La Morale du MithraĂŻsme 1

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La Morale du MithraĂŻsme par Salomon Reinach. 

Mithra vainqueur du Taureau Mithra, personnification de la lumiĂšre, est un dieu de l’ancienne religion des Perses [1]. AntĂ©rieurement Ă  l’an 500 avant notre Ăšre, nous avons la preuve qu’il tenait une place dans leur PanthĂ©on. Mais cette place n’était pas la premiĂšre ; il avait au-dessus de lui, dans la hiĂ©rarchie divine, d’autres dieux plus puissants, en particulier le Ciel (Ahura-Mazda) et une divinitĂ© fĂ©minine, la Terre ou l’Eau (AnahĂźta).

DĂšs cette Ă©poque reculĂ©e, Mithra se distinguait des autres dieux par un attribut charmant : la bontĂ©. Son nom, en persan, signifie l’ami [2]. Mithra Ă©tait vraiment l’ami et le bienfaiteur des hommes. Dans la collection des livres sacrĂ©s de la Perse, le Zend-Avesta, dont la rĂ©daction actuelle n’est pas antĂ©rieure Ă  l’ùre chrĂ©tienne, mais dont les Ă©lĂ©ments liturgiques sont beaucoup plus anciens, un hymne nous montre Mithra qui, les mains tendues, s’adresse en pleurant au grand dieu Ahuria-Mazda et lui dit : « Je suis le bon protecteur de toutes les crĂ©atures ; je suis le bon conservateur de toutes les crĂ©atures ! » Pour jouer ce rĂŽle bienfaisant, analogue Ă  celui d’Apollon et des Dioscures parmi les Grecs, Mithra doit ĂȘtre toujours attentif, prĂȘt Ă  porter secours Ă  ceux qu’opprime l’injustice, Ă  combattre et Ă  vaincre les ennemis de l’humanitĂ©. Ce dieu ami est, en mĂȘme temps, un dieu guerrier, invaincu et invincible. Voici encore un hymne du Zend-Avesta : « Mithra, au pied toujours levĂ©, est toujours en Ă©veil, toujours observant les choses il est fort, il entend l’appel des faibles ; il fait pousser les plantes et gouverne la terre crĂ©ature de sagesse, on ne trompe pas Mithra ; Mithra est armĂ© de mille forces. »

La Morale du MithraĂŻsme
Mithra et le taureau, fresque de Doura Europos, entre 168 et 256.

James Darmesteter, en rapprochant la conception de Mithra de celle de l’Apollon hellĂ©nique, a fait cette observation trĂšs juste que les Grecs ont surtout dĂ©veloppĂ© en Apollon le cĂŽtĂ© esthĂ©tique, tandis que les Persans, plus sensibles aux choses de la conscience, ont dĂ©veloppĂ© de Mithra le cĂŽtĂ© moral. La lumiĂšre qui voit tout est devenue, pour ses adorateurs, l’emblĂšme de la vĂ©ritĂ© ; Mithra est l’incarnation cĂ©leste de la conscience. On petit dire qu’un dieu mĂȘme secondaire, conçu avec de tels attributs, Ă©tait naturellement destinĂ© Ă  jouer un grand rĂŽle dans l’histoire des idĂ©es religieuses ; c’était un dieu qui avait de l’avenir.

