II – L’Esotérisme Antique
On s’étonnera peut-être qu’après avoir annoncé la confirmation scientifique des aspirations humanitaires et progressistes de notre époque, nous ayons commencé par prouver la dégénérescence de la science et le déclin successif des civilisations. La vérité est que l’histoire, telle qu’on l’enseigne dans les universités, n’est ni assez complète ni assez étendue pour qu’on en puisse logiquement déduire la véritable loi d’Évolution qui régit l’humanité. C’est à d’autres sources qu’il faut puiser pour obtenir un semblable résultat. Mais observons tout d’abord que la loi de l’Évolution, dans quelque organisme qu’elle fonctionne, affecte un caractère cyclique, analogue au mouvement d’un astre, au développement d’un homme ou d’un être quelconque. La terre n’est-elle pas soumise à divers mouvements qui sont contenus l’un dans l’autre : mouvement de rotation diurne, avec ses quatre phases : aurore, jour, crépuscule, nuit ; mouvement annuel également subdivisé : printemps, été, automne et hiver ? Et ainsi de suite pour les cycles plus étendus dont les principaux échappent encore à la science. L’organisme humain, soumis également aux cycles diurne et annuel, ne parcourt-il pas également quatre phases : naissance, croissance, maturité, déclin ? Aussi l’éphémère qui voit le soleil couchant plonger dans le gouffre occidental, peut-il craindre que la lumière s’évanouisse à jamais, et l’enfant qui voit la nature se pétrifier sous les glaces de l’hiver, appréhender le triomphe définitif de la mort. De même, nos savants d’un jour, s’ils avaient mieux compilé leurs manuscrits, leurs documents incomplets, pourraient redouter la dégénérescence de la race humaine. Mais la Haute Science, prix du développement harmonique de l’être, réclame le concours de l’imagination et du cœur, autant que de l’intelligence. L’amour désintéressé du vrai, du beau, du juste, éclaire plus que des études imparfaites ; et c’est pourquoi l’homme du peuple, le paria de notre civilisation égoïste, le prolétaire qui souffre et meurt, mais qui espère et aime, a l’intuition de la grande loi cosmique de solidarité et de progrès, dont la marche cyclique, méconnue du philosophe, du prêtre et du savant, est depuis longtemps formulée par les Adeptes de la science ésotérique.
Mais avant d’aller plus loin, il est nécessaire de résumer en quelques mots les notions qui nous sont parvenues sur les civilisations antérieures à la période historique. Est-il besoin de rappeler, à ce propos, que les annales chinoises, entre autres, remontent bien plus loin que les nôtres ? D’ailleurs, sans vouloir invoquer l’autorité des Initiés aux sciences dites occultes, qui se sont transmis fidèlement à travers les âges le dépôt des connaissances antiques, on pourra vérifier l’exactitude de notre résumé, non seulement dans les anciens livres orientaux sacrés ou profanes, mais encore dans les auteurs hébreux, latins, grecs, alexandrins ou byzantins, qui constituent le bagage classique de l’enseignement contemporain.
La plus ancienne civilisation dont les traditions humaines aient gardé le souvenir se développa sur le continent d’Atlantis, aujourd’hui disparu. La submersion de Posseïdonis, dernier débris de ce monde, il y a plus de 10 000 ans, est un fait historique, relaté dans les annales de l’Égypte, constaté par Solon et d’autres voyageurs grecs. Les habitants d’Atlantis appartenaient à la race jaune-rouge ; ils avaient soumis les nations noires, alors fort avancées en civilisation et s’étaient assimilés les connaissances des vaincus, qu’ils avaient poussées au plus haut degré de perfectionnement. Indépendamment du continent aujourd’hui disparu, les atlantiens avaient conquis et colonisé l’Asie méridionale et occidentale, le nord de l’Afrique et les bords européens de la Méditerranée. C’est alors qu’ils entrèrent en contact et en lutte avec la race aryenne blanche-brune, dont la branche principale, qui occupait les plateaux de l’Asie centrale, avait déjà développé une civilisation particulière, quoique bien inférieure à celle des Atlantiens, au point de vue des sciences physiques, des arts, de l’industrie et du bien-être matériel.
