Le livre d’Isis, par Apulée.
(XI, 1, 1 – XI, 30, 5) Prière de Lucius et apparition d’Isis
(XI, 1, 1) Vers la première veille de la nuit, un soudain éclat de lumière me réveille en sursaut ; c’était la lune dans son plein, dont le disque éblouissant s’élevait alors du sein des mers. Le silence, la solitude, l’heure mystérieuse, invitaient au recueillement. (2) Je savais que la lune, divinité du premier ordre, exerce un souverain pouvoir et préside aux choses d’ici-bas ; que tout ce qui vit à l’état privé ou sauvage, que la matière inerte même subit l’action ou l’influence de sa puissance divine et de sa lumière ; que sur terre, aux cieux, au fond des eaux, l’accroissement des corps et leur décroissement est régi par ses lois. (3) Le sort, las enfin de me persécuter, semblait m’offrir, bien qu’un peu tard, une chance de salut. L’idée me vint d’adorer la déesse, dans l’image auguste en ce moment présente à mes yeux. (4) Je me hâte de secouer un reste de sommeil, et je me relève dispos. Pour me purifier je commence par me baigner dans la mer, en plongeant la tête sept fois sous les flots, nombre auquel le divin Pythagore attribue un rapport mystique avec les actes du culte religieux. Et, dans un transport de joie, dont la ferveur allait jusqu’aux larmes, j’adresse cette prière à la puissante divinité :
(XI, 2, 1) Reine des Cieux, qui que tu sois, bienfaisante Cérès, mère des moissons, inventrice du labourage, qui, joyeuse d’avoir retrouvé ta fille, instruisis l’homme à remplacer les sauvages banquets du vieux gland par une plus douce nourriture ; toi qui protèges les guérets d’Éleusis ; Vénus céleste, qui, dès les premiers jours du monde, donnas l’être à l’Amour pour faire cesser l’antagonisme des deux sexes, et perpétuer par la génération l’existence de la race humaine ; toi qui te plais à habiter le temple insulaire de Paphos, (2) chaste soeur de Phébus, dont la secourable assistance au travail de l’enfantement a peuplé le vaste univers ; divinité qu’on adore dans le magnifique sanctuaire d’Éphèse ; redoutable Proserpine, au nocturne hurlement, qui, sous ta triple forme, tiens les ombres dans l’obéissance ; geôlière des prisons souterraines du globe ; toi qui parcours en souveraine tant de bois sacrés, divinité aux cent cultes divers, (3) ô toi dont les pudiques rayons arpentent les murs de nos villes, et pénètrent d’une rosée féconde nos joyeux sillons ; qui nous consoles de l’absence du soleil en nous dispensant ta pâle lumière ; sous quelque nom, dans quelque rit, sous quelques traits qu’il faille t’invoquer, (4) daigne m’assister dans ma détresse, affermis ma fortune chancelante. Qu’après tant d’assauts j’obtienne enfin paix ou trêve ; qu’il suffise de tant d’épreuves, de tant de traverses. Ote-moi cette hideuse enveloppe de quadrupède ; rends-moi aux regards des miens, à ma forme de Lucius. Et si quelque dieu irrité me poursuit d’un courroux implacable, que je puisse mourir du moins puisqu’il ne m’est pas permis de vivre. (XI, 3, 1) Après cette prière, accompagnée de lamentations à fendre le coeur, je retombai dans mon abattement, et, m’étant recouché, le sommeil vint de nouveau s’emparer de moi. (2) À peine avais-je fermé les yeux, que du sein des mers s’élève d’abord une face imposante à commander le respect aux dieux mêmes ; puis un corps tout entier, resplendissant de la plus vive lumière. Cette auguste figure sort des flots, et se place devant moi. (3) Je veux essayer de tracer ici son image, autant qu’il est possible au langage humain. Peut-être l’inspiration divine viendra-t-elle féconder mon expression, et lui donner la couleur qui lui manque. (4) Une épaisse et longue chevelure, partagée en boules gracieuses, flottait négligemment derrière le cou de la déesse. Une couronne de fleurs mêlées, placée au sommet de sa tête, venait des deux côtés se rejoindre sur son front à l’orbe d’une plaque circulaire en forme de miroir, dont la blanche clarté faisait reconnaître la lune. (5) Le long de ses tempes, régnait en guise de bandeau des vipères dressant la tête. Elle portait une robe du tissu le plus délié, dont la couleur changeante se nuançait tour à tour de blanc pâle, de jaune safrané, et du rose le plus vif ; mais ce qui surprit le plus mes yeux, ce fut son manteau ; il était du noir le plus brillant, et jeté, comme un bouclier, en travers de son dos, du flanc droit à l’épaule gauche. Un des bouts, garni des plus riches franges, retombait à plis nombreux.
(XI, 4, 1) Sur le fond du manteau se détachait un semis de brillantes étoiles, et dans le milieu se montrait une lune dans son plein, toute rayonnante de lumière. Les parties que l’oeil pouvait saisir de l’encadrement offraient une série continue de fleurs et de fruits entremêlés en guirlandes. (2) La déesse tenait dans ses mains différents attributs. Dans sa droite était un sistre d’airain, dont la lame étroite et courbée en forme de baudrier était traversée de trois petites baguettes, qui, touchées d’un même coup, rendaient un tintement aigu. (3) De sa main gauche pendait un vase d’or en forme de gondole, dont l’anse, à la partie saillante, était surmontée d’un aspic à la tête droite, au cou démesurément gonflé. Ses pieds divins étaient chaussés de sandales issues de la feuille du palmier, arbre de la victoire. Dans cet imposant appareil, exhalant tous les parfums de l’Arabie, la divine apparition daigna m’honorer de ces paroles :
(XI, 5, 1) Je viens à toi, Lucius, émue par tes prières. Je suis la Nature, mère de toutes choses, maîtresse des éléments, principe originel des siècles, divinité suprême, reine des Mânes, la première entre les habitants du ciel, type universel des dieux et des déesses. L’Empyrée et ses voûtes lumineuses, la mer et ses brises salubres, l’enfer et ses silencieux chaos, obéissent à mes lois : puissance unique adorée sous autant d’aspects, de formes, de cultes et de noms qu’il y a de peuples sur la terre. (2) Pour la race primitive des Phrygiens, je suis la déesse de Pessinonte et la mère des dieux ; le peuple autochtone de l’Attique me nomme Minerve Cécropienne. Je suis Vénus Paphienne pour les insulaires de Chypre, Diane Dictynne pour les Crétois aux flèches inévitables. Dans les trois langues de Sicile, j’ai nom Proserpine Stygienne, Cérès Antique à Éleusis. (3) Les uns m’invoquent sous celui de Junon, les autres sous celui de Bellone. Je suis Hécate ici, là je suis Rhamnusie. Mais les peuples d’Éthiopie, de l’Ariane et de l’antique et docte Égypte, contrées que le soleil favorise de ses rayons naissants, seuls me rendent mon culte propre, et me donnent mon vrai nom de déesse Isis. (4) Sèche tes larmes, cesse tes plaintes ; j’ai pitié de tes infortunes : je viens à toi favorable et propice. Bannis le noir chagrin ; ma providence va faire naître pour toi le jour du salut. Prête donc à mes commandements une oreille attentive. (5) Le jour qui naîtra de cette nuit me fut consacré par la religion de tous les siècles. Ce jour, l’hiver aura fui avec ses tempêtes ; le calme sera rendu aux flots agités, la mer redeviendra navigable. Et mes prêtres vont me faire offrande d’un vaisseau vierge encore du contact de l’onde, comme inauguration du commerce renaissant. Attends cette solennité d’un coeur confiant et d’une âme religieuse.
