Invoquer les anges noirs de l’initiation.
Extrait de l’ouvrage Des Braises sous la Cendre de A.R. Königstein
Lorsque les sociétés humaines se sédentarisèrent et quand advint la division du travail, naquirent les premières guerres pour le territoire et les premiers droits de propriété. Il fallut s’entre-tuer pour s’approprier la terre et ses richesses, et les armes les plus dures, comme les outils agricoles les plus résistants firent les peuples les plus conquérants. En ces premiers temps de l’humanité déchue, les hommes détenteurs des secrets de la métallurgie occupaient la place la plus redoutée et la plus prestigieuse. Car le bronze, bientôt le fer et l’acier, qu’ils fondaient pouvait également servir au soc de la charrue pour féconder la terre à ou la cognée de la hache d’armes pour fendre les crânes. La mémoire collective garde souvenance confuse de ces hommes qui tutoyaient les diables à travers la figure admirée et redoutée du Maître de forges. À la périphérie du village et de l’humanité, le forgeron est haï et admiré, détesté autant que craint par une humanité qui voit en lui soulignées ses passions les plus obscures pour la nature violée et éventrée par la pointe métallique qu’il est seul à savoir faire.
La mémoire collective aime à se donner des limites lorsqu’elle réveille ses vieux démons. Aussi pense-t-elle ces âges sombres à travers la seule image du Maître de forges, et ainsi oublie-t-elle d’autant plus aisément une figure plus obscure encore, plus sombre et plus maudite, qui est le charbonnier.
Le statut du charbonnier était lié à celui du forgeron, car la qualité de la production de l’un déterminait l’activité de l’autre. Comme le forgeron, redouté autant qu’admiré, investi de puissances magiques, le charbonnier vivait en marge de la société des hommes, reclus dans l’épaisseur d’une forêt dont il ne sortait que pour commercer avec cet autre paria qu’était le maître de forges.
L’émergence d’une société de métier de charbonnerie s’accompagna de l’élaboration d’un nouvel univers mythique où cohabitaient les valeurs symboliques fortes du feu, du métal et de la forêt. Mais l’ossature des mythes charbonniers devait reposer sur le symbolisme de l’arbre cosmique abattu et renversé, du pivot et de l’omphalos qu’on déracine, qu’on étête, et que l’on sacrifie pour que l’homme demeure l’homme. Très certainement, depuis des temps ancestraux, la psychologie carbonariste a dû se constituer autour du mystère du sacrifice, dans une relation trouble et fascinée avec cette ultime transgression lors de laquelle les hommes tuent, dépècent et immolent l’Arbre, ce pilier qui rend possible la communication entre Ciel et Terre.
On est en mesure de supposer que, comme tant d’autres communautés de rejetés ayant des métiers qualifiés d’impurs, les Charbonniers furent contraints de mettre en scène dans leurs rituels la mort du dieu. Mais, à l’opposé de la mise à mort christique, ce n’est pas un dieu qui se sacrifie par amour des hommes, descendant sur la croix pour s’y offrir en pardon. Ce sont là des hommes qui sont contraints d’immoler le dieu pour vendre ensuite sa chair carbonisée ; ce qui est bien pire, et met immédiatement le Charbonnier au ban de la société, et plus fondamentalement, au ban de la création. Il est le paria absolu car sa faute est métaphysique. Au fond, là où le chrétien doit s’identifier au Christ sur la croix, le Charbonnier est obligé de s’identifier à Judas. Là où le chrétien adore le dieu qui se donne en sacrifice, le Charbonnier est contraint de donner du sens aux coups de hache qu’il donne au pilier du monde ; il est contraint de donner du sens à l’acte d’enfourner le dieu abattu dans la gueule béante de l’enfer de la fournaise. La Charbonnerie porte donc en elle cette malédiction initiale, presque ontologique, qui fait des Bons Cousins des assassins métaphysiques, des révolutionnaires intégraux, puisque leur Révolution est d’abord celle du théicide, du cosmocauste.
C’est pourquoi pendant des siècles, les communautés de Charbonniers durent vivre géographiquement, judiciairement et religieusement en fondant des valeurs qui leur étaient propres, et qui s’inscrivaient contre les modèles imposés par la société dominante. C’est donc une erreur de croire que le romantisme carbonariste parfois morbide, en tout cas fasciné par la violence insurrectionnelle et les révolutions politiques, que ce romantisme-là vient se greffer sur une société bucolique et innocente. Le mythe et les images puissantes de la Révolution — au sens d’abord cosmique de l’Arbre du Monde qu’il faut renverser — sont donc indissociables de leurs versants socio-politiques. Tout Bon Cousin Charbonnier, traditionnel et régulièrement initié est nécessairement à l’état latent, un Carbonari, et réciproquement. Les reconstructions maçonniques et catholiques qui en font des sociétés de joyeux drilles en sabots ou de pieux campagnards n’ont rien compris à la Charbonnerie, ou plutôt ont cherché à désamorcer la subversion dont elle est intimement, et répétons-le, métaphysiquement constituée. Il était naturel que cette face obscure et corrosive inquiétât les pouvoirs religieux et civils, aussi fut-il rapidement engagé des procédures d’épuisement de la vigueur et de la nocivité cosmique du Charbonnier. Le Charbonnier fait du mal. Il le dit dans ses rituels. Il ritualise le mal, à travers la sanctification d’un métier qui sépare le Ciel d’avec la Terre.
