Saut de Paradigmes, une vision personnelle par Spartakus FreeMann.
« Par conséquent, il est préférable que l’on soit prudent dans ce que l’on adore, car ce que nous adorons, nous le devenons » – Ralph Emerson.
Définition.
Selon l’encyclopédie Wikipedia le « saut de paradigmes » ou « concept de révolution scientifique » « désigne généralement une discontinuité de la pensée scientifique à une époque donnée, cette rupture amenant un champ disciplinaire — ou plusieurs — à se réorganiser autour de principes et axiomes nouveaux. Cette notion est devenue centrale en épistémologie par le travail d’auteurs tels que Gaston Bachelard, Thomas Kuhn ou encore Alexandre Koyré. En histoire des sciences, elle est aujourd’hui utilisée pour décrire les mécanismes de transformation et d’adaptation des théories scientifiques à la suite de découvertes importantes, remettant en cause la vision que l’Homme avait du monde jusqu’alors ». Un paradigme est donc un modèle utilisé afin d’organiser et de comprendre des phénomènes donnés et observés.
La Chaos Magick a récupéré ce concept scientifique, par le biais de Peter Carroll, afin de l’appliquer à la démarche magique contemporaine. Nous pouvons définir le « saut de paradigmes » comme étant « une technique qui consiste à changer arbitrairement son modèle (ou paradigme) de pensée et de magie ».
« Un chaote adoptera un paradigme aussi longtemps que celui-ci lui convient, et il en changera lorsque ce paradigme ne correspondra plus à sa compréhension des choses, ou pour en utiliser un autre. Par conséquent, un chaote peut-être un chrétien biblolâtre un jour, et wiccan le jour suivant, et ce (s’il le fait correctement), sans aucun problème ou conflit de croyance. L’adhésion est complète, et se doit d’être le résultat d’une recherche sérieuse si l’on cherche à atteindre une forme quelconque de succès » (Psyché, « Saut de Paradigme sur demande »).
Dans la pratique, la majorité des magiciens de la chaos préfèrent ne pas souscrire à un paradigme magique particulier, ils alternent leurs croyances selon leurs envies et leurs besoins magiques du moment. L’« âme » est alors conçue comme n’étant rien de plus qu’une étincelle de vie dotant les êtres vivants d’une conscience, comme l’écrit Carroll : « Le moi magicke n’a pas de centre, il n’a pas d’unité mais est un assemblage de parties qui peuvent temporairement s’assembler et se nommer elles-mêmes « Je » ». Cette âme n’a ni qualité intrinsèque, ni personnalité, ni croyance propre. En ce sens, elle peut être « imprégnée » à volonté de telle ou telle couleur philosophique, religieuse, morale ou politique. Il n’y a pas de réalité supérieure pouvant contraindre cette âme à rester engluée dans la gangue dogmatique de tel ou tel paradigme ; la réalité magique, la volonté libre et les besoins prosaïques du moment font qu’il est naturel pour le chaote de s’en défaire, tel le serpent changeant de peau afin de grandir…
Ajoutons encore que selon les chaotes, le saut de paradigme est essentiel afin de « tuer les idoles » et de fracasser les barrières de notre culture pour d’accéder à d’autres niveaux de conscience. Il y a sans doute autant de techniques et de modalités de sauts de paradigme que de chaotes. La lecture de Peter Carroll – qui est, comme nous l’avons dit, la source de ce concept dans la Chaos, laisse penser que le saut de paradigme est une démarche évidente, quasi scientifique. Cependant, le problème de la spiritualité n’est pas abordé et nous sommes alors dans un cul-de-sac. En effet, si le magicien passe d’un système de croyances à un autre, comment modifie-t-il sa perception du monde, sa « weltanschauung », son moi ? Puisque, comme l’écrit Carroll « chaque paradigme a une vision différente du « moi », comment le magicien parvient-il a modifié son « moi » afin de se fondre dans le paradigme ainsi ciblé sans obligatoirement « s’incarner » dans ce paradigme ? Selon nous, c’est impossible. On ne peut revêtir impunément la tunique d’un inquisiteur sans vouloir, automatiquement, brûler l’hérétique qui se trouve dans le miroir devant nous.