(XI, 6, 1) Au milieu de la marche, le grand prêtre tiendra par mon ordre une couronne de roses de la main qui porte le sistre. (2) Courage ; va, sans hésiter, te faire jour à travers la foule, et te joindre à cette pompe solennelle. Tu t’approcheras du pontife comme si tu voulais lui baiser la main, et, prenant doucement les roses, soudain tu te verras dépouillé de l’odieuse enveloppe qui depuis si longtemps blesse mes yeux. (3) Point d’inquiétude sur l’exécution de mes ordres ; car en ce moment même, et toute présente que je sois pour toi, mon pontife, pendant son sommeil, reçoit de moi des instructions sur ce qui reste à faire. (4) Par mon ordre, les flots pressés de la foule vont s’ouvrir devant toi. Ta grotesque figure, au milieu de cette solennité, n’effarouchera personne ; nul ne trouvera étrange ou suspecte ta soudaine métamorphose. (5) Mais souviens-toi, et que cette pensée soit gravée au fond de ton coeur, que ce qui te reste de vie, jusqu’à ton dernier soupir, m’est désormais consacré. Rendus à l’humanité par mon bienfaisant pouvoir, tes jours m’appartiennent de droit. (6) Tu vivras heureux, tu vivras glorieux sous ma puissance tutélaire ; et lorsqu’au terme prescrit tu descendras aux sombres bords, dans ce souterrain hémisphère, tu me retrouveras, moi que tu vois en ce moment, tu me retrouveras brillante au milieu de la nuit de l’Érèbe, tenant le Styx sous mes lois. Hôte des champs élyséens, tu continueras tes pieux hommages à ta divinité protectrice. (7) Apprends d’ailleurs que, si tu le mérites par ton culte assidu, ton entière dévotion, ta pureté inviolable, j’ai le pouvoir de prolonger tes jours au-delà du temps fixé par les destins.
(XI, 7, 1) Cet oracle achevé, la glorieuse apparition redescend sur elle-même. Je me réveille éperdu de saisissement et de joie, et me lève baigné de sueur. Cette imposante manifestation de la divinité me laissait comme en extase. Mais bientôt je cours me plonger dans la mer, et, tout entier aux suprêmes instructions que je venais de recevoir, je les repassais par ordre dans mon esprit, (2) quand, triomphant de l’épaisseur des ombres, le soleil dora tout à coup l’horizon. Déjà pleins d’un empressement religieux, et avec toute la curiosité qu’inspire une pompe triomphale, des groupes d’habitants affluent de toutes parts sur les places publiques. (3) Sans parler de ce qui se passait en moi, une teinte d’allégresse semblait répandue sur tous les objets. Je voyais rayonner le bonheur sur la figure des animaux, sur les façades des maisons, dans l’air et partout. (4) La nuit avait été froide, mais le jour avait ramené la plus aimable des températures. Le chant des oiselets égayés, par les émanations printanières, saluait d’un concert mélodieux la puissance créatrice des astres, mère des temps, souveraine de l’univers. (5) Les arbres même, et ceux qui produisent des fruits, et ceux qui se contentent de nous offrir de l’ombre, s’épanouissaient au souffle du midi, et, se parant de leur naissant feuillage, envoyaient de joyeux murmures au travers de leurs rameaux. La tempête avait cessé de mugir, les vagues de s’enfler. Le flot venait paisiblement expirer sur la grève. Pas un nuage n’altérait l’azur éclatant de la voûte des cieux.
(XI, 8, 1) Bientôt défile, ouvrant la marche, un cortège de personnes travesties par suite de voeux, et qui offrent le coup d’oeil le plus piquant par la variété de leurs costumes. (2) L’un, ceint du baudrier, représente un soldat. L’autre s’avance en chasseur, la chlamyde retroussée, armé de l’épieu et du coutelas recourbé. Celui-ci est chaussé de brodequins dorés. À sa robe de soie, à son luxe d’ornements, à l’arrangement coquet de ses cheveux attachés sur le sommet de la tête, à la mollesse de sa démarche, on dirait une femme. (3) Celui-là, des bottines aux pieds, le casque en tète, armé d’un bouclier et d’une épée, semble sortir d’une arène de gladiateurs. Tel, avec la pourpre et les faisceaux, parodie le magistrat, tel étale manteau, bâton, sandales, barbe de bouc, tout l’attirail de la philosophie. Il y avait un oiseleur avec ses gluaux, un pêcheur avec son hameçon. (4) Je remarquai aussi une ourse privée qu’on portait dans une chaise, en costume de grande dame ; puis un singe coiffé du bonnet phrygien, en cotte safranée, qui, tenant une coupe d’or, avait la prétention de figurer le beau Ganymède. Enfin venait un âne, affublé d’une paire d’ailes, et monté par un vieillard décrépit ; ce couple parodiait Pégase et Bellérophon de façon à faire mourir de rire.