La première des offensives fut lancée au XIème siècle, par le moine Théobald, dont on sait peu de choses sinon qu’il fut de la famille des Comtes de Champagne et qu’il alla évangéliser les Charbonniers. La légende raconte qu’ils étaient dans un état de primitivité et de barbarie ignoble et que Théobald leur offrit, en sus du Christ, la morale et le moyen d’échapper à l’animalité dans laquelle ils étaient enfoncés. On sait en fait qu’il n’en était rien. Une fois encore l’Église dut diaboliser et animaliser ceux qu’elle évangélisa ensuite, pour justifier de son impérialisme cultuel. La société des Charbonniers était organisée, avait ses propres lois et rituels, dont il faut préciser qu’ils n’étaient pas des rituels au sens moderne du terme, c’est-à-dire des cérémonies détachées du contexte ordinaire et quotidien. C’était leur vie entière qui battait au rythme de références mythiques vécues, ressenties, perçues, archaïques, préchrétiennes. Il est difficile de savoir sur quel fond païen tout cela s’est constitué. Sans doute y eut-il les stratifications d’un imaginaire néolithique et chamanique, puis celtique et druidique (1). Mais rien là-dessus n’est bien sûr. En tout cas, lorsqu’il fallut, pour le christianisme, détruire ces véritables adorateurs du diable — diabolein, qui divise, ici en l’occurrence le Ciel de la Terre, par la hache et le feu —, il fut aisé de renverser complètement le mythe fondamental et la violence sacralisée. Ce n’était plus le Charbonnier meurtrier du cosmos qui justifie qu’il tue journellement Dieu ; c’était le Charbonnier adorant le sacrifice que Dieu fait aux hommes en leur offrant son fils. Ainsi, par un passe-passe théologique dont il faut reconnaître qu’il est assez génial, Rome sut faire disparaître le théicide des Carbonari (ils portent la hache et le feu sur l’Omphalos) pour en faire les témoins du divin qui renaît.
C’est notamment dans le grade de Maître que l’opération fut couronnée de succès, et où tous les rituels que nous pûmes consulter jusqu’au XVIIème siècle identifient le Charbonnier au Christ rédempteur, et sa mise à mort symbolique à la Passion du Sauveur. La symbolique des instructions se double systématiquement d’un catéchisme strictement catholique, et axé presque uniquement sur la mise en croix. L’autre camouflet donné aux Charbonniers fut d’imposer la présence du Christ sur le Drap blanc, comme s’il était l’une des Figures fondatrices du mythe. Nous nous en sommes expliqués plus haut, ce n’est pas le Christ qui peut faire cristalliser les images du métier de Charbonnier et qui retentit analogiquement avec la pratique transgressive ; ce ne peut être qu’une image inversée, comme celle de Judas, du Diable, ou encore, de Baphomet — dans l’acceptation contradictoire du mal, qui permet, par la destruction de l’ordre ancien, l’établissement d’un nouvel ordre. Le Christ est une figure qui pardonne, et qui efface la distance qui séparait les hommes de leur Père. Or la charbonnerie accentue cette coupure entre les deux mondes, par le coup de hache, mais plus tard, pour permettre au trait bleuté de la fumée du fourneau de refaire le trait d’union. Aussi n’est-il pas possible de présenter un point de focale symbolique qui, comme le Christ, signifie l’absolution des péchés. Il faut plutôt présenter l’objet qui signifie la violence légitime (la hache ou le poignard) ou qui nie Dieu (une simple figuration de l’homme, par exemple un miroir). C’est sans doute ce qu’il y eut au premier temps, avant Théobald.
Il y a là ce qui s’appelle une terrible contre-initiation, pratique à laquelle les sectes chrétiennes sont rompues, et qu’elles ont expérimenté depuis deux millénaires sur toute la surface du globe, en « théologisant », en conceptualisant une perception immédiate du sacré, en confisquant l’expérience ouverte du sacré, qui ne se refuse à aucune catégorie d’hommes, même pas aux tueurs de dieu qu’était les charbonniers primitifs.
La seconde offensive fut maçonnique lorsque les Rites de Fendeurs et les Rites de Charbonnerie furent phagocytés au XVIIIème siècle par les Loges de Saint-Jean. Le renversement des valeurs orchestré par la Maçonnerie, en intégrant les motifs charbonniers à son univers imaginal, consistait en une disparition de la sacralisation de la violence. Pour ce faire, ce qui demeurait de la Charbonnerie, déjà meurtrie par les souillures chrétiennes, devait passer sous les fourches caudines de l’obéissance impérative à la religion sur laquelle tous les hommes s’entendent ( article 1 des Constitutions d’Anderson : « jamais un athée stupide ni un libertin irréligieux »), et devait obéissance au prince de la patrie (article 2 : « paisible sujet des puissances civiles en quelque endroit qu’il réside ou travaille »). Ainsi, en s’urbanisant, en rejoignant une Maçonnerie qui, disons-le, se voulait être essentiellement à l’époque société courtisane, les derniers restes de la Charbonnerie perdirent toute la nocivité, toute la noirceur dont ils étaient porteurs. Mais on ne peut pas blanchir un charbon ! Aussi, bien vite, ce qui demeurait de la Charbonnerie primitive s’étiola et s’éteignit dans la respectabilité des Temples Maçonniques. La Pierre couvrit — en partie tout au moins — le Bois.
