley semble avoir écrite afin de rebuter ceux qui chercheraient à prostituer ce système de géomancie… Du moins, on peut le penser, car cette partie consiste en un ensemble de tables interprétatives dont la seule originalité est d’être un mauvais résumé de textes antérieurs.

Les dix catégories de questions décrites par Crowley : « Vie, Argent, Rang, Propriété, Épouse, Sexe de l’Enfant, Maladie, Prison, Voyage et Chose Perdue » sont disposées de manière assez curieuse et ne sont qu’une version abâtardie des douze catégories des maisons astrologiques.

Israël Regardie dans son The Golden Dawn dit de ces tables : « Je les ai trouvées très peu fiables, n’offrant de réponses que dans une grande contradiction par rapport à la divination proposée par la lecture » [7].

Les cinq dernières pages du Manuel de Crowley couvrent très rapidement les interprétations astrologiques des figures, des aspects, des dignités principales, etc. Un travail très pauvre à nouveau illustré par un mauvais dessin de Spare.

En conclusion, on peut se demander si l’indigence générale du traité doit être imputée à la volonté de conserver l’information sous le manteau, ainsi que Crowley l’affirme – ce qui peut être le cas pour les sceaux planétaires, ou s’il ne convient pas de questionner plutôt sa compétence, d’autant que lui-même nous dit : « À une époque, nous dit-il, le MAÎTRE THERION l’utilisait beaucoup ; mais Il n’était jamais totalement à l’aise avec ; Il trouvait l’interprétation très difficile. Qui plus est, il Lui semblait que les intelligences géomantiques elles-mêmes étaient d’un ordre inférieur, dont l’étendue de la connaissance se trouvait limitée à une petite partie des choses qui L’intéressaient; et aussi qu’elles possédaient un point de vue propre qui était loin d’être en résonance avec le Sien, de sorte que des malentendus perturbaient constamment le Travail » [8].

Ce que Stephen Skinner commente ainsi : « Crowley soutient avoir intensivement utilisé la géomancie, mais il avoue qu’il ne s’est jamais senti totalement à l’aise avec ce système, trouvant ses interprétations trop difficiles à déterminer, ce qui ne fait aucun doute s’il a utilisé ses propres tables ! »

* Cette critique s’inspire partiellement du travail de Stephen Skinner, Terrestrial astrology, divination by geomancy, Routledge & Kegan Paul, London, 1980.

** Les citations du Liber Gaïas ont été traduites par Spartakus FreeMann. Le texte original est consultable en ligne ici : Liber Gaias.

Plus sur le sujet :

© Melmothia & Spartakus FreeMann 2008.

Image par Devanath de Pixabay

(1) Cette œuvre provient en premier lieu d’une conférence sur la Géomancie qui a circulé au sein de la Golden Dawn. Une autre version fut publiée par I. Regardie dans deux versions des papiers de la G.D. qu’il a édités ; toutes deux, cependant, omirent les tables des Témoins et du Juge, bien qu’elles inclurent du matériel omis par Crowley (Notes du transcripteur, In Liber Gaïas, Un manuel de Géomancie par Aleister Crowley)

(2) Le « pentagramme approprié » est bien entendu celui de la Terre. Quant aux sceaux des esprits planétaires, ils sont délibérément omis par Crowley.

(3) Cette citation attribuée à Zoroastre provient des Oracles Chaldéens et forme le fragment 144 de l’édition de Westcott (fragment 64 de la Collection Kroll); c’est une citation tirée des œuvres de Michel Psellos, le platonicien byzantin (Notes du transcripteur, In Liber Gaïas, Un manuel de Géomancie, par Aleister Crowley)

(4) Sources : Stephen Skinner, Terrestrial astrology, divination by geomancy & Notes du transcripteur, In Liber Gaïas, op. Cit.

(5) Traditionnellement les figures Filles sont formées par Transposition des Mères, à savoir que la première fille est formée par les têtes des quatre Mères, la seconde fille par les Poitrines, etc. Quant aux autres figures, elles sont formées par Addition. Pour plus de détail sur ces procédés et sur le placement des figures dans l’écu géomantique, voir l’article Les figures et l’Ecu sur ce site.

(6) Pour plus de précision sur cette technique, se référer à Israel regardie, A practical guide to geomantic divination, Aquarian Press, 1972.

(7) Cité par Stephen Skinner, Terrestrial astrology, divination by geomancy, Routledge & Kegan Paul, London, 1980.

(8) Aleister Crowley, Magie en Théorie et en Pratique, Partie III, chapitre XVIII, York Beach, ME : S. Weiser, 1997, traduction P. Pissier.

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