(XI, 9, 1) Au milieu de ces personnifications burlesques, accessoires bouffons destinés au peuple, s’avançait majestueusement le cortège de la déesse protectrice. (2) Partout des groupes de femmes vêtues de blanc, couronnées de guirlandes printanières, et portant gaiement divers attributs, jonchaient le sol de fleurs sur son passage. D’autres avaient suspendus sur le dos des miroirs tournés vers la déesse, afin qu’elle pût avoir la perspective du train dévot qui la suivait. (3) Quelques-unes, tenant en main des peignes d’ivoire, simulaient, par les mouvements du bras et des doigts, des soins donnés à la royale chevelure. D’autres enfin, secouant des gouttes d’un baume précieux et de mille autres essences, en arrosaient le sol au loin parfumé. (4) On voyait, en outre, un concours nombreux de personnes des deux sexes, munies de lanternes, de torches, de bougies et autres luminaires, par forme d’hommage symbolique au principe générateur des corps célestes. Venaient ensuite deux sortes de flûtes formant d’agréables concerts. (5) Puis, deux bandes, formées de l’élite de la jeunesse, vêtues de blanc, chantaient, en se répondant l’une à l’autre, un hymne composé, sous l’inspiration des Muses, par un poète de mérite et dont chaque verset ramenait le début de l’invocation en forme de refrain. (6) Parmi ces derniers se distinguaient les musiciens du grand Sérapis, qui, tenant leur flûte dans la direction de l’oreille droite, exécutaient la musique consacrée du dieu, et spéciale à son temple.
(XI, 10, 1) Après eux marchaient de nombreux officiers, criant à la foule de faire place au sacré cortège, et suivis de la multitude des initiés aux sacrés mystères, hommes, femmes, de tout rang, de tout âge, tous en robes de lin d’une blancheur éblouissante ; les femmes entourant de voiles transparents leur chevelure inondée d’essences ; les hommes rasés jusqu’à la racine des cheveux, et montrant à nu leur chef luisant. (2) Pléiade terrestre de la grande déesse, ces derniers venus tenaient des sistres d’airain, d’argent et même d’or, dont ils tiraient un tintement aigu. Venait ensuite le corps imposant des pontifes, vêtus de blanches robes de lin, serrées à la taille et descendant jusqu’aux talons. Les divins attributs étaient dans leurs mains. (3) Leur chef tenait une lampe qui répandait la clarté la plus vive, et dont la forme, qui était celle d’une nef d’or, n’avait rien de commun avec les lampes de nos repas du soir ; car le foyer était au centre, et fournissait un bien plus grand volume de lumière. (4) Le second pontife, vêtu comme le premier, portait dans ses mains les deux autels appelés secours, d’où dérive l’épithète de secourable, attachée au nom de la grande déesse. Un troisième élevait en marchant une palme d’or, dont les feuilles étaient du travail le plus exquis, et le caducée de Mercure. (5) Un quatrième montrait le symbole de la Justice : c’était une main gauche toute grande ouverte, laquelle, étant moins alerte, moins souple et moins agissante que la droite, n’en est que plus propre à caractériser la justice. (6) Ce dernier portait aussi du lait dans un petit vase d’or arrondi en forme de mamelle, et il en faisait des libations. Un cinquième était chargé d’un van d’or, rempli de petits rameaux du même métal. Enfin, un dernier marchait présentant une amphore.
(XI, 11, 1) Bientôt s’avancent les dieux, les dieux, qui, pour se mouvoir, ne dédaignent pas de marcher sur des pieds humains. O merveille ! D’abord paraît l’intermédiaire divin des relations du ciel avec les enfers, à la face tour à tour sombre ou resplendissante. Il porte haut sa tête, qui est celle d’un chien. De la main gauche il tient un caducée, et la droite agite une palme verdoyante. (2) Immédiatement après s’avance une vache dresse sur ses pieds de derrière ; emblème de la déesse, mère de toute fécondité. Elle était portée sur les épaules d’un des membres du bienheureux collège, annonçant par sa démarche combien il était fier d’un tel fardeau. (3) Un autre portait la corbeille mystérieuse qui dérobe aux yeux les secrets de la sublime religion. Un autre serrait dans ses bras fortunés l’effigie vénérable de la toute puissante déesse : effigie qui n’a rien de l’oiseau, ni du quadrupède domestique ou sauvage, et ne ressemble pas davantage à l’homme ; mais vénérable par son étrangeté même, et qui caractérise ingénieusement le mysticisme profond et le secret inviolable dont s’entoure cette religion auguste. L’or le plus brillant en compose la substance ; et quant à sa forme, la voici : (5) c’est une petite urne à base circulaire, dont le galbe légèrement renflé développe à l’extérieur un de ces mythes propres aux Égyptiens. Elle se termine par une courte encolure, dont la partie supérieure s’allonge d’un côté en façon de long bec ou de rigole ; à l’autre côté est attachée une anse très développée dans sa courbure, et que forme un aspic, à la tête écailleuse, au cou gonflé et strié.
Le retour de Lucius à la forme humaine
(XI, 12, 1) Enfin allait se réaliser la divine promesse, et ma destinée s’accomplir. Je vis s’approcher le prêtre tenant mon salut dans ses mains. Son costume était de tous points conforme à la description prophétique. De la main droite il portait avec le sistre de la déesse une couronne pour moi, couronne, certes, bien méritée ! car, après tant de traverses, tant de périls surmontés, je pouvais me considérer comme sortant vainqueur d’une lutte corps à corps avec la Fortune ennemie. (2) Je contins cependant l’élan de ma joie, en pensant au désordre que la brusque irruption d’un individu à quatre pieds comme moi pouvait jeter dans la cérémonie, et je m’avançai d’un pas grave et mesuré, ainsi qu’un homme aurait pu le faire, m’effaçant de mon mieux, afin de glisser dans la presse, qui, du reste, s’ouvrit comme par un enchantement pour me livrer passage.