Cette voie de substitution spirituelle connut heureusement une interruption. Car elle fut remise en question à l’orée du XIXème siècle, et pendant près de trois générations, par les Carbonari français, qui surent, de manière inconsciente et souvent restrictive, — nous y reviendrons plus loin — restaurer à la Charbonnerie son imaginaire révolutionnaire. Ce fut notamment grâce aux Frères de la Maçonnerie Egyptienne, celle de Misraïm, que la Charbonnerie put enfin retrouver la saveur de la subversion qui fondait son existence imaginale. Pendant ces années d’intense agitation politique, entre 1815 et 1890, on ne pouvait monter des barricades sans être Carbonari ou Franc-Maçon, en l’occurrence ici de Misraïm. Là se retrouvaient tous les opposants au pouvoir, demi-soldes nostalgiques de l’Empereur, patriotes indignés, républicains fervents, précommunistes, communards, puis enfin communistes en préparation de la révolution sociale européenne. La conjonction des Loges de Misraïm et des Ventes de Carbonari était telle que les Frères de Misraïm n’hésitaient même pas à signer leur balustres des cinq points carbonaristes, quand les Charbonniers frappaient les trois points maçonniques, en les inversant bien sûr. Or il est significatif de constater que les doxographes (2) ont souvent condamné le carbonarisme en considérant qu’il s’agissait d’un détournement d’une voie initiatique à des fins politiques. Rappelons donc ici encore trois points. Premièrement la Charbonnerie italienne et jurassienne telle qu’elle existe avant 1815 et avant sa politisation par Oudet, Buchez et Briot, est déjà pervertie par le christianisme. La fidélité ne peut plus être exercée à l’encontre les formes que prenait l’Ordre à cette date. Il fallait donc la déconstruire pour la reconstruire. Deuxièmement, comme nous l’avons déjà dit à l’envi, la Charbonnerie est par nature orientée vers la subversion. Ce n’est donc pas une erreur que de la réveiller dans une ambiance révolutionnaire, parce que cela est conforme à son essence et aux symboles qu’elle véhicule. C’est une erreur assez symptomatique d’intolérance que de croire que toutes les voies spirituelles offrent les mêmes démarches, avec les mêmes outillages symboliques. Il n’est pas vrai que la synthèse puisse être systématiquement faite entre des traditions qui, si elles ne s’opposent pas parce qu’elles se complètent, doivent néanmoins conserver leur particularisme et leur identité. Or la Charbonnerie engage tout l’être sur l’émancipation par rapport au pouvoir divin, clérical, politique. C’est cela la voie du Charbon, une voie noire où le Carbonari manipule des outils symboliques qui le mettent face à l’abolition de la domination. Donc le combat politique est compatible avec l’initiation reçue des Bons Cousins Charbonniers. Troisièmement, les réels instigateurs du carbonarisme en Europe — notamment Buonarrotti et Garibaldi — sont tous des initiés qui orientent leur pratique politique à la lumière d’une expérience — voire d’une vision — spirituelle. Les cahiers de Buonarrotti sont là-dessus exemplaires : le vieux conspirateur est habité par une conception spirituelle de la vie humaine, comme le sont les premiers précommunistes qui fréquentent Misraïm. Cet illuminisme révolutionnaire ne peut donc être amalgamé à un pur conspirationnisme politicien, ou alors il en est sa version dégradée. C’est malheureusement ce qui s’est passé sur la fin, comme l’a bien expliqué Blanqui. Ici, cette troisième mutation n’allait pas être suffisante car les Carbonari français commirent l’erreur de convertir l’imaginaire de la subversion, le mythe de la révolution, la métaphysique de la transgression, en une série de mots d’ordre strictement politiques, unidimensionnels, pourrait-on dire.
