Une Armée de Jack pour combattre le Pouvoir par Hakim Bey.
Dans les contes de fées, les humains peuvent posséder des âmes extérieures, des choses contenant ou personnifiant magiquement une force de vie individuelle – pierre, œuf, anneau, oiseau ou animal, etc. Si la chose est détruite, l’humain meurt. Mais tout aussi longtemps que l’objet persistera, l’humain jouira d’une forme d’immortalité ou, du moins, d’invulnérabilité.
L’argent pourrait être envisagé de cette manière, comme une âme extérieure. Les humains l’ont créé, en un certain sens, afin de dissimuler leurs âmes dans des choses qui peuvent être enfermées (dans une tour ou une grotte) et cachées, afin que leurs corps acquièrent une invulnérabilité magique – richesse, santé, la glorieuse victoire du plaisir, le pouvoir sur des ennemis, sur le destin lui-même.
Mais ces âmes extérieures n’ont nul besoin d’être cachées – elles peuvent être divisées presque indéfiniment et mises en circulation, échangées contre du désir, transmises à des héritiers tel un virus immortel, ou bien comme une chose morte qui contient magiquement la vie et s’auto « reproduit » sans fin dans l’usure. Ceci constitue l’unique expérience magique réussie par l’humanité : personne n’a plus relevé le défi et après 6000 ans cela semble être tout naturel (en fait, un ancien texte cosmogonique chinois dit que les deux principes qui sont à la base de l’univers sont l’eau et l’argent).
Il est à noter que dans les contes, dans le folklore, les personnages ayant une âme extérieure sont souvent des méchants. Il est évident que cette pratique doit sembler étrange à toute société normale – une pratique dans laquelle la magie (appelons-la la conscience collective dans le mode actif) est canalisée, par le rituel et la coutume, pour la vie de tout un chacun, et non pour la glorification d’un seul au dessus de tous (la magie noire ou la sorcellerie). Sous forme d’argent, l’âme extérieure, brisée en mille morceaux, pour ainsi dire, peut être mise en circulation, mais aussi volée, monopolisée, gardée par des dragons, afin que certains humains malchanceux soient défaits de toute l’âme tandis que d’autres se gorgent ou amassent de parcelles d’âmes d’ancêtres ou de victimes dans leurs grottes ou « banques » morbides, etc.
La bien-aimée dans le conte peut également avoir une âme extérieure. Elle tombe alors sous l’emprise du sorcier maléfique ou du dragon et elle doit être secourue. En d’autres mots, le désir, qui est aliéné sous la forme d’un objet symbolique (réifié, fétichisé), ne peut récupérer son destin légitime (l’amour) que par la réappropriation de l’expropriateur, en le redérobant au magicien. Cette tâche incombe au « Jack », le troisième et plus jeune enfant, parfois un orphelin ou un déshérité, parfois un fou, un paysan, mais avec plus de cœur que n’importe quel prince, généreux, courageux et chanceux.
La même histoire exactement se retrouve dans les rapports ethnographiques honnêtes portant sur l’introduction de l’argent dans une économie tribale. Même sans les recours habituels à la force, la terreur, l’oppression, l’impérialisme colonial ou le zèle missionnaire, l’argent seul détruit toute culture normale qu’il touche.
Les Cultes Cargo et les Danses des Esprits.
D’une façon très intéressante, dans presque tous les cas, une forme de résistance de type mouvement messianique de Culte Cargo, de Danses des Esprits, apparaît une ou deux générations après les premiers contacts avec les étrangers. Ces cultes font invariablement appel aux esprits (ou même aux démons lorsque les circonstances commencent réellement à se détériorer) et à leurs pouvoirs afin de vaincre l’argent, afin de « fournir de bonnes choses » sans avoir recours à la magie noire de l’argent, à la vampirisation des âmes des autres – la malignité de la richesse non partagée.
C’est là le trope de tous les contes. Jack abandonne une partie de son dernier morceau de pain à la chose particulière dont il a besoin dans sa quête, précisément au pouvoir-animal ou au chaman ou à la vieille dame, mais ce don est fait de manière désinvolte, sans aucun espoir ou attente de retour. Jack représente toujours ce que Polanyi et Mauss appellent l’économie du don.
Un très grand nombre de contes prennent racines dans la « mémoire populaire » des anciennes structures sociales non hiérarchiques drapée dans une narration (un mythe) et un rituel, et replacée dans cette période où l’ancienne société fut menacée et finalement vaincue par des systèmes ultérieurs ou étrangers – particulièrement par l’argent, par les pièces de monnaie qui toujours apparaissent dans ces contes.