(XI, 13, 1) L’attitude du grand prêtre manifestait également l’effet des divines révélations de la nuit dernière. Je le vis s’arrêter court, admirant avec quelle précision l’événement répondait aux instructions qu’il avait reçues ; puis étendre la main, et, de lui-même, approcher la couronne de ma bouche. (2) Tremblant alors, et le coeur palpitant d’émotion, je saisis avidement avec les dents cette couronne, où la fleur désirée brillait des plus vives couleurs, et je la dévorai plus avidement encore. (3) L’oracle ne m’avait pas trompé. En un clin d’oeil je me vis débarrassé de ma difforme enveloppe de bête brute. D’abord ce poil hideux s’efface ; (4) ce derme grossier redevient fine peau, mon ventre perd son volume énorme ; la corne de mes sabots se partage, et s’allonge en forme de doigts. Mes mains cessent d’être des pieds, et reprennent leurs fonctions supérieures ; (5) mon cou se raccourcit, ma tête et ma face s’arrondissent. Mes deux oreilles démesurées reviennent à une honnête dimension ; ces blocs plantés dans mes mâchoires reprennent les proportions de dents humaines. Enfin, l’ignominieux appendice de ma queue, si pénible à mon amour-propre, disparaît complètement. (6) Le peuple admire. Les esprits religieux s’humilient devant cette manifestation de la toute-puissance divine, devant une métamorphose dont le merveilleux égale tout ce qu’on voit en songe, et qui s’accomplit si facilement. Toutes les voix s’élèvent, tous les bras se tendent vers les cieux, en témoignage du céleste bienfait.
(XI, 14, 1) Moi, frappé de stupeur, je restais muet, comme si mon âme n’eût pas suffi au sentiment d’un bonheur si grand et si soudain. (2) Où trouver le premier mot ? Comment débuter à cette renaissance de la parole ? Comment en consacrer dignement l’inauguration ? En quels termes et dans quelle mesure m’exprimer, pour donner le tour convenable à mes Actions de grâces envers la déesse ? (3) Le grand prêtre, qu’une communication divine avait mis au fait de mes traverses, n’en resta pas moins étonné un moment devant la réalité du miracle. Mais bientôt il fit signe qu’on me donnât un vêtement de lin pour me couvrir ; (4) car, demeuré nu en quittant cette horrible enveloppe de bête, je n’avais pu que serrer mes cuisses l’une contre l’autre, et me faire, aussi bien que je pus, un voile de mes deux mains. (5) L’un des prêtres ôta bien vite sa robe de dessus, et me la passa sur les épaules. Cela fait, le grand prêtre, me regardant d’un visage joyeux, où l’admiration se confondait avec la bienveillance, s’adresse à moi en ces termes :
(XI, 15, 1) Enfin Lucius, après tant de fatales vicissitudes, après vous être vu si longtemps et si rudement ballotté par les tempêtes de la Fortune, vous êtes entré au port de sécurité et avez touché l’autel de la miséricorde. Votre naissance, non plus que votre haute position, le savoir même qui vous distingue si éminemment, rien de tout cela ne vous a été utile. Entraîné par la fougue du jeune âge, vous avez cherché la volupté plus bas que la condition d’un homme libre. Une fatale curiosité vous a coûté cher ; (2) mais enfin, tout en vous torturant, l’aveugle Fortune, à son insu et par l’excès même de sa malignité, vous a conduit à la religieuse béatitude. Maintenant laissons-la s’agiter, et montrer le pis qu’elle puisse faire. Il lui faut chercher ailleurs une victime. L’existence consacrée au service de notre déesse auguste est désormais à l’abri des coups du sort. (3) Qu’a gagné la Fortune à vous mettre aux prises avec les brigands, avec les bêtes féroces, avec ce que l’esclavage a de plus dur, les chemins de plus pénible, la mort journellement imminente de plus affreux ? Tous ses efforts n’ont abouti qu’à vous placer sous le patronage d’une Fortune non aveugle, et qui voit les autres divinités marcher à sa lumière. (4) Allons, prenez un visage riant qui réponde à cet habit de fête. Accompagnez d’un pas triomphal le cortège de la déesse qui vous a sauvé. Que les impies le voient, qu’ils le voient, et reconnaissent leur erreur. Voilà Lucius délivré de ses maux, Lucius, par la grâce de la grande Isis, vainqueur du sort. (5) Mais pour plus de sûreté, pour plus grande garantie, prenez dans notre sainte milice l’engagement que naguère il vous fut conseillé de prendre. Consacrez-vous à notre culte ; subissez-en le joug volontaire. Servez notre déesse, afin de mieux sentir le bienfait de votre liberté.
(XI, 16, 1) Ainsi parla le pontife inspiré, et sa voix s’arrêta haletante, comme oppressée par l’inspiration. (2) Aussitôt, me mêlant à la foule religieuse, je suivis la marche du sacré cortège. Objet de l’attention universelle, c’était moi que chacun montrait du doigt et du geste. (3) On ne parlait que de moi. Voilà, disait-on, celui que la toute-puissante volonté de la déesse vient de rendre à la forme humaine. (4) Heureux, trois fois heureux le mortel à qui une conduite irréprochable sans doute aura valu cette éclatante protection d’en haut, et qui renaît en quelque sorte pour être aussitôt voué au saint ministère ! (5) Toujours marchant au milieu d’un concert de voeux, le cortège arrive sur le bord de la mer, précisément à l’endroit où j’avais, sous ma forme d’âne, pris gîte la nuit précédente. (6) Là, suivant un cérémonial prescrit, sont déposés les simulacres divins. Le grand prêtre s’approche d’un vaisseau de construction merveilleuse, dont l’extérieur était peint sur toutes les faces de ces signes mystérieux adoptés par les Égyptiens ; il le purifie, dans les formes, avec une torche allumée, un oeuf et du soufre ; et l’ayant ensuite nommé, il le consacre à la déesse. (7) Sur la blanche voile du fortuné navire se lisaient des caractères, dont le sens était un voeu pour la prospérité du commerce maritime renaissant avec la saison nouvelle. (8) Le mât se dresse alors. C’était un pin d’une parfaite rondeur, du plus beau luisant, et d’une hauteur prodigieuse, dont la hune surtout attirait les regards. La poupe, au cou de cygne recourbé, était revêtue de lames étincelantes ; et la carène, construite entièrement de bois de citronnier du plus beau poli, faisait plaisir à voir. (9) Tous bientôt, initiés ou profanes, apportent à l’envi des vases remplis d’aromates et de diverses offrandes, et font sur les flots des libations de lait caillé, jusqu’au moment où le navire chargé de présents et de pieuses offrandes, libre enfin des liens qui le retenaient à l’ancre, et profitant d’un vent doux qui s’élevait exprès, eut gagné la haute mer. (10) Et lorsqu’il n’apparut plus que comme un point dans l’espace, les porteurs d’objets sacrés, qui avaient déposé leurs fardeaux, les reprirent, et la procession se remit en marche dans le même ordre pour rentrer au temple.