Il convient de signaler que depuis 1996 se sont constitués des Rites maçonniques forestiers qui incluent, sur la base morale de la Maçonnerie, une initiation aux métiers du Bois, au sein desquels un grade — l’équivalent du Compagnonnage de la Pierre — est structuré à partir des anciens Rituels de Charbonnerie. L’expérience est singulière et mérite qu’on s’y arrête en regard de ce que l’on a vu précédemment. La Charbonnerie archaïque est une initiation pour paria, elle se christianise au XIIème, elle se maçonnise au XVIIIème, se politise au XIXème, meurt au XXème siècle. Au XXIème siècle, elle est réveillée en s’inscrivant dans la lignée de la Maçonnerie des Lumières, en retrouvant le panthéisme de J. Toland et des membres de l’Invisible College. Par le fait, elle retrouve le panthéisme archaïque, se défait des annexions chrétiennes — on y invoque le Prophète des forêts, pas le Christ —, mais fait le choix, au nom de la neutralité maçonnique de ne pas être un outil politique. L’archétype des Rituels maçonniques forestiers les souche sur une réalité symbolique très précieuse qui est celle des initiations de métiers autres que celles de la Pierre. Le fait mérite d’être souligné parce qu’il permet sans doute de jeter des ponts avec d’autres civilisations du Bois, ou d’autres sensibilités moins prométhéennes par rapport à la nature, et plus bachiques et fusionnelles que l’art des bâtisseurs de cathédrales — ce que le siècle appelle de ses vœux. Au fond, la force de la Maçonnerie du Bois qui est émergente est d’avoir su trouver le contre-pied efficace à une initiation patriarcale, occidentale, masculine, qui vante les mérites de la construction, de la maîtrise de la nature, et qui s’accompagne insidieusement du jacobinisme politique et du monothéisme patriarcal chrétien. Il y a là dans ce réveil de la Charbonnerie inscrite dans les Rituels maçonniques forestiers une force d’avenir qui peut promouvoir la réponse matriarcale, féminine, célébrant la nature plutôt que la brusquant.
Pour autant, si les fondateurs des Rites maçonniques forestiers réinterprètent la Charbonnerie à la lueur des initiations corporatives, ils s’inscrivent dans le régime symbolique qui est celui des Bons Cousins Charbonniers, des hommes d’une initiation de métier, alors que nous pensons qu’il est possible de réveiller, parallèlement à cette voie, une dimension plus spécifiquement carbonariste, c’est-à-dire une voie qui n’est pas tant une initiation issue des classes populaires, produisant à partir de la forêt, qu’une initiation issue et adressée à tous les révoltés dans les marges du système, — et nous y reviendrons au paragraphe suivant. Ce n’est pas que l’un ait plus raison que l’autre. C’est, dans l’échantillon de toutes les sensibilités des Rites, une manière d’insister plus sur l’aspect luciférien que sur l’aspect panthéiste. Mais les deux approches sont liées, et fondées. C’est pourquoi nous présentons ici, après la Charbonnerie archaïque, chrétienne, maçonnique et politique, puis panthéiste, notre carbonarisme moderne (3).
L’objet du présent mémoire est donc de donner les bases pour le réveil du carbonarisme comme société initiatique. Cette dernière propose, ainsi que toute initiation, l’accès à l’Être, par le biais des symboles comme figuration totale du cosmos. Mais, puisque l’expérience métaphysique de l’Être transcende et dépasse toutes les catégories de l’enserrement social, linguistique ou moral, le carbonarisme affirme d’emblée que le terme de la quête initiatique est au-delà, au-delà de toute attache ou désignation trop humaine. Certes, toute initiation digne de ce nom sait bien l’absolue étrangeté de l’Être qu’elle a comme terme. Mais cette révélation, parce qu’elle est énorme, douloureuse, inhumaine, est souvent cachée, cryptée, et révélée au terme de la gnose à ceux des initiés qui sont le plus capables de supporter le contact et l’adhésion avec l’Être, comme principe au-delà de dieu même.
À l’inverse, le carbonarisme se définit d’emblée comme une société secrète inscrite dans la transgression, et ne cache pas que la fin de son initiation est la rencontre avec un sacré par delà la sainteté ou la religion, par delà bien sûr les tabous sociaux, et qui échappe à tous les déterminismes et les enveloppements humains.
Sociologiquement donc, le carbonarisme s’adresse d’abord au-delà du compagnonnage ouvrier, du bourgeoisisme maçonnique ou du monothéisme intégral, aux exclus, aux marginaux, aux laissés-pour-compte du monde moderne, à tous ceux qui méprisent la bonne santé du corps, de l’esprit ou du compte en banque, pour y préférer la grande Santé en quoi réside le Don pur.
Politiquement enfin, le carbonarisme que nous réveillons ici est le terrain d’entraînement pour le rebelle, le maquisard, l’homme des forêts et des déserts, qui refuse la compromission avec le règne de la quantité, de la masse et de la marchandise. Il appelle à la révolte, prône l’insoumission et l’émergence du franc-tireur, renégat à son siècle, incendié et incendiaire. Adversaire du bourgeoisisme, du capitalisme comme du libéralisme économiste, le carbonarisme opère une très claire séparation entre tradition, modernité et modernisme. Il veut le retour du traditionnel, qui permet l’orientation métaphysique de l’étant vers l’Être. Il constate que depuis le XVIIIème siècle, la possibilité de la contemplation des fins est réprimée par la multiplication infinie des moyens et des volontés, qui culmine dans le modèle moderniste de la croissance libérale. Il constate aussi que la modernité, comme projet du XVIIIème siècle ne contenait pas le modernisme. En effet, la modernité veut l’émancipation des consciences loin des pesanteurs du paradigme théologique : elle accroît l’autonomie du sujet, qui peut alors produire enfin seul et pour la première fois, les conditions de son orientation métaphysique. C’est pourquoi le carbonarisme, comme initiation métaphysique de la révolte se manifeste sur le terrain politique comme la défense de la modernité (naissance de l’autonomie) et comme l’attaque du modernisme (naissance de l’individualisme). Contre les réactionnaires intégraux, qui confondent et détruisent modernisme et modernité au nom de la tradition ; contre les révolutionnaires intégraux, qui détruisent la tradition au nom du modernisme (capitalisme et mystique de la croissance) ; contre les autres révolutionnaires intégraux qui détruisent la tradition au nom de la modernité (nihilisme marxiste de la subjectivité) ; le carbonarisme détruit le modernisme, en gardant comme fin la tradition (métaphysique de l’Être) et comme moyen la modernité (autonomie de la personne).