Un autre écueil est de croire que l’on peut atteindre l’essence d’une croyance, et donc d’un changement de soi, par la simple lecture de quelques livres, par quelques prières dites en l’honneur de telle divinité, ou en se déguisant en loubavitch. Bien sûr, un simple mimétisme peut apporter quelque chose d’utile, mais nous doutons que ce soit le cas. S’il est facile de se gruger par un déguisement ou par un « rôle », l’impact sera nul sur le plan de notre personnalité. En outre, comme l’écrit Dave Lee, « pénétrer dans paradigme donné, en tant qu’exercice de déstructuration de l’ego, demande un état d’implication et une communion totale avec les croyances, attitudes et comportements qui lui sont associés. Ce processus prend du temps. Cela prend du temps de s’installer au sein d’un paradigme ; du temps pour expérimenter intégralement la réalité consensuelle au sein de cette vision du monde ; du temps, enfin, de se retirer de ce paradigme et d’en évaluer l’expérience retirée » (Dave Lee, « Primechaos »).
Le saut de paradigme peut être différent et nous aimerions l’exemplifier par notre expérience personnelle. Je suis laïc, voire bouffeur de curé, et, cependant, je suis un spiritualiste, donc, depuis des années j’étudie les divers mouvements religieux et philosophiques. Je les étudie en essayant, tant que faire se peut, de m’immerger dans le courant étudié. J’ai ainsi pu expérimenter certaines extases basées sur les enseignements du Coran, j’ai expérimenté les illuminations du rêve éveillé et de la ronde tséroufique de la kabbale prophétique. Cela ne fait de moi ni un musulman ni un juif orthodoxe, et, cependant, j’ai pu scander sans aucun problème de conscience, avec la foi la plus absolue, le « Alla’u achat » et le « Adonaï echad », j’ai pu vivre les vibrations de l’alphabet hébreu et les émerveillements produits par la danse des lettres arabes. Dans ma pratique magique, j’ai incorporé ces éléments de manière la plus « croyante » possible, agissant avec le cœur, l’esprit et l’âme en accord avec le paradigme utilisé. Cela marche. Je ne peux dire que c’est facile ou même « objectivement » vérifiable (dans le sens où je ne serai jamais un véritable musulman ou un véritable kabbaliste ou un véritable prêtre officiant la messe) mais cela fonctionne. Le tout, oserais-je dire, c’est d’opérer dans l’humilité. Pour en finir avec cet exemple, je dirais que je suis « évêque » gnostique – dans la tradition issue de Robert Ambelain – et que cependant j’ai pratiqué l’hérétique et exécrable, et thélémite, messe du Phoenix de Crowley. Cependant, lorsque je pratique au sein de l’Église gnostique apostolique, je SUIS un serviteur du Christ-Roi, un successeur des Apôtres par la lignée épiscopale et apostolique. Je SUIS, dans tous les sens du terme, et jusque dans la moindre fibre de mon être, un sectateur du christianisme. Lorsque je consacre de nouveaux prêtres ou évêques, je le fais dans l’esprit de l’Église Une et indivisible. Je suis donc chrétien objectivement. Toutefois, les croyants, l’Église catholique de Rome, d’autres évêques peuvent ne pas accepter mon rôle, mon titre, mes œuvres, mes messes, et en ce cas, je ne peux prétendre à l’objectivité absolue de mon immersion dans le paradigme chrétien. Subjectivement, et de manière partagée également – influant et agissant sur d’autres – je SUIS ce que je veux être, car je le CROIS et je le VIS.
Le saut de paradigme est une œuvre et un acte de fond, le tenter sans préparation sans « culture » serait inutile. Et, s’il est vrai et vérifiable qu’un chaote ne sera jamais un véritable curé (quoique) ou un exécrable sataniste (quoique), il s’attache cependant aux égrégores particuliers et antinomiques avec les risques corollaires évidents que sont la folie et le relativisme religieux morbide.
Cut-up.
Une des méthodes utilisées par les chaotes afin de parvenir au saut de paradigme est celle dite du « cut-up » par laquelle on peut se décrocher de nos habitudes mentales induites. En magie, le cut-up peut mener à une interprétation méta-paradigmale du comment l’énergie et la signification des choses qui nous entourent peuvent être manipulées par nos moyens d’expression usuels (écriture, magie, peinture…). La méthode du cut-up consiste à prendre, par exemple, un texte que l’on découpe en phrases ou en mots avant de recombiner ces morceaux afin d’obtenir de nouvelles expressions du texte. C’est là un excellent moyen de briser la fainéantise habituelle que l’on adopte dans la réception d’un texte ou d’une image.