(XI, 17, 1) Arrivés au sacré parvis, le grand prêtre, ceux qui portent les saintes effigies, et ceux qui sont depuis longtemps initiés aux mystères vénérables, entrent dans le sanctuaire de la déesse, et y replacent ces images qui semblent respirer. (2) Alors l’un d’eux, à qui l’on donnait le titre de secrétaire, debout devant la porte, convoque à haute voix une assemblée des Pastophores (nom que l’on donne à ce sacré collège). (3) Il monte ensuite dans une chaire élevée, et récite, en lisant dans un livre, des prières pour le grand empereur, pour le sénat, pour les chevaliers, pour le peuple romain, pour la prospérité de tout ce qui compose le vaste empire, et conclut par la formule grecque : Que le peuple se retire ! (4) parole qui voulait dire que le sacrifice était agréé, comme le témoigna l’acclamation qui la suivit. Et tous, dans un transport d’allégresse, apportant des rameaux d’olivier fleuri, des branches de verveine et des guirlandes, les déposent devant la statue d’argent élevée à la déesse sur une estrade, et se retirent chez eux après lui avoir baisé les pieds. (5) Quant à moi, je n’avais garde de m’éloigner d’un seul pas ; je demeurais les yeux fixés sur la déesse, réfléchissant à mes infortunes passées.
(XI, 18, 1) Les ailes de la Renommée, pendant ce temps, ne s’étaient pas engourdies. Partout dans mon pays elle avait publié l’adorable bienfait de la déesse, et mes surprenantes aventures. (2) Mes amis, mes domestiques, tout ce qui tenait à moi par les liens du sang, dépose le deuil que le faux bruit de ma mort avait fait prendre, et, changeant soudain la douleur en joie, accourt, les mains pleines de présents, pour s’assurer par ses propres yeux si j’étais en effet retrouvé, et vraiment revenu des enfers. (3) J’avais désespéré de les revoir jamais. Leur vue me fit un bien inexprimable. J’acceptai avec reconnaissance ce qui m’était si obligeamment offert. Grâce à la prévoyance des miens, je voyais mon entretien et ma dépense largement assurés.
(XI, 19, 1) Après avoir dit à chacun ce qu’il convenait de lui dire, fait le récit de mes infortunes passées et le tableau de ma félicité présente, je retournai avec un redoublement de gratitude à la contemplation de ma divine protectrice. Je louai un logement dans l’enceinte de l’édifice sacré, et j’y établis provisoirement mes pénates. Je ne manquais à la célébration d’aucun des rites intimes ; je ne quittais pas la société des prêtres, et, toujours en adoration, je ne me séparais pas un seul moment de la grande divinité. (2) Il ne m’arriva point de passer une seule nuit, ni de m’abandonner au repos, sans avoir une apparition et sans entendre la voix de la déesse. Sa volonté m’avait depuis longtemps destiné au service des autels, et ses commandements réitérés me prescrivaient de me présenter à l’initiation. (3) Ma vocation n’était pas douteuse ; mais un scrupule m’arrêtait. J’avais sérieusement réfléchi aux exigences du saint ministère. Le voeu de chasteté n’est pas d’une observation facile. Quelle attention ne faut-il pas sur soi-même, au milieu des tentations dont la vie est entourée ! Voilà ce que je considérais, et, malgré ma ferveur, j’ajournais indéfiniment l’accomplissement de mon voeu.
(XI, 20, 1) Une nuit je crus voir le grand prêtre venir à moi, un pan de sa robe relevé et rempli. Comme je lui demandai ce qu’il portait là, il me répondit que c’était un envoi de Thessalie à mon adresse ; et, de plus, qu’un mien serviteur, nommé Candide, venait d’arriver. (2) À mon réveil, je repassais le songe dans mon esprit, fort en peine d’en deviner le sens ; car j’étais bien sûr de n’avoir jamais eu personne du nom de Candide à mon service. (3) En tout cas, je ne pouvais me promettre que profit d’un rêve où l’on m’apportait quelque chose. Je guettais donc avec impatience, et dans l’attente d’un bonheur ignoré, le moment où s’ouvriraient les portes du temple. (4) Enfin, les blancs rideaux sont tirés de droite et de gauche ; la vénérable déesse se montre, et nous nous prosternons. Le grand prêtre va d’autel en autel accomplir les rites, et prononce les solennelles oraisons. Le service s’accomplit par une libation qu’il fait, avec le vase sacré, d’une eau puisée à la source du sanctuaire. (5) Les religieux alors saluent des chants accoutumés la première heure du jour et le retour de la lumière. (6) En ce moment, arrivent de mon pays les serviteurs que j’y avais laissés, lorsque la fatale méprise de Photis m’avait mis dans ce cruel embarras ; j’eus bientôt reconnu mes gens, aussi bien que mon cheval, qu’ils me ramenaient. La bête avait passé dans plusieurs mains ; mais on avait pu la réclamer, grâce à certaine marque qu’elle avait sur le dos. (7) Et c’est ici que j’admirai avec quelle précision se vérifiait mon rêve, comme l’envoi promis se trouvait réalisé, et surtout comme l’annonce d’un serviteur, nommé Candide, concordait avec le retour de mon cheval, dont, en effet, le poil était blanc (candidus).