Le carbonarisme est donc une voie noire intégrale. C’est la voie luciférienne de la révolte métaphysique, donc aussi parfois politique. On conçoit depuis l’œuvre de Dumézil que les sociétés indo-européennes sont construites à partir de trois classes fondamentales qui, avant que d’être sociales, sont métaphysiques — ce qu’ignorait Marx. Ce sont les producteurs, les prêtres et les guerriers. Dans les sociétés indo-européennes traditionnelles, d’avant le XIIème siècle, chacune de ces classes disposait d’une initiation de métier permettant à chacun des membres de chacune de ces classes d’avoir un accès perpétuellement ouvert à l’être et au sacré. Ainsi existait-il des voies d’initiations chevaleresques, d’autres sacerdotales, d’autres encore qui étaient des initiations de métiers réservées aux producteurs et artisans. La chevalerie des templiers est une voie initiatique guerrière ; l’apostolat de certaines églises catholiques gnostiques est une voie sacerdotale ; la Franc-Maçonnerie des grades bleus est une initiation de métier des travailleurs de la Pierre. Guénon pense d’ailleurs avec raison que les hauts grades de la maçonnerie écossaise sont un conservatoire des initiations chevaleresques et sacerdotales, destinées à être abritées dans la dernière société initiatique d’Occident, et qui pourront être revitalisées et sorties de la gangue protectrice de la Maçonnerie lorsque les temps seront meilleurs. Ce qui veut dire alors que, tandis que le siècle mettait en sommeil les paradigmes théologiques et chevaleresques, et tandis que la classe ouvrière et le tiers-Etat s’avançaient au-devant de la scène historique et politique, les initiations chevaleresques et religieuses durent se réfugier à l’abri des dernières initiations laborieuses et prolétarienne, dans les hauts grades maçonniques. Puisque le paradigme culturel tout puissant depuis le XVIIIème siècle demeure l’imaginaire de la classe populaire, c’est donc au sein du bleu maçonnique que se sont réfugiés le rouge de la noblesse et la blanc de la sainteté. Enfin, si l’on veut parler des Rites maçonniques forestiers qui conjuguent la triple initiation de fendeur, de charbonnier et de forgeron, eux-aussi s’inscrivent pleinement dans une initiation de métier, ouverte historiquement en direction des classes populaires, symboliquement vers l’espace du travail et de la production.
À cette tripartition dumézilienne, Raymond Abellio en ajoute une quatrième, celle des Connaissants dont les membres, dit-il, n’appartiennent à aucune des trois autres, parce que les Connaissants, du fait qu’ils se soient éveillés et accomplis, peuvent indistinctement travailler dans une classe d’initiation comme dans une autre. En conséquence de quoi, les initiés accomplis, les Immortels du Tao, sont, pour Abellio, des êtres dotés d’une humanité nouvelle qui les fait participer indistinctement et indifféremment à toutes les classes qu’ils fréquentent. Il convient de remarquer que Guénon, qui trace plutôt le chemin de la voie sacerdotale, est le défenseur de l’idée selon laquelle l’homme différencié totalise toutes les expériences humaines, ce qui le rend apte à traverser toutes les classes. C’est le concept du madjûb, le jongleur, initié supérieur et inconnu qui revêt les oripeaux des plus pauvres et des plus méprisés pour transmettre la Haute Science. Sans doute alors peut-on reconnaître chez Guénon la même thèse qu’Abellio. Mais, l’erreur d’Abellio est de considérer les Connaissants comme appartenant à une classe sociale supplémentaire, alors que leur qualité première est de pouvoir participer transversalement des trois classes. C’est donc moins une quatrième classe qu’une totalisation métaphysique des expériences humaines, sorte d’« hors-classe » qui permet de se retrouver « à ses aises » dans n’importe laquelle des trois classes précédentes. Guénon est là-dessus plus dans le vrai qu’Abellio.