Si Mithra a jouĂ© ce grand rĂŽle, ce n’est pas seulement, d’ailleurs, comme dieu de la lumiĂšre bienfaisante et de la vĂ©ritĂ© morale dont elle est l’image ; c’est encore, c’est surtout peut-ĂȘtre parce qu’il a Ă©tĂ© conçu comme mĂ©diateur. Descendant du ciel et des astres vers les hommes, qu’elle Ă©claire et qu’elle rĂ©chauffe, la lumiĂšre est essentiellement une mĂ©diatrice, un rayon cĂ©leste voyageant sans cesse du foyer de toute lumiĂšre et de toute chaleur vers l’humanitĂ© inquiĂšte et souffrante, que menacent, Ă  la fin de chaque jour, l’ombre hostile de la nuit et, pendant le jour mĂȘme, les nuĂ©es d’orage, gonflĂ©es de tĂ©nĂšbres et de terreurs. Mithra le mĂ©diateur – (…), dirent plus tard les Grecs – Ă©tait plus voisin du cƓur des hommes et avait plus de prise sur leurs affections que des dieux plus puissants, mais plus lointains et moins accessibles. Si le christianisme a conquis le monde, n’est-ce pas beaucoup grĂące Ă  la conception d’un mĂ©diateur entre Dieu et les hommes et Ă  celle de cette armĂ©e de mĂ©diateurs les saints, qui se chargent de dĂ©poser aux pieds de la DivinitĂ© suprĂȘme les priĂšres et les actions de grĂąces des mortels ? Cette conception existait dĂ©jĂ  dans l’ancienne religion persane et contribua sans doute Ă  en assurer la diffusion. D’autre part, il en rĂ©sulta tout naturellement que la figure de Mithra prit une importance de plus en plus grande aux yeux des fidĂšles et, sans dĂ©trĂŽner les divinitĂ©s supĂ©rieures, se substitua graduellement Ă  elles dans le culte vivant et populaire. Si nous possĂ©dions plus de documents sur l’ancienne histoire du mithraĂŻsme, nous y trouverions un enseignement d’une haute portĂ©e et tout Ă  l’honneur de la nature humaine : un polythĂ©isme naturaliste lentement transformĂ© par une idĂ©e morale, finissant par se simplifier et se concentrer dans un dieu unique de misĂ©ricorde et d’amour.

Vers l’an 400 av. J.-C., peut-ĂȘtre mĂȘme plus tĂŽt, le mithraĂŻsme persan commença Ă  rayonner tant vers la vallĂ©e du Tigre et de l’Euphrate que vers les rĂ©gions montagneuses qui constituent tout le nord-est de l’Asie Mineure. Dans la partie hellĂ©nique ou hellĂ©nisĂ©e de ce pays, ses progrĂšs furent beaucoup plus lents ; mais il y trouva les cultes d’autres divinitĂ©s indigĂšnes, Ă©trangĂšres Ă  l’ancien panthĂ©on grec, telles que MĂȘn et Adonis-Attis, avec lesquelles il s’allia plus ou moins Ă©troitement et dont il s’assimila quelques caractĂšres. En Babylonie, d’autre part, il subit le contact de l’astrologie chaldĂ©enne et s’embarrassa d’une sĂ©rie de conceptions pseudo-scientifiques qui obscurcirent, quand elles ne la voilĂšrent pas entiĂšrement, l’idĂ©e morale si Ă©levĂ©e et si bienfaisante qui le recommandait Ă  la dĂ©votion des peuples. D’Orient en Occident, la marche du mithraĂŻsme fut semblable Ă  celle d’un fleuve qui, trĂšs pur Ă  sa source, se grossit en s’éloignant d’elle d’une foule d’affluents, et, Ă  mesure qu’il s’élargit et croĂźt en volume, entraĂźne dans son courant des Ă©lĂ©ments divers qui altĂšrent la transparence de ses eaux.

À l’époque des grands dĂ©chirements qui marquĂšrent la fin de la RĂ©publique romaine, le mithraĂŻsme avait atteint les bords de la MĂ©diterranĂ©e orientale. Mithra n’était plus alors la lumiĂšre, mĂ©diatrice entre le ciel et les hommes ; bien que l’idĂ©e de mĂ©diation, attachĂ©e Ă  sa conception premiĂšre, ne fĂ»t pas abolie et dĂ»t subsister jusqu’à la fin, Mithra, devenu Dieu par excellence, Ă©tait assimile au Soleil lui-mĂȘme. C’est ainsi, du moins, que le concevait Strabon, vers le dĂ©but de l’ùre chrĂ©tienne. Plutarque nous raconte que les pirates ciliciens, contre lesquels PompĂ©e soutint une guerre heureuse, Ă©taient des adorateurs de Mithra. Tous les pirates vaincus ne furent pas tuĂ©s ; beaucoup, rĂ©duits en esclavage et vendus en Italie, y introduisirent, trĂšs discrĂštement sans doute, le culte du nouveau dieu et le respect de son nom.