(XI, 21, 1) Cette circonstance ne pouvait que stimuler mon zèle. Je redoublai d’activité dans mes pieux exercices. La faveur récente était le gage des bienfaits à venir. (2) Je sentais de jour en jour s’augmenter mon désir d’être revêtu du caractère sacré. Sans cesse j’assiégeais le grand prêtre de mes prières, pour obtenir d’être enfin initié aux mystères de la nuit sainte. (3) Mais ce grave personnage, d’une rigidité d’observance devenue presque proverbiale, temporisait avec mon impatience, toujours de ce ton de douceur et de bienveillance qu’un père sait opposer à la fougue inconsidérée de son fils ; et toujours il me flattait de l’espoir d’une satisfaction prochaine. (4) Il fallait, disait-il, que la déesse indiquât elle-même le jour de mon initiation, qu’elle désignât le prêtre qui me consacrerait : sa prévoyance allait même jusqu’à régler la dépense de la cérémonie par les instructions les plus précises. (5) C’étaient là des préliminaires indispensables, auxquels, selon lui, force était de me soumettre. Il fallait me défendre de toute précipitation comme de tout esprit de résistance ; me garder avec le même soin de devancer l’ordre et de ne pas répondre à l’appel. (6) Aucun des prêtres, d’ailleurs, ne pousserait la démence, le mépris de sa propre vie, jusqu’à s’ingérer, sans ordre formel de la déesse, dans le ministère de consécration. Il y allait de la peine du sacrilège. La déesse tenait de la même main les clefs de l’enfer et celles des portes du salut. (7) L’initiation était une sorte de mort volontaire, avec une autre vie en expectative. La déesse prenait le temps où l’on se trouve placé à l’extrême limite de la vie temporelle, pour exiger du néophyte la garantie du secret inviolable ; c’est alors que, par une sorte de renaissance providentielle, s’ouvre pour lui une existence de béatitude. (8) Quelque claire et manifeste que fût la vocation d’en haut qui m’appelait au saint ministère, il fallait donc attendre que l’ordre actuel m’en fût intimé. (9) Je devais toutefois, à l’exemple des initiés, préalablement m’abstenir des aliments profanes et défendus. L’accès n’en serait pour moi que plus facile aux saints mystères de la plus pure de toutes les religions.
L’initiation
(XI, 22, 1) Ainsi parla le grand prêtre ; et ma soumission triompha de mon impatience. Je me montrai calme, résigné, rigoureux observateur du silence, et ne manquai pas un seul jour d’assister à la célébration des offices divins. (2) Mon espoir ne fut pas trompé, et l’ineffable bénignité de la grande déesse m’épargna le supplice d’une longue attente. Un avertissement clairement exprimé, par une nuit des plus obscures, m’annonça qu’enfin allait luire pour moi le jour à jamais désirable (3) où mon voeu le plus cher serait enfin comblé. Je fus instruit par la même voie de la somme nécessaire aux frais de ma réception, ainsi que du choix que, par suite d’un rapport entre nos deux étoiles, la déesse faisait de Mithras son grand prêtre pour présider à ma consécration. (4) Encouragé par ces indications, marques positives de la bienveillance de la grande déesse, je dis adieu au sommeil avant qu’il fût tout à fait jour, et me rendis en toute hâte à l’appartement du grand prêtre. Je le trouvai qui en sortait ; et, après lui avoir rendu les devoirs, (5) j’allais revenir à la charge plus obstinément que jamais, et réclamer l’initiation comme un droit acquis. Mais il ne m’eût pas plutôt aperçu, que le premier il prit la parole. O mon cher Lucius, dit-il, quel bonheur, quelle félicité est la vôtre ! La suprême volonté de la déesse daigne enfin vous admettre au ministère auguste. (6) Pourquoi rester immobile à cette heure ? D’où vient ce peu d’empressement ? Voici le jour appelé de tous vos voeux ; le jour où, par les commandements de la divinité aux mille noms, ces mains vont vous initier aux plus saints arcanes de notre culte. (7) Et, m’imposant alors sa main droite sur l’épaule, le bon vieillard me conduit lui-même aux portes du vaste édifice. Là, après avoir procédé à l’ouverture suivant le rite accoutumé, et accompli le sacrifice du matin, (8) il tire de la cachette la plus mystérieuse du sanctuaire des livres écrits en signes propres à les rendre inintelligibles ; les mots, qui resserrent en si peu d’espace l’expression de la pensée, s’y traduisent par une foule de dessins dont les uns représentent toutes sortes d’animaux, tandis que les autres s’enchevêtrent en noeuds, s’arrondissent en roues, ou se contournent en spirales comme les vrilles de la vigne ; inventions étranges, qui n’ont pour objet que de soustraire le sens à la curiosité des profanes. Il m’en lit un passage qui enseigne à l’adepte les préparatifs qui lui sont indispensables.
(XI, 23, 1) Tout ce qui devait être acheté le fut bientôt, et à tout prix, tant par moi que par les miens. Enfin le grand prêtre annonce que le moment est venu ; et sur-le-champ, suivi de la sainte cohorte, il me conduit au bain le plus proche. Quand je m’y fus plongé selon l’usage, après avoir appelé sur moi la miséricorde divine, il me purifia par une complète ablution, (2) et me ramena au temple. Les deux premières parties du jour étaient écoulées. Il me fit prosterner aux pieds de la déesse, et me communiqua sous le secret ce que la parole ne saurait rendre. Puis à haute voix, et devant l’assistance, il m’imposa dix jours d’abstinence, pendant lesquels je ne pouvais manger d’aucune substance animale, ni boire de vin. (3) Ces prescriptions accomplies avec une religieuse exactitude, arrive le jour de la divine promesse. Déjà le soleil sur son déclin ramenait le soir, (4) quand je me vis entouré de tous côtés d’une foule nombreuse qui, selon l’usage antique et solennel, venait me faire hommage de divers présents. Le grand prêtre écarte ensuite les profanes, me fait revêtir d’une robe de lin écru, et, me prenant par la main, m’emmène dans le plus profond du sanctuaire. (5) Sans doute, ami lecteur, votre curiosité va s’enquérir de ce qui se dit, de ce qui se fit ensuite. Je le dirais, s’il était permis de le dire ; vous l’apprendriez, s’il était permis de l’apprendre. (6) Mais il y aurait crime au même degré pour les oreilles confidentes et pour la bouche révélatrice. Si cependant c’est un sentiment religieux qui vous anime, je me ferais scrupule de vous tourmenter. Écoutez et croyez, car ce que je dis est vrai. (7) J’ai touché aux portes du trépas ; mon pied s’est posé sur le seuil de Proserpine. Au retour, j’ai traversé tous les éléments. Dans la profondeur de la nuit, j’ai vu rayonner le soleil. Dieux de l’enfer, dieux de l’Empyrée, tous ont été vus par moi face à face, et adorés de près. Voilà ce que j’ai à vous dire, et vous n’en serez pas plus éclairés. Mais ce que je puis découvrir sans sacrilège aux intelligences profanes, le voici :