La thèse que nous voulons ici défendre se veut le prolongement de la lecture dumézilienne de l’initiation, enrichie de l’apport précédent. Nous reconnaissons qu’il existe des sociétés initiatiques qui permettent l’accomplissement des hommes du rang grâce à un outillage symbolique spécifique à chaque classe sociale. Nous admettons en plus l’existence de Connaissants qui traversent les trois classes. Mais nous ajoutons quant à nous une classe sociale et initiatique supplémentaire trop vite négligée par nos commentateurs. Car il existe bien une quatrième classe, ou plutôt, il existe une frange de l’humanité qui est interdite d’accès aux trois classes socialement acceptées, et qui sont les paria, ou intouchables. Qui sont les intouchables, ou invisibles, — et le mot mérite d’être médité — ? Tous ceux là qui, sociologiquement dans la société indo-européenne, font commerce avec l’impur, c’est à dire avec le corps souffrant (chirurgien, femme en règles…), le corps jouissant (prostituée, joueur…), le corps inerte (embaumeur, rapin…), mais aussi avec la crasse (blanchisseur) et la rue (mendiant, mutilé…). Ceux-là, parce qu’ils sont des parias et des invisibles, sont théoriquement bannis et interdits de cité. Et comme dans ces sociétés traditionnelles la distinction entre organisation de la société et ordre métaphysique du cosmos est indifférenciée, cette malédiction sociale ressortit aussi de la malédiction métaphysique. Travaillant avec des matières impures, maudites ou vidées de substance sacrée, ils perdent eux aussi leur statut sacral et simultanément social. Réciproquement, si des hommes dans la cité ont perdu l’intégration sociale pour des raisons diverses (ils ont commis des fautes, des crimes, ou subis des maladies honteuses), ils perdent aussi l’accès au sacré par des voies sociales classiques. Tout est fait pour bannir de ces vies-là l’accès au sacré et l’accès au social, ce qui est la même chose dans la société traditionnelle.
Croira-t-on pour autant que les maudits, les bannis, les exclus se soient contentés d’être mis hors du monde, sans moyen d’accès à l’être ? En ces temps traditionnels, l’exclusion est pire qu’aujourd’hui puisqu’elle est une négation sociale et existentielle mais aussi surtout un anéantissement ontologique. L’exclu n’a plus la langue symbolique d’une classe sociale lui permettant d’accéder à sa place cosmique. Il meurt au monde des hommes mais aussi des dieux. Croira-t-on que le paria acceptera cette malédiction ? Nous ne le pensons guère, et l’historiographie démontre le contraire en ce qu’abondent les témoignages de recomposition d’une ritualisation religieuse et sociale au cœur même des groupes de parias. Le plus intéressant est que ces ritualisations ne sont pas des copies maladroites ou des singeries des cultes desquels ont été bannis les parias. Au contraire, les voies du paria, puisqu’il faut les appeler ainsi, sont porteuses de valeurs propres, qui leur sont intrinsèques et qui ne sont pas que la copie maladroite et nostalgique des valeurs dont l’accès leur a été interdit (4). La chose est normale, si l’on se souvient de l’affirmation d’Abellio, commune avec Guénon : l’homme différencié en contact avec l’Être traverse les classes et les initiations de classes. Ainsi donc, il est possible, — voire souhaitable dans notre sombre période de Kâli-Yuga selon Guénon —, que l’initié, accompli dans une voie spécifique, ait pu ensuite transporter la perle de l’initiation dans les couches sociales les plus méprisées afin qu’elle y soit déposée à l’abri de l’altération du temps et loin des passions des hommes du siècle, ceux-ci n’imaginant pas qu’il puisse y avoir des dépôts initiatiques de grande valeur dans des organisations corporatives les plus méprisables. C’est la raison pour laquelle il est non seulement possible sur le plan psychologique, mais nécessaire sur le plan initiatique que les couches extra-sociales de parias et de maudits aient été les dépositaires d’initiation de meilleure qualité.
Or la thèse que nous voulons défendre, et que nous avons laissé entr’apercevoir depuis déjà quelques pages, c’est que la Charbonnerie historique n’est pas une initiation de producteur, mais une initiation de paria.
Nous reconnaissons cependant bien que la tendance naturelle ait pu être de la part des Bons Cousins Charbonniers une reconnaissance et une amélioration de leur statut grâce à l’ascension sociale, et, partant en faisant passer leur société comme une société non plus de cosmocaustes ou de révoltés métaphysiques, mais de producteur du Bois (5). Mais nous n’en sommes pas là, et ce qui nous intéresse et concerne, c’est d’abord la Charbonnerie dans sa version primordiale et primitive, c’est-à-dire non comme une initiation d’hommes de métier, mais comme une initiation pour tous les « en-dehors », pour reprendre le joli mot de l’anarchiste Zo d’Axa, en-dehors sociaux, politiques et religieux. À la voie rouge qui est la voie chevaleresque, à la voie blanche qui est la voie sacerdotale, à la voie bleue qui est la voie corporative de métiers s’ajoute donc la voie noire (6) des en-dehors, toujours délaissée par nombre d’ésotérologues (7).
La question se pose enfin de savoir quelles sont les valeurs véhiculées par les parias. Disons qu’elles sont les contre-valeurs des autres initiations, négations transfigurées systématiquement en propositions positives. Ainsi, là où les initiations de métier glorifient le Travail, les parias font l’éloge de la fainéantise et de l’indolence. Là où les initiations chevaleresques vantent l’obéissance, le sens de la hiérarchie et les codes de l’honneur, les parias mettent en avant le refus de la domination, la haine des chefs, l’orgueil insolent devant toutes les formes d’autorité, le détachement ironique, le respect de l’irrespectueux, l’éloge du mendiant, du bon à rien et du voleur. Enfin, là où le sacerdoce perfectionne le sens du sacrifice, l’impeccabilité du rite et la foi, les parias insistent sur le souci de soi, la dérision et la sagesse du cynique et l’amour de la vacuité.
