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Mais revenons à l’angle des rues Saint‑Martin et du Verbois, puis là, devant la tour à créneaux [31] de l’enceinte médiévale du couvent, examinons la fontaine du Vertbois, dont le bas‑relief original de 1633, dû aux religieux, remplacé en 1832, fut installé, à gauche en entrant, dans la cour du Conservatoire des arts et métiers, où les intempéries achevèrent de le ruiner suffisamment, pour qu’il fallut l’enlever vers la fin de l’occupation allemande.
Il n’est pas inopportun de signaler en ce lieu que l’hermétisme de cette sculpture, également dévoilé par Fulcanelli [32] , fut très fidèlement utilisé pour l’inauguration de grands magasins à Rouen, avec l’édition d’une médaille qui est l’œuvre du maître céramiste Pierre Oliver [33] … Sur cette faïence, d’un art parfait, la nef du Grand Œuvre, entourée des lacs d’amour, porte, de surcroît, en poupe, la coquille des pèlerins de Saint‑Jacques et le vocable CORÉ qui signifie en grec ancien : jeune fille, vierge.
Ainsi s’affirme, dans la pensée antique qui survit et se propage, la nécessité d’une philosophie scientifique, seule capable de conjurer les maléfices, mortels pour l’humanité, de la physique et de la chimie imprudemment étendues à ce que les anciens dénommaient l’œuvre selon le diable, en opposition à celui qu’ils pratiquaient selon Dieu.
Du grand poème de Guillaume de Lorris et Jehan Clopinel, dit de Meung, pour lors, nous viennent en mémoire les deux derniers vers qui soulignent la vérité entière et primordiale :
Explicit le Romanz de la Rose
0u toute l’art d’amor est enclose.
Un extrait du Roman de la Rose se trouve entre les Remonstrances de Nature à l’Alclymiste errant du même auteur, Jehan de Meung, et le Sommaire philosophique de Nicolas Flamel, dans le petit livre [34] contenant encore La Fontaine des Amoureux de Science de Jehan de La Fontaine, de Valenciennes, en la Comté de Henault, qu’il ne faut pas confondre avec son homonyme champenois, plus jeune de deux bons siècles, c’est‑à‑dire avec le bonhomme de génie, le fabuliste exquis au franc parler :
I’avoye grand soif et grand faim,
Mais parfois avecq moy du pain
Qu’avois gardé une sepmaine
Lors apperceu une fontaine,
D’eaue tres clere, pure et fine,
Qui estoit soubs une aubespine.
loyeusement empres m’assis.
Et de mon pain soupes y fis [35] .
On voit bouillonner cette fontaine sur la troisième figure d’Abraham le Juif, au pied du vieux chesne creux que, laconiquement, Flamel recommande à son lecteur de noter, en terminant le chapitre III du Livre des Figures Hierogliphiques [36], Précisément, il y expose tout au long la portée expérimentale du symbolisme des deux dragons qu’il fit peindre « en la quatriesme arche du cymetiere des Innocens entrant par la grande porte de 1a ruë S. Denys, et prenant la main droicte [37] ». Il n’est pas sans conséquence de remarquer que l’alchimiste parisien y rappelle son traité versifié, à propos des deux principes mâle et femelle de la Philosophie, « ces deux spermes masculine et fœminine descriptes au commencement de mon Sommaire Philosophique », le poème que nous venons nous‑même de signaler ci‑dessus et dans lequel on retrouve, allégoriquement monstrueux, les deux acteurs protagonistes de l’Œuvre minéral.
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Jamais l’exactitude de la reproduction des Figures, dans l’édition du sieur Arnauld de la Chevallerie, en 1612, depuis cette date, n’a été contestée par qui que ce fût qui eut comparé ces gravures sur bois avec d’autres dessins, ou, mieux, avec l’œuvre originale. Celle‑ci subsista jusqu’à la disparition du charnier, en si bon état de conservation, que l’abbé Villain, l’an 1760, put l’examiner facilement et à loisir. Par la même occasion, il vit aussi la sépulture de Perennelle [38], toujours dressée dans le cimetière, vis‑à‑vis de l’arcade historiée devenue l’objet principal d’une controverse assez chaude et non exempte de passion.
Venu là en inquisiteur avide de vérité et rempli d’ardeur à confondre le mensonge et l’imposture, comment l’érudit, tant soucieux de documents, de pièces, d’originaux officiels et incontestables, qui sut exploiter, nous l’avons vu, non sans adresse, la décision, au reste d’irréfragable logique, de deux illustres bénédictins, comment l’abbé Villain, sur les notes prises attentivement devant le message iconographique de Flamel, a‑t‑il pu ensuite rédiger les lignes que voici :
« Les deux autres tableaux qui sont les deux extrémités, sont très mystérieux aux yeux des Alchymistes, et sans mystere à quiconque n’y en cherche point. Ce sont les symboles des quatre Evangelistes. L’Homme symbole de l’Evangeliste St Matthieu, soutenant le Lion ailé de St Marc, c’est le tableau du côté droit ; dans l’autre à gauche le Bœuf de St Luc et l’Aigle de St Jean, c’est tout ce qu’on doit y voir [39]. »
Au Livre des Figures Hierogliphiques, sur la planche qui se déplie et qui montre, joliment dessiné, le tympan de l’arche, on voit, en effet, cinq compartiments, illustrés et distincts, soutenant la scène à grands personnages, développée dans le reste de l’ogive. Si l’on y reconnaît, aux extrémités, les deux compositions discutées par le savant ecclésiastique, on serait bien en peine d’y retrouver, avec lui, réunis en deux couples, les attributs animaux des quatre évangélistes.