(XI, 24, 1) Le point du jour arriva ; et, les cérémonies terminées, je m’avançai couvert de douze robes sacerdotales, circonstance mystérieuse assurément, mais que rien ne m’oblige à taire, car elle eut de nombreux témoins. (2) Une estrade en bois était élevée au milieu de l’édifice sacré. On m’y fit asseoir en face de la statue de la déesse, splendidement couvert d’une robe de dessus de lin à fleurs. Une précieuse chlamyde flottait sur mes épaules et descendait jusqu’à mes talons. (3) Je me montrais chamarré, sous tous les aspects de figures d’animaux de toutes couleurs. Ici, c’étaient les dragons de l’Inde ; là, les griffons hyperboréens, animaux d’un autre monde et pourvus d’ailes comme les oiseaux. Les prêtres donnent à ce vêtement le nom d’étole olympiaque. (4) Ma main droite tenait une torche allumée ; mon front était ceint d’une belle couronne de palmier blanc, dont les feuilles dressées semblaient autant de rayons lumineux. Tout à coup les rideaux se tirent, j’apparais comme la statue du soleil à la foule, qui fixe sur moi ses regards avides. Je célébrai ensuite mon heureuse initiation par un délicat et somptueux banquet. (5) Trois jours durant, ma brillante intronisation se répéta avec l’accompagnement indispensable du religieux festin. Je demeurai là quelques jours encore plongé dans une extatique contemplation de l’image de la déesse, et comme enchaîné par son ineffable bienfait. (6) Averti enfin par la divinité elle-même, et après lui avoir humblement payé un tribut d’actions de grâce, bien insuffisant sans doute, mais tel que le permettaient mes facultés, je songeai à regagner mes foyers, depuis si longtemps déserts. Mais ce ne fut pas sans brisement de coeur que la séparation se consomma. (7) Prosterné devant la déesse, la face collée sur ses pieds divins, je les arrosai longtemps de mes larmes ; et, d’une voix étouffée plus d’une fois par les sanglots, je lui adressai cette prière :
(XI, 25, 1) Divinité sainte, source éternelle de salut, protectrice adorable des mortels, qui leur prodigues dans leurs maux l’affection d’une tendre mère ; (2) pas un jour, pas une nuit, pas un moment ne s’écoule qui ne soit marqué par un de tes bienfaits. Sur la terre, sur la mer, toujours tu es là pour nous sauver ; pour nous tendre, au milieu des tourmentes de la vie, une main secourable ; pour débrouiller la trame inextricable des destins, calmer les tempêtes de la Fortune, et conjurer la maligne influence des constellations. (3) Vénérée dans le ciel , respectée aux enfers, par toi le globe tourne, le soleil éclaire, l’univers est régi, l’enfer contenu. À ta voix, les sphères se meuvent, les siècles se succèdent, les immortels se réjouissent, les éléments se coordonnent. (4) Un signe de toi fait souffler les vents, gonfler les nuées, germer les semences, éclore les germes. Ta majesté est redoutable à l’oiseau volant dans les airs, à la bête sauvage errant sur les montagnes, au serpent caché dans le creux de la terre, au monstre marin plongeant dans l’abîme sans fond. (5) Mais quoi ! ni mon génie n’est à la hauteur de tes louanges, ni ma fortune ne suffit à t’offrir de dignes sacrifices. Ma faible voix ne peut exprimer ce que ta majesté m’inspire, et ce que mille bouches, mille voix douées d’une intarissable éloquence ne parviendraient pas à exprimer. (6) Dans ma pauvreté, je ferai du moins ce qui est possible au coeur religieux. Ton image sacrée restera profondément gravée dans mon âme, et toujours présente à ma pensée. (7) Cette invocation terminée, je me jetai au cou du grand prêtre Mithras, devenu pour moi un second père. Je le couvris de mes baisers, et le suppliai d’excuser mon impuissance à reconnaître son incomparable bonté.
Départ pour Rome et nouvelles initiations
(XI, 26, 1) Ce ne fut qu’après m’être longuement étendu sur ma gratitude que je me séparai de lui. Je m’empressai alors de regagner en droite ligne le foyer paternel après une si longue absence. Mais je ne m’y arrêtai que peu de jours. Une inspiration de la déesse me fit encore plier bagage et embarquer pour Rome. (2) Un vent favorable me procura une heureuse et très prompte traversée jusqu’à Ostie. Là, je montai en chariot, et roulai rapidement vers la cité sacro-sainte, où j’arrivai la veille des ides de décembre, dans la soirée. (3) De ce moment, mon occupation principale fut d’offrir chaque jour des supplications à la reine Isis. Elle est en grande dévotion à Rome, où on l’invoque sous le nom de déesse champêtre, à cause du site où son temple est élevé. Je devins le plus zélé de ses visiteurs, nouveau venu dans le sanctuaire, vieil initié dans la religion. (4) Le soleil avait parcouru le cercle du zodiaque, et accompli sa révolution annuelle, quand ma divine protectrice vint de nouveau m’interpeller durant mon sommeil, parlant d’une nouvelle initiation à recevoir, d’épreuves nouvelles à subir. Que signifiait cet avis ? quel en était l’esprit et la portée ? car mon initiation me semblait depuis longtemps complète.
(XI, 27, 1) J’interrogeais sans fruit mon bon sens. Enfin je soumis le cas aux lumières de nos prêtres. Alors j’appris de quoi me surprendre étrangement ; (2) à savoir, que la consécration que j’avais reçue ne concernait que les mystères de la grande déesse, et qu’il me restait à être éclairé de la lumière du père tout-puissant des cieux, de l’invincible Osiris ; (3) que, bien qu’il y eût connexité entre ces deux puissances divines, et même unité d’essence et de culte, la différence était grande entre les formes d’initiation respectives ; qu’enfin il fallait me vouer aussi au culte du grand dieu ; que c’était là le sens de la communication divine. (4) Cette interprétation me fut bientôt confirmée ; car, la nuit suivante, je vis en songe un des prêtres en robe de lin, portant des thyrses, des feuilles de lierre, et des choses qu’il ne m’est pas permis de dire, et qu’il plaça au-dessus de mes dieux lares. Il vint ensuite occuper ma propre chaise, et m’intima l’ordre de préparer un grand festin religieux. (5) Une particularité de sa personne pouvait servir à la faire connaître. Son talon gauche était un peu rentré, ce qui le faisait légèrement boiter en marchant. (6) Dès lors plus d’obscurité. La volonté divine devenait manifeste. Aussi, après avoir offert ma prière du matin à la déesse, je passai avec soin tous les prêtres en revue, cherchant des yeux celui dont la démarche concordait avec mon rêve ; (7) et je ne fus pas longtemps à le trouver, car l’un des Pastophores, outre la conformité du pied boiteux, rappelait exactement ma vision pour la taille et la tournure. Je sus depuis qu’il s’appelait Asinius Marcellus ; rapprochement assez bizarre avec ma métamorphose. (8) Je l’abordai sans délai, et le trouvai tout préparé à ce que j’avais à lui dire ; car il avait eu de son côté une communication coïncidant avec la mienne, et s’était vu désigné d’en haut pour le ministère de consécration. (9) Il avait effectivement rêvé la nuit précédente qu’au moment où sa main posait des couronnes sur la tête du grand Osiris, la voix prophétique du dieu s’était fait entendre, lui annonçant l’arrivée d’un homme de Madaure qui était fort pauvre, et devait être admis, sans délai, à l’initiation ; qu’il en reviendrait grand honneur au zélé néophyte et grand profit à son consécrateur.