Quelle figure dominante se trace donc dans la fraternité des en-dehors ? Un personnage cossérien, mendiant arrogant anobli par sa fainéantise et son détachement princier. Usant de la violence pour subvertir les institutions et l’esprit de sérieux, il n’oubliera jamais que la mort vient à celui qui prend la violence au sérieux et qu’elle-même n’a de valeur qu’inscrite au fronton de la dérision.
La voie noire des en-dehors est donc principalement une voie ascétique du dépouillement de soi, afin que transparaisse avec plus de force encore l’imposture universelle du bourgeoisisme, avec ses désirs vains et sophistiquées, ses égards pour la bêtise médaillée et encostardée. Elle privilégie le détachement, la dérision et la subversion des illusions sociales. Sa couleur est le noir, son mot de passe l’éclat de rire, son signe le haussement d’épaules et son attouchement, le vol à la tire.
Plus sur le sujet :
Invoquer les anges noirs de l’initiation. Texte extrait de Des Braises sous la Cendre de A.R. Königstein.(c)Éditions des Gouttelettes de Rosée. L’intégrale de cet ouvrage est téléchargeable sur ce site : ICI.
Notes :
(1) Les figurations d’Esus dans le panthéon celtique le mettent en scène la hache à la main, occupé à mettre à bas l’Arbre de Vie. À notre connaissance, il est bien le dieu de l’athéisme, car à l’opposé d’un dieu qui se sacrifie sur l’autel de la nature (Dyonisos, Odin…), Esus en est le sacrificateur.
(2) Guénon le premier bien sûr, mais ensuite J. Baylot, dans son texte célèbre de 1967, La Voie substituée, où il cherche à régler son compte à la Franc-Maçonnerie continentale, latine, connue pour ses engagements en faveur des questions sociales et politiques. L’approche de Baylot n’est pas innocente puisque ce préfet de police de Paris épluche les archives de la police pour débusquer, in fine, tout ce que la France du XIXème siècle compte de révolutionnaires et de socialistes. On comprend la persévérance toute professionnelle de ce Maçon émargeant à la Maçonnerie anglo-saxonne, dite régulière, habituellement classée à droite et du côté des notables de la bourgeoisie.
(3) Pour des raisons de vocabulaire, nous emploierons les vocables « Charbonnerie » et « carbonarisme » dans des contextes différents, selon l’archétype initiatique invoqué. « Charbonnerie » voudra faire penser à une société de métier ; « carbonarisme » à une société de sans métier, d’exclus métaphysiques et sociaux. La « Charbonnerie » est par essence démocratique, quand le « carbonarisme » est par essence subversif et révolutionnaire, non pour des raisons de basse politique conjoncturelle, mais pour des motifs métaphysiques. Rappelons que la révolution est étymologiquement la révolution des orbes célestes qui retrouvent un point de leur ellipse après s’en être écartées. Toute Révolution appelle une doctrine des cycles des civilisations. À ce titre donc, le « carbonarisme » est d’abord une connaissance des cycles des civilisations afin de connaître l’opportunité d’une révolution pensée comme essentiellement métaphysique.
(4) Il faudra toute une étude d’histoire des religions pour répertorier ces voies d’accès au sacré réservées aux parias. Nous proposons au lecteur qui voudrait quelque piste de se tourner du côté du tantrisme de la main gauche pour ce qui concerne l’Orient, car l’illumination ne se peut faire qu’avec l’accouplement à une blanchisseuse, classe impure et intouchable. On imagine le scandale d’une technique brahmanique qui ne se peut effectuer qu’avec l’attouchement sexuel d’un paria, et de surcroît, femme ! Du côté d’Occident, outre les cérémonies extatiques des chanvriers lépreux, maintenant bien connues, il serait intéressant de retourner aux guildes de voleurs. On sait en effet que la Cour des Miracles avait aussi ses cérémonies religieuses faites par des moines défroqués, et les vers de François Villon méritent encore une herméneutique plus sérieuse, où l’on verrait bien, en sus des consignes pour se garer des balances, des adages hermétiques cryptés en langue des oiseaux. Catins, voleurs et bandits de grand chemin avaient droit à faire flamboyer leur Étoile.
(5) Norbert Elias a bien montré que les classes sociales aspirent toutes à une ascension, et que, pour se différencier de leur origine qu’elles renient, elles civilisent et adoucissent leurs mœurs, maîtrisent et contrôlent plus leurs émotions, leur vitalité primitive et instinctuelle, et leur violence. Or les rituels charbonniers sont marqués d’une violence très réelle, violence de sang et de sexe, puisqu’au cœur du rituel on avoue commettre le mal, on brandit la lame de son poignard à l’endroit exact de son sexe, enfin on se pose l’impératif du contrôle de l’adultère, comme si la pulsion sexuelle était la grande affaire de cette société initiatique. Que le tabou sur la licence sexuelle apparaisse au cœur du serment initiatique à côté des traditionnels engagements sur le silence et sur l’entraide, prouve, selon nous, que l’on se trouve dans une société où la pulsion de vie et de mort est encore à l’état brut, inciviles, justement parce que la classe sociale se laissant aller à de tels rituels est au plus bas de la hiérarchie sociale et de la distinction des mœurs.