On trouve dans les livres hindous, notamment dans le Ramayana, des détails intéressants sur le luxe, la science, la puissance des atlantiens, qui avaient subjugué toutes les forces de la nature, et sur les luttes épiques que les héros aryens, plus développés au point de vue esthétique et moral, eurent à soutenir contre les magiciens d’Atlantis, les Rakskasas (mangeurs de viande crue). Nous ne rentrerons pas dans les détails de cette gigantesque épopée que l’on retrouve plus ou moins altérée dans les traditions de chaque peuple et qui se termina par le triomphe définitif des Aryens, favorisés par le cataclysme destructeur de la puissance rivale. C’est ainsi que l’Empire du monde passa aux mains de la race blanche-brune.
Alors fut institué le gouvernement nommé par M. Saint-Yves d’Alveydre : Synarchie, Empire de Ram ou du Bélier, théocratie de l’agneau. La paix régna sur une grande partie du globe pendant un laps de temps peu inférieur à la durée de notre période historique, si fertile en bouleversements ; et le souvenir de cette longue paix s’est conservé dans toutes les traditions, sous les différents mythes de l’âge d’or, du règne de Saturne, de Rhée, de Bacchus, du paradis terrestre, etc.
Nous n’analyserons pas l’état politique et social institué par le personnage légendaire de Ram ; cela nous mènerait trop loin ; et d’ailleurs, nous ne connaissons pas de documents positifs sur ce sujet. Ce qui est hors de doute, par exemple, c’est que le gouvernement des hommes était une science et que l’autorité, le pouvoir des Initiés, étaient en raison des grades qu’ils avaient franchis, des épreuves qu’ils avaient subies. Il est utile, à ce propos, de faire observer que la science de ces Initiés antiques n’avait rien de commun avec ce que l’on entend aujourd’hui par le même mot ; à savoir l’étude plus ou moins complète d’une ou de plusieurs branches spéciales de connaissances.
L’enseignement, à cette époque, était intégral dans le véritable sens du mot ; toutes les facultés physiques, intellectuelles, morales et psychiques de l’Adepte étaient cultivées, entraînées, développées parallèlement, et non pas, comme de nos jours, les unes à l’exclusion des autres. La biologie a maintenant donné l’explication de ce fait, si souvent confirmé par l’observation et l’expérience, que toute faculté, tout organe isolément exercés, prennent aux dépens de l’ensemble un développement qui peut aller jusqu’à la monstruosité physique ou morale. C’est ainsi que l’abus des facultés psychiques les plus nobles chez l’homme produit des fanatiques, des crétins, des bourreaux ; et que les plus grands savants sont souvent inférieurs aux hommes les plus ordinaires dès qu’ils franchissent le cercle étroit de leur spécialité. Les anciens initiés connaissaient mieux que nous cette vérité et c’est pourquoi ils veillaient si soigneusement à ce que l’enseignement ne fût pas dépouillé des garanties qui le rendaient bienfaisant. Ils prévoyaient les calamités de toute sorte qui devaient fondre sur l’humanité le jour où le premier ambitieux ou imposteur venu se servirait de quelques connaissances superficielles, pour en imposer aux masses ignorantes et incapables de distinguer la vraie science du charlatanisme ; ils prévoyaient les guerres sans fin ni pitié, pour la conquête du pouvoir et de toutes les jouissances, guerres dans lesquelles les suppôts du mal, sans lois, sans scrupules, ne reculant devant aucun forfait, l’emporteraient fatalement sur les justes réduits à la défensive ; ils prévoyaient la succession interminable des compétitions de toute sorte, par l’épée, la parole et l’intrigue, qui ont ensanglanté l’âge de fer et qui, d’homme à homme, de famille à famille, de peuple à peuple, ont perpétué jusqu’à nos jours la lutte bestiale pour l’assouvissement de toutes les convoitises.