A droite, le clerc vêtu d’une longue robe pourpre, retenant par les pattes un lion pourvu d’ailes, ne ressemble décidément pas à l’ange par qui le peintre eût symbolisé saint Matthieu, en ce début du XVe siècle, avec les mêmes ailes et la même tunique blanche que les célestes messagers, par lui, figurés au‑dessus.
A gauche, les deux dragons mythiques qui s’affrontent et dont l’un est aptère, ne sauraient, moins encore, offrir une quelconque ressemblance avec le bœuf de Saint Luc et l’aigle de Saint Jean.
Avant nous, Albert Poisson avait déjà constaté l’erreur, sans doute involontaire, du critique aveuglé dans son parti pris, à l’endroit de la description de ces deux petits tableaux [40].
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A cette différence près que l’un est en prose et l’autre en vers, les deux traités de Nicolas Flamel, à savoir : Le Livre des Figures Hierogliphiques et Le Sommaire philosophique, révèlent une évidente parenté de science et d’expression. La doctrine alchimique y resplendit dans toute sa pureté traditionnelle, tant à l’égard de la discipline philosophique que pour le symbolisme et la pratique physique à laquelle il se rapporte.
Voilà pourquoi nous sommes encore très près du sentiment d’Albert Poisson, quand il décide que les deux autres petits ouvrages imprimés, qu’on attribue communément à Flamel, ne furent pas composés par lui. Il s’agit du Grand Esclairsissement de la Pierre Philosophale, à Paris, chez Louys Vendosmes, Marchand‑Libraire, ruë de la Harpe, à la Roze rouge, 1628, puis du Thresor de Philosophie, ou Original du Desir Desiré [41] à Paris, chez Pierre Billaine, ruë S. Iacques, à la Bonne Foy, devant S. Yves, 1629.
Pour le premier, d’ailleurs daté de Paris, le 7 juillet 1466, alors que Nicolas Flamel était officiellement mort depuis 48 ans, la note de Pierre Borel ne nous étonnera pas et renforcera, tout au contraire, notre impression de lecture :
« Il n’est pas vrai que ce livre soit de Flamel, mais simplement une partie du livre de Christophe de Paris [42] publiée sous ce titre ; librum istrum, non Flamelli, genuinum esse, sed esse tantum portionem libri Christophori Parisiensis, sub hoc titulo editam [43]. »
Quant au deuxième, « Livre tres‑excellent contenant l’ordre et la voye qu’a observé le dit Flamel en la composition de l’Œuvre Physique, comprise sous ses figures hierogliphiques, extraict d’un ancien Manuscrit », nous ne saurions fermement décider, comme le fit Albert Poisson, qu’il fût apocryphe, lors même que nous soyons d’accord avec lui, afin de bien mettre en garde qu’on ne le confonde pas, selon qu’il est fréquent, avec Le Livre des Laveures, parce que celui‑ci répète le titre de celui‑là, dans son incipit curieusement allitéré :
« Le Desir Desiré et le prix que nul ne peut priser, de tous les philosophes composé et des livres des anciens prins et tiré [44]. »
Le Livre des Laveures offre ceci de particulièrement important qu’il est du XVe siècle, calligraphié sur vélin avec, immédiatement après l’explicit, les lignes suivantes :
« Ce present livre est et appartient à Nicolas Flamel, de la parroisse Saint Jacques de la Boucherie, lequel il l’a escript et relié de sa propre main. »
Si le remplacement de la reliure originale – vraisemblablement au début du XVIIe siècle – a entraîné le rognage fâcheux des feuillets, il est toujours possible de lire l’indication finale, dans laquelle il est plus malaisé de concevoir pour quelle raison furent jadis grattés et surchargés, les nom et prénom de l’alchimiste, distingués, néanmoins, par l’œil exercé, grâce à la pénétration profonde de la graphie première. Ce qui est certain c’est que, lorsque Borel dressa son catalogue, le grattage n’existait pas, qu’il n’eut pas manqué de signaler, à la suite de sa brève mention des Laveures :
« Ancien manuscrit, exécuté (comme on le pense) de la propre main de Flamel ; MS. antiquum, propria Flamelli manu (ut existimatur) exaratum [45]. »
Le livre est élégamment écrit en lettres de forme et proclame l’habileté de l’écrivain, dont on sait que Nicolas Flamel s’appliqua tant à répandre qu’il faisait profession. Certes, en dehors de ce petit manuscrit, on ne connaît pas d’autre ouvrage qui ait été le fruit de son exercice de copiste absorbant, au Moyen Age, presque toute l’activité de l’écrivain‑juré. Ce dernier joignait parfois à son talent de calligraphe celui d’enlumineur, qui consistait à enrichir de lettrines et de miniatures peintes, les textes, par lui magistralement reproduits sur le papier ou sur le vélin.
C’était là, plus sûrement, le métier de Jehan Flamel qui fut le frère cadet de notre prudent philosophe et qui, en revanche, laissa plusieurs chefs-d’œuvre enluminés [46]. Il travailla à la somptueuse librairie du duc de Berry et pour le compte de Louis, duc d’Orléans, premier du nom, selon que le révèle, tout spécialement pour ce prince, une quittance autographe également conservée rue de Richelieu [47].
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