Sans doute par la suite, notamment à partir du XIIIème siècle la Charbonnerie a du rencontrer la « civilisation des mœurs », et c’est à ce moment qu’elle s’est faite initiation de producteur. Il nous apparaît d’après de récentes informations que cette resocialisation de la Charbonnerie a dû se faire par la familiarisation progressive avec le monde des forgerons, dont on sait qu’ils étaient géographiquement sur les bords du village, et métaphysiquement à l’entre deux du mondes hommes et de celui des puissances divines redoutées. Mais au moins le forgeron pouvait-il être un passeur. Ainsi, le contact avec le forgeron, pour des raisons économiques d’écoulement de la production a-t-il dû aussi se décliner en une modification sociale du comportement, puis ultimement en une altération des rituels qui, de parias, se firent rituels de producteurs.
Si l’on continue l’introspection historique des rituels de charbonniers, on découvre que l’ascension et la reconnaissance sociale continuent avec les rituels de Monsieur de Beauchêne en 1747 qui maçonnisent la société en en faisant progressivement une société spéculative où l’on parle. C’est-à-dire que la Vente est le lieu où l’on discute. Mais, c’est bien connu, tandis que l’on débat, l’on ne se bat point : l’ascension des Bons Cousins Charbonniers est enfin accomplie, ils fréquentent la bourgeoisie roturière et l’aristocratie courtisane. Les durs temps féodaux où ils étaient pires que les vilains, ces temps sont loin.
(6) La tripartition dumézilienne est une redite de la classification des Manavadharmasastra ou « loi de Manou » dans lesquelles le même mot — varna — est employé pour la caste et pour la couleur symbolique qui lui est associée — banc pour les brahmanes, rouge pour les kshatriya et bleu ou vert pour les vaishya. Nous adjoignons le noir, qui les contient toutes, c’est-à-dire qui totalise la somme de toutes les expériences sociales et métaphysique. (Cf. Osiris comme dieu noir et toutes les théologies négatives pensant dieu comme néant existant, noir manifesté.)
(7) Précisons de plus que ces voies différentes dans leur approche du sacré comme dans celle du politique (chevalerie et empire, sacerdoce et papisme, corporatisme et démocratisme, déclassés et anarchisme) ne sont pas opposées, qu’il n’y a pas de lutte des classes dans le domaine métaphysique. Ou plutôt, que la lutte des classes, ou luttes des castes est bien une réalité, tant politique que métaphysique, mais que cette lutte, nécessaire parce qu’inhérente aux conditions ontologiques du monde de la manifestation, n’est qu’illusoire et est destinée à dire dans la langue duelle de l’existence l’unicité indéfectible de l’être. Les initiés accomplis le savent, Connaissants ou Madjûb, qui passent indifféremment d’une classe à l’autre, qui luttent indifféremment pour une classe ou pour une autre.
En allant même jusqu’à lever les voiles sur ce que c’est que la lutte des castes dans son ésotérisme, elle apparaît comme un combat qu’il faut mener, non pour la victoire en soi, mais pour la justesse des actes dans le combat. C’est toute l’essence de la philosophia perennis qui se résume là dans cet axiome de Sénèque : « qu’importe la proie pourvu qu’on aie la chasse » et que l’on retrouve aussi dans l’art traditionnel zen du tir à l’arc où le tireur, sitôt que la flèche est projetée se désintéresse de la cible avant même qu’elle n’ait été atteinte.
Pour autant, la lutte des castes conçue comme moteur indéfectible de l’histoire dans le champ des manifestations — donc indépassable en ce monde — n’a rien à voir avec la réelle lutte des classes organisée par le bourgeoisisme dont on sait bien avec Guénon, Abellio, et Evola qu’elle est par excellence la classe sociale contre-initiatique par excellence, dénuée de tout fondement spirituel, vivant au crochet des producteurs, en usurpant la place des guerriers sans en avoir le tymos et en dénigrant les prêtres. Là-dessus, prêtres, guerriers et ouvriers savent que voilà l’ennemi et qu’il est l’un des éléments « bloquant » l’homme au règne de la quantité. Certes, les vaishya des Manavadharmasastra ont leur couleur/caste, et — parmi eux l’on trouve assurément les commerçants — mais leur obligation sociale et cosmique est de nourrir et d’assurer la subsistance des deux autres castes. À l’opposé la bourgeoisie affame les producteurs, capitalise la richesse produite au lieu de la partager. Symboliquement, le commerçant est fonctionnellement ramené au foie, dont la tâche consiste à répartir les nutriments à l’ensemble de l’organisme. Le bourgeoisisme n’est donc pas autre chose qu’une cirrhose sociale.
Invoquer les anges noirs de l’initiation, A. R. Königstein
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