(XI, 28, 1) Je me trouvais donc dévolu aux saintes épreuves, et ma pauvreté seule y formait empêchement, car les frais de mon voyage avaient réduit presque à rien mon mince patrimoine ; et la vie de Rome était bien autrement dispendieuse que celle de ma province. (2) Ma position était des plus cruelles. Je me voyais placé, à la lettre, entre l’enclume et le marteau. Le dieu ne cessait de me presser. Plusieurs fois sa voix m’invita, (3) non sans me causer un trouble extrême. Enfin, l’invitation devint commandement. Je me décidai donc à me défaire de ma garde-robe ; et, quelque chétive qu’elle fût, j’en tirai la somme qu’il me fallait. (4) En cela j’obéissais à une injonction spéciale. Eh quoi ! me dit le dieu, pour te procurer un plaisir tu ne regarderais pas à la possession de quelques hardes, et tu hésites devant les exigences d’une cérémonie sainte ! tu redoutes une pauvreté dont tu ne peux avoir à te repentir ! (5) Tout étant disposé, je m’abstins encore dix jours entiers de nourriture animale. De plus, je me fis admettre aux nocturnes orgies du grand Sérapis. Les deux religions sont soeurs. Instruit dans l’une, j’abordai avec plus de confiance mon noviciat dans l’autre, dont je devins bientôt l’observateur le plus assidu. (6) Je trouvais dans ma ferveur un charme qui me consolait de mon isolement en terre étrangère. Cette ferveur devint même la source d’un moyen d’existence. En effet, pourquoi n’attribuerais-je pas à une grâce d’en haut la bonne fortune que j’eus d’être chargé de plaider en latin quelques causes dont les profits, bien que légers, suffirent pour me faire subsister ?
(XI, 29, 1) Quelques jours se passent ; et voilà qu’une autre sommation divine m’arrive à l’improviste, avec des circonstances tout à fait surnaturelles. Je suis appelé à une troisième initiation. (2) L’avertissement cette fois me jeta dans une vive inquiétude. Je n’y pouvais rien comprendre, et me perdais dans mes suppositions ? Devais-je donc être indéfiniment l’objet de cette céleste insistance ? Après une première et une seconde initiation, n’étais-je donc pas encore complètement initié ? (3) Les deux pontifes consécrateurs auraient-ils failli en quelque point à leur saint ministère ? Déjà leur sincérité commençait à me devenir suspecte. J’étais dans une agitation d’esprit qui touchait au délire, lorsqu’une nuit la divine image vient doucement me rassurer : (4) Cette succession d’épreuves, me dit-elle, n’a rien qui doive t’effrayer, ni te faire croire à quelque omission dans les précédentes. Réjouis-toi plutôt d’une faveur ainsi répétée. Tu dois t’enorgueillir d’obtenir trois fois ce qu’il est à peine donné à l’homme d’obtenir une. Ce nombre lui seul est pour toi le garant d’une éternelle béatitude. (5) La consécration qui t’attend est d’ailleurs indispensable. Songe que la robe sacramentelle que tu as revêtue dans ta province ne peut jamais sortir du sanctuaire, auquel son usage est consacré ; et qu’à Rome aujourd’hui tu ne pourrais, dans un jour de solennité, faire tes supplications en costume, ni te couvrir du vêtement bienheureux, si l’ordre venait à t’en être donné. C’est donc pour ton bien, dans l’intérêt de ton avenir, que cette troisième initiation est commandée par l’autorité des dieux.
(XI, 30, 1) Une douce persuasion s’insinuait dans mon esprit durant cette allocution divine. Le dieu daigna me prescrire aussi ce qu’il était nécessaire de me procurer. Alors, sans plus attendre, sans remettre l’affaire au lendemain, je vais trouver le grand prêtre, et lui rends compte de ma vision. Je me soumets de nouveau à l’abstinence des viandes, prolongeant même au delà de dix jours le temps de probation prescrit par la loi. Tous mes préparatifs furent faits selon le même esprit, dans la mesure de ma faveur plutôt que suivant les exigences des règles. (2) Mais, grâce au ciel, je n’eus regret à mes peines ni à mes dépenses ; car je vis grossir mes honoraires, et ma profession d’avocat devenir honnêtement lucrative. (3) À quelques jours de là, le dieu suprême entre les dieux, grand entre les grands, auguste entre les augustes, le souverain dominateur Osiris, daigna m’apparaître dans mon sommeil, non plus sous une forme empruntée, mais dans tout l’éclat de la majesté divine. (4) Il m’engagea à persévérer intrépidement dans la glorieuse carrière du barreau, en dépit de ce que pourrait répandre contre moi la malveillance, irritée d’un succès acheté par tant de veilles. De plus, et pour ne pas me laisser confondre, dans la pratique de son culte, avec le vulgaire de ses adorateurs, il m’admit dans le collège des Pastophores, et même au nombre des décurions quinquennaux. (5) Dès ce moment, je me fis raser les cheveux, et me dévouai sans réserve aux devoirs qu’impose à ses membres cette corporation d’antique origine, et contemporaine de Sylla ; au lieu de rougir de mon chef dégarni, je me promène avec orgueil nu-tête, et j’en fais montre à tout venant.
Plus sur le sujet :
Le livre d’Isis, par Apulée. Extrait de L’Âne d’or ou les Métamorphoses, Apulée, IIe siècle ap. J.-C.
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