Toutefois, si leurs prévisions furent justes, il en fut autrement des mesures qu’ils crurent devoir prendre pour éviter le mal. La méthode ésotérique adoptée par eux, qui confinait la science dans le secret des sanctuaires, eut pour résultat d’élargir de plus en plus le fossé qui séparait le peuple des Initiés, bien que ces derniers fussent recrutés sans distinction d’origine, en raison de leurs facultés natives. Mais la masse n’en restait pas moins ignorante, et acceptait passivement le régime pacifique et bienfaisant de la science, comme elle devait acclamer plus tard tous les despotismes théocratiques ou militaires qui allaient suivre. C’est pourquoi nous protestons, en passant, conclusions du livre, d’ailleurs si instructif de M. Saint-Yves d’Alveydre, qui considère le retour à la synarchie comme le but à poursuivre pour tous les hommes de progrès. L’examen de la loi du progrès, d’après la doctrine ésotérique, nous prouvera, bien au contraire, que nul organisme ne peut traverser deux fois la même phase ; la spirale de l’évolution se déroule à l’infini et les reculs apparents ne sont jamais qu’un effet de perspective. Oui, nous croyons fermement que l’humanité s’unifiera de nouveau, plus étroitement que par le passé, et que les peuples, groupés sous une nouvelle synthèse dont on aperçoit déjà les éléments, marcheront de nouveau sous la direction de la science intégrale, représentée par les plus hauts Initiés ! Mais grâce aux progrès si lentement accomplis durant l’âge de fer, la pyramide sociale, au lieu d’être laborieusement maintenue sur la pointe, reposera solidement sur sa large base, l’instruction intégrale de tous, le développement de toutes les virtualités dans chaque citoyen. Quel ambitieux, quel imposteur pourrait exploiter la crédulité publique, quand le moins avancé des hommes possédera toute l’instruction dont il est susceptible et sera capable, par conséquent, d’apprécier la véritable supériorité ! …
L’erreur des anciens initiés fut de ne pas comprendre combien leur état social était précaire, et de négliger l’indomptable tendance de l’esprit humain vers la connaissance. Le symbole du fruit défend, que le mosaïsme prit dans leurs doctrines, et que le christianisme, dans sa haine pour la science, adopta sans le comprendre, se rapportait uniquement au développement exclusif des facultés intellectuelles, aux dépens des sens esthétique et moral. C’est pourquoi les initiés essayèrent vainement d’empêcher la propagation, non de la science qui constituait leur unique divinité, mais d’un empirisme sans principes dont chaque découverte peut être assimilée, pour ses résultats, aux fléaux issus de la boîte de Pandore.
Si nos ancêtres ne surent, au moyen de l’instruction intégrale pour tous, prévenir la chute de leur état social, ils furent du moins éclairés par la catastrophe et, depuis ce moment jusqu’à nos jours, il est facile de suivre la trace de leurs luttes continuelles contre l’ignorance et le despotisme qui en résulte. C’est alors que se formèrent les vastes associations, qui, sous le nom de mystères, servirent d’abri à la science et à l’indépendance, chez tous les peuples de l’antiquité ! Les empereurs et rois de tous les temps, païens ou chrétiens, ont toujours senti que le flambeau de la science intégrale était seul capable de régénérer l’humanité ; aussi, non contents d’anéantir les centres d’instruction, de massacrer les instructeurs, ils ont toujours essayé d’éteindre jusqu’à la dernière lueur des souvenirs du passé. Ninus, le modèle des empereurs, fait tuer les Initiés et détruire leurs livres dans tout l’Iran ; Nabon-Asar fait gratter les inscriptions, briser les tables d’airain, fondre toutes les stèles, brûler les bibliothèques ; pour que le tyran règne en paix, il faut que le peuple oublie tout ce qui a précédemment existé. En Chine, Tsin-Che-Hoang édicte la peine de mort contre quiconque conservera un livre, un monument antérieurs à son règne ; d’ailleurs pour plus de précautions, il avait fait massacrer tous les lettrés, dont l’organisation remontait à l’Initié Fo-Hi. César brûle la bibliothèque ptolémaïque, Dioclétien, celle du Serapeum Memphis, Théodose détruit tous les anciens temples dits païens et surtout leurs livres ; enfin, l’empereur chrétien, Théophile, fait, en pleine paix, brûler la bibliothèque d’Alexandrie, dernier asile de l’antique science.