Proudhon pensait que l’argent avait été inventé à l’origine par le peuple comme moyen de mettre la main sur les richesses accumulées par le « dragon », la classe des oppresseurs et de les forcer à la circulation. Cette idée résonne de manière assez intéressante.
Elle pointe le fait que pour « le peuple », l’argent en main représente non pas l’oppression, mais le plaisir, des désirs satisfaits. L’argent n’est peut-être pas la racine de tout mal, mais étant donné son existence, « l’amour de l’argent » est assez naturel. L’alchimie personnifie cette jouissance de l’argent dans le mythe de la transmutation, de la production d’or sans travail, comme cadeau de la Nature à ses amants : le corps de Jupiter en pluie de pièces d’or.
En tant qu’incarnation du « peuple », Jack gagne le trésor, mais ce faisant, il lève la malédiction, la malignité draconique, car en lui le trésor trouve sa juste fin dans le bonheur (c’est-à-dire la libre distribution, le Don). D’où ce grand festin qui clôt de si nombreux contes et le mariage entre le paysan et la princesse qui supprime les distinctions et replace les âmes extérieures dans leur corps.
Mais l’idée de Proudhon est contredite par le mythe qui attribue l’invention des pièces à un roi – pas Crésus de Lydie, qui a réellement inventé les pièces (au 7e siècle avant notre ère), mais Midas qui est mort étouffé par l’or, son âme extérieure. Dionysos et Sélène lui permirent de faire un vœu, puis le sauvèrent ensuite en lui en permettant un second – qui le fit vomir tout l’or dans la rivière Pactole en Phrygie.
Le Midas historique a vécu au 8e siècle avant notre ère, et la Phrygie n’est pas très éloignée de la Lydie où les rivières charrient également l’or et l’électrum et où les premières pièces apparurent comme jetons pour les temples. Les pièces semblent regagner un peu de leur innocence lorsqu’elles sont dépensées plutôt que thésaurisées, mais, mais en fait, là maintenant, elles nous trahissent en nous quittant et en ne revenant jamais. À la fin, toutes les pièces finissent dans le coffre de l’usurier. L’argent est déjà une dette. C’est ce qui est dit sur le billet de 1$, cette encyclopédie de l’imagerie hermétique et de la doctrine secrète de l’argent.
Jack ne gagne jamais réellement.
Le triomphe de Jack ne réside pas dans le « à jamais » qui clôt l’histoire, mais uniquement dans un moment qui est à jamais évoqué et invoqué comme perdu. De toute évidence, Jack ne gagne jamais réellement, autrement nous n’appellerions pas ces histoires des contes en les reléguant aux enfants, le monde sauvage prémonétaire de l’enfance. L’idée que les contes contiennent des enseignements ésotériques sur l’économie pourra sans doute sembler ridicule, mais seulement à ceux qui ne les ont jamais réellement lus avec à l’esprit l’anthropologie économique de Polanyi et de Mauss.
Le vieux cycle russe (Jack = Ivan) me frappe comme particulièrement sensible à cet aspect du matériel, presque comme si le socialisme avait eu un pré-écho subconscient dans les grands contes populaires russes du début des années 1900.
Parmi les motifs slaves uniques de ces cycles, tout le monde aime le conte de Baba Yaga, la petite maison sur de longues pattes de poulets qui se meut partout où la sorcière le désire. La puissance de l’image implique que Baba Yaga fonctionne non seulement comme une maison pour la sorcière, mais également en tant qu’âme extérieure. Elle est à la fois bouclier et épée, espace et mouvement, grotte et carpette magique. Je ne peux m’empêcher de penser que c’est là un symbole du capital lui-même, tout particulièrement dans phase finale purement magique de l’Ère Globale. Baba Yaga pourrait être une banque offshore, prête à prendre des positions boursières et à s’envoler, avec un libéral ou une usine de chaussures, vers le Mexique.
En parlant du Mexique, cela me rappelle une histoire concernant la révolution mexicaine : vers 1910, des milliers d’anarchistes nord-américains, des Wobblies, et des aventuriers traversèrent la frontière sous un faux nom générique afin de rejoindre Poncho Villa ou les Magonistas et ils furent de ce fait surnommés « l’Armée des Smith ».
Vu la prolifération et le gigantisme de Baba Yaga à notre époque, peut-être que ce dont nous avons besoin c’est d’une Armée de Jack.
Plus sur le sujet :
Une Armée de Jack pour combattre le Pouvoir, Peter Lamborn Wilson. « An Army of Jacks to Fight the Power » publié dans l’édition d’été 2008 du Fifth Estate. Traduction française par Spartakus FreeMann, novembre 2009 e.v. Image par PublicDomainPictures de Pixabay