Mais quel est le lien entre ces cut-ups et le sujet qui nous intéresse ? Et bien, c’est très simple : en Chaos Magick, le cut-up se rapproche intimement de ce que l’on appelle le « choix de croyance au hasard » qui consiste à prendre de manière spontanée, sans aucun calcul, n’importe quelle croyance voire d’en prendre plusieurs afin d’en mêler les diverses composantes. On décompose chaque paradigme, on en autopsie les restes afin de pouvoir greffer les organes jugés utiles sur un nouveau corps paradigmatique à la manière du docteur Frankenstein. Par là, on peut arriver à invoquer Yog-Sothoth, à la période de Kippur, par des prières à la Vierge Marie et au sein d’un temple thélémite. Le but, en lui-même, n’est autre que de provoquer en choc au sein du magicien et non de tomber dans la bouillie syncrétique d’un occultisme de mauvais aloi. Relevons ici que la technique de cut-up n’est pas le saut de paradigme ; c’est une technique connexe, une forme d’entraînement magique, de jeu ou de simple expérimentation. Le cut-up, comme nous l’avons décrit ici, est une forme de « collage » de croyances diverses sur le tableau paradigmatique du magicien. Il ne s’agit donc pas de « sauter » d’une croyance à une autre, mais bien de prendre des éléments isolés de croyances d’horizons les plus variés afin de constituer quelque chose d’autre.
Piraterie Occulte ?
Certains chaotes préfèrent parler aujourd’hui de « Piraterie des paradigmes » plutôt que de « saut ». Je pensais, un temps, que j’étais le seul à me considérer comme pirate, loin s’en faut. J’avais écrit alors : « Le saut de paradigme qui est une technique d’abordage magique multiple de divers systèmes afin de les dépouiller de leurs cargaisons. La rapine terminée, le vaisseau pirate se dirige alors vers une nouvelle proie, tout en prenant grand soin de se débarrasser de la cargaison nouvellement acquise ! Quoi de plus dada ? Quoi de plus surréaliste que d’imaginer ces pirates lancer dans les eaux sombres de l’oubli les objets magiques de grand prix, les antiques grimoires, les formules sésamiques… La croyance devient une marchandise sans prix que l’on peut abandonner aux requins, le but est ailleurs, le but est dans l’acte de la rapine lui-même et non dans son objet ! L’état de Gnose qui est une opération par laquelle on modifie son champ de conscience afin d’ouvrir de nouvelles opportunités dans la compréhension de l’océan occulte et de ses mers des Sargasses. On peut voir là une influence directe des enthéogènes passions de nos chaoticiens. Par ce procédé, par la transe induite, par ce nouveau Rhum, nos pirates expérimentent aussi la Joie du travail bien fait » (Spartakus FreeMann, « La Magie du Chaos : Piraterie Occulte et Vieilles Dentelles »). Et j’avoue que cela fait étrangement écho à une certaine conception du « saut paradigmal » en vogue chez nos voisins anglo-saxons : « chaque pirate de paradigme a bien sûr ses propres raisons de le faire. Nombreux sont ceux qui citent l’expansion de l’esprit et la fluidité perceptuelle comme buts à leur pratique. Certains avouent un appétit vorace pour la connaissance et les manières de devenir plus efficaces. D’autres encore vont plus loin en disant qu’ils cherchent à en apprendre plus au sujet de leur « véritable moi » ou des « puissances supérieures ». Outre ces bonnes raisons de s’engager dans une telle démarche, la piraterie de paradigme est une approche spirituelle saine. » (Irreverend Hugh, KSC, « Paradigm Piracy »).
Conclusions.
« Rien est vrai, tout est permis ».
Opérer un changement de croyance par un simple claquement de doigts est la principale critique qui est adressée à cette technique. Comme l’écrit Ray Monday (in « Fade to Grey : Chaos and Mediocrity ») : « L’accent que certains de ses tenants (de la Chaos Magick) ont mis sur le « saut de croyance », ou le terme mal placé de « saut de paradigme », mène à une situation où les pratiquants croient qu’ils peuvent adopter un système magique et l’utiliser temporairement par une connaissance superficielle de ses structures et formulations symboliques. Ceci, en soi, érode le concept de la réalisation magique en tant que résultat de la discipline, de l’étude et de la volonté. En traitant les systèmes magiques comme des « paradigmes » pouvant être adoptés et abandonnés à volonté, la Chaos Magick transfère l’absence totale de profondeur de la culture post-moderne dans l’occulte. En offrant à ses adhérents un accès à une grande variété de systèmes magiques, la Chaos mine la puissance de ces systèmes en encourageant les « magiciens » à acheter et à changer (de système) sans plus de considération qu’ils y mettraient à changer de chaîne de télévision ». Si le saut de paradigme doit n’être qu’un jeu simpliste visant à essayer des systèmes magiques alors, cela nous semble inutile et vain, et il vaut mieux passer à autre chose.