Mais les Initiés ne se découragèrent jamais, dans ce long duel contre le despotisme. On les voit, en Grèce notamment, profiter des périodes d’indépendance locale, pour vulgariser à tout jamais les principes de la science et de la philosophie. Orphée, le fondateur de la civilisation hellénique et ensuite Cadmus, puis Solon, Leusippe, Lémocrite, Pythagore, pères du droit et de la philosophie occidentales, puisèrent leur instruction dans les cryptes protectrices de l’ésotéricisme, en Égypte et en Orient. Chez les juifs même, il y eut des adeptes, qui sous le nom de prophète, luttèrent bravement contre le cléricalisme de la synagogue et endurèrent successivement les plus affreux supplices. Après eux vinrent les cabalistes, voués aux bûchers par l’obscurantisme chrétien. Sous le Bas-Empire, la doctrine ésotérique brilla d’un vif éclat à Alexandrie et lutta énergiquement contre la corruption impériale et l’ignorance anarchique des chrétiens. Après l’invasion des barbares, quand la Rome des papes eut remplacé celle des Césars, les dépositaires de l’antique vérité durent s’organiser plus secrètement que jamais, en face du catholicisme ignorantin, bien décidé, cette fois, à détruire tout vestige de ce qui avait existé avant son règne. C’est alors que se fondèrent les sociétés secrètes qui servirent de lien entre l’Europe barbare et les centres d’initiation répandus sur le reste du globe. Ces sociétés préparèrent lentement la Renaissance et plusieurs d’entre elles, notamment les Rose-croix, les illuminés, durèrent jusqu’à notre époque et prirent une part active au mouvement révolutionnaire du siècle dernier. Nous ne pouvons mentionner ici tous les documents qui se rapportent à l’existence incontestable des Initiés, dans tous les pays, dans tous les temps ; et nous n’avons pas trop de tout l’espace qui nous est accordé pour analyser pour analyser succinctement dans le prochain numéro la doctrine qui leur a été transmise depuis la chute de l’antique civilisation aryenne.
Plus sur le sujet :
La doctrine ésotérique, L. Dramard. Paru dans « La Revue socialiste » nº 8, août 1885.
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Notes :
[1] Établi d’après : « Mort du Président de l’Isis, L. Dramard », Le Lotus n°13, avril 1888 ; Benoît Malon : A la mémoire de Louis Dramard, imp. Baré, Guise 1888.
[2] voir Michel Dreyfus : L’antisémitisme à gauche, La Découverte 2009, p.46 et suiv., et p.58 et suiv. Insistons sur la critique de cet aspect à l’heure où une frange de l’extrême-droite (voire pire), de l’Italie à la France et au Chili, ayant la « Tradition » ésotérique relue de façon « métapolitique » comme signe de reconnaissance et comme laboratoire idéologique, flirte souvent avec l’antisémitisme.
[3] « Une conférence antivisectionniste », n°32, 1887. Marie Huot donne « Le droit des animaux » la même année (n°31, juillet). En 1900, elle appuiera l’attentat anti-corrida de son ami le peintre, anarchiste et ésotériste suédois Ivan Aguéli – lui aussi passé par la théosophie.
[4] « La question sociale », Le Lotus n°1, mars 1887.
[5] Le 27 mai 1886, lors de la manifestation annuelle vers le Mur des Fédérés, des anarchistes tirent même sur des blanquistes proches de Rochefort, soutien du boulangisme : Alain Dalotel : « La ‘montée’ au Mur des Fédérés (1878-1914) », Gavroche n°9, avril-mai 1983 (on trouve cet article en ligne).
[6] Remarquons que, deux ans plus tard, un ancien élu de la Commune – et comme Malon membre de sa « minorité » proudhonienne -, Arthur Arnould, deviendra le directeur du Lotus bleu, l’organe théosophique français.