Il y a tant de croyances en ce monde que l’on peut choisir et expérimenter ; non seulement les plus évidentes et les plus perceptibles, que sont le Christianisme et le Libéralisme, mais les autres aussi, des plus sombres aux plus loufoques. Pourquoi être restrictif ? Parcourons le monde et emplissons notre cabas, mais, attention, attention à ne pas tomber dans le piège évident – outre la folie et le méli-mélo mystique – qui ferait de vous les victimes de la propagande, du dogme, du mimétisme viral des formes-pensées des paradigmes que vous rapinez. Le but est – souvenez-vous-en – de découvrir les structures qui sous-tendent les croyances, d’être capable de les comprendre pour vous-même et de percevoir comment ces croyances peuvent influer sur votre développement et sur votre pratique magique. Il ne s’agit pas de s’amuser à surfer superficiellement sur les croyances, mais il ne s’agit pas non plus d’être avalé par elles. Enfin, le but n’est pas non plus de collectionner les étiquettes religieuses, philosophiques ou morales.
Le saut de paradigme pour lui-même n’est rien, il n’apporte rien, s’il n’induit pas un changement profond au sein du magicien. Se fondre dans un égrégore, dans une énergie ou dans un dogme, sans en être affecté et, cependant, tout en étant affecté, voilà la grande difficulté de ce qui semble n’être, de l’extérieur, qu’un jeu de l’esprit, un role-play juvénile. Modifier sa perception du monde au sein d’un système de croyances et modifier, conjointement, son « moi » afin d’y coller au plus près.
L’on nous objectera, bien évidemment, qu’il ne s’agit là que de syncrétisme, voire d’œcuménisme. Il n’en est rien. Le syncrétisme viserait à fondre toutes les croyances en une nouvelle méta-croyance où tout se vaudrait, par ailleurs, et dans l’absolu. À notre sens, le syncrétisme n’apporte rien au-delà de l’exercice de constitution d’un tableau des correspondances sympathiques entre les diverses fois et divinités et les divers systèmes de pensées (et de leurs symboles). Le syncrétisme broie et rend confus ce qui doit rester exclusif. Dionysos n’est pas Shiva, même si Shiva et Dionysos sont des « énergies » semblables et sympathiques l’une par rapport à l’autre. Lorsque nous vénérons Shiva, nous vénérons Shiva et non Dionysos ou l’un de ses avatars. L’on peut ainsi croire, conjointement, à Shiva et à Dionysos, mais surtout ne pas les confondre au risque de perdre toute la richesse apportée par l’une comme par l’autre de ces divinités.
Le saut de paradigme ne peut être œcuménisme, même s’il se rapproche fortement de cette attitude par la voie qu’il emprunte. Ce terme est issu du grec « oikomono gê », qui signifie « terre habitée », d’un point de vue didactique, il veut dire : « universel ». L’œcuménisme présuppose toujours la validité primordiale d’une croyance par rapport aux autres. Or, dans notre conception du saut de paradigme aucune supériorité de croyance n’existe – il y a spécificité de chaque système de croyances, qui, s’en se valoir puisque différents, s’interconnectent au sein du magicien. Ainsi, aucune croyance « n’œcuménise » les autres, aucune croyance ne confond ou ne phagocyte les autres. Il ne s’agit pas non plus de tolérance, car celle-ci présuppose toujours une acceptation de « degrés » dans la foi ; tolérer c’est d’abord « supporter », ce que l’on tolère c’est ce à quoi l’on accorde le droit d’exister. À notre sens la tolérance est tout aussi exécrable que le fanatisme religieux.
Nous formulerons, pour notre par, le saut de paradigme comme étant « une tentative de modification de la vision du monde, et donc de soi-même au travers d’un changement de système de croyances (philosophique, religieuse, scientifique, politique ou sociale). Ce changement vise tout autant à se pénétrer des us et coutumes qu’à faire de soi-même un véritable croyant (tant que faire se peut) afin qu’intimement le monde nous apparaisse différent ».
Nous aimerions conclure, en guise de mise en garde, par ces mots de Joseph Max 555 : « La Chaos Magick n’est pas « nouvelle », car tout adepte du passé qui a entrepris son propre cheminement hérétique a, en fait, répondu à l’appel de la Chaos. Mais, lorsqu’un système grandit en dehors d’un cheminement personnel, lorsque des livres saints sont écrits, lorsque des rituels, des comportements et des morales sont prescrits pour les « disciples », alors cela cesse d’être de la Chaos Magick ».
Plus sur le sujet :
Saut de Paradigmes, une vision personnelle, Spartakus FreeMann, décembre 2008 e.v.
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