Il ne paraĂźt pas, cependant, que la diffusion du mithraĂŻsme dans l’Empire romain, qui est un des Ă©vĂ©nements les plus extraordinaires de l’histoire religieuse, doive s’expliquer par la rĂ©duction en esclavage des pirates ciliciens. Deux autres causes plus puissantes et d’une action moins Ă©phĂ©mĂšre entrĂšrent en jeu aux abords de l’ùre chrĂ©tienne. La premiĂšre fut le recrutement d’auxiliaires des lĂ©gions romaines dans les rĂ©gions montagneuses et pauvres de l’Asie Mineure, que le mithraĂŻsme avait conquises depuis des siĂšcles. En dehors des grands dieux du panthĂ©on grĂ©co-romain, dont la diffusion fut l’Ɠuvre des maĂźtres d’école et des professeurs de rhĂ©torique, les seules divinitĂ©s qui aient rĂ©ussi Ă  s’implanter d’un bout Ă  l’autre de l’Empire furent celles que les lĂ©gions avaient adoptĂ©es. C’est ainsi que, de toutes les divinitĂ©s celtiques, il n’en est qu’une seule dont on trouve les monuments et les inscriptions depuis l’Angleterre jusqu’aux bouches du Danube : c’est Epona, la dĂ©esse protectrice des chevaux, invoquĂ©e par les cavaliers celtiques des armĂ©es romaines et dont le culte fut propagĂ© par ces cavaliers partout oĂč la guerre et les nĂ©cessitĂ©s du service les appelĂšrent Ă  fixer leur rĂ©sidence.

AprĂšs les soldats, les principaux agents de la propagation des dieux furent les esclaves. Or, au Ier siĂšcle de l’Empire, les Romains soutinrent de nombreuses guerres dans l’est de l’Anatolie et sur les confins de la Perse ; les marchands d’esclaves romains aimaient Ă  se pourvoir de leur marchandise humaine dans ce pays d’Asie oĂč rĂ©gnaient depuis longtemps des mƓurs plus douces que dans le nord et l’occident de l’Europe. Si les esclaves gaulois et germains, bien musclĂ©s et durs Ă  la fatigue, Ă©taient envoyĂ©s dans les fermes et dans les ateliers, oĂč ils n’exerçaient guĂšre d’influence sur leurs patrons, les Asiatiques Ă©taient transportĂ©s dans les villes et, attachĂ©s au service personnel des citadins, rĂ©ussissaient bien souvent Ă  prendre de l’empire sur eux et Ă  les gagner Ă  leurs conceptions religieuses. JuvĂ©nal se plaint que l’Oronte est devenu un affluent du Tibre – Syrus in Tiberim defluxit Orontes – alors qu’il ne parle pas de l’invasion de divinitĂ©s germaniques, ibĂ©riques ou gauloises Ă  Rome (Ă  la seule exception d’Epona, dont le succĂšs s’explique comme je l’ai dit) ; ce n’est pas l’effet du hasard ou de relations commerciales plus actives entre l’Italie et l’Orient, mais le rĂ©sultat de la supĂ©rioritĂ© intellectuelle des esclaves orientaux qui s’insinuaient dans l’intimitĂ© des maĂźtres du monde et, par leur exemple et leurs discours, les convertissaient Ă  leurs idĂ©es. Qui dira, dans la propagation du christianisme Ă  Rome, dans la conversion des grandes familles des Graecini et des Glabriones, le rĂŽle joue par les femmes de chambre syriennes ?

À l’époque de Trajan, vers l’an 100 apr. J.-C., le mithraĂŻsme commence Ă  devenir une grande puissance religieuse, en particulier dans la partie de l’Empire oĂč, par suite de la guerre contre les Daces, l’afflux des troupes de toute provenance Ă©tait le plus considĂ©rable, c’est-Ă -dire sur le Danube. Quatre-vingt-dix ans aprĂšs, l’empereur Commode lui-mĂȘme se fait initier aux mystĂšres de Mithra. DĂšs la fin du IIe siĂšcle de l’Empire, il n’y a pas de rĂ©gion du monde romain oĂč le mithraĂŻsme n’ait trouvĂ© des adeptes. Au IIIe siĂšcle et au IVe, il s’étend encore, malgrĂ© la concurrence que lui fiait le christianisme grandissant. Si la conversion de Constantin arrĂȘte un moment sa croissance, il reprend une force nouvelle lors de la rĂ©action paĂŻenne sous Julien. Au Ve siĂšcle, il disparaĂźt avec tout le paganisme, mais non sans laisser des traces profondes dans l’esprit des populations orientales ; on retrouve ses idĂ©es maĂźtresses dans le dualisme persan, dans le manichĂ©isme, forme nouvelle de ce dualisme qui n’a pas cessĂ©, presque jusqu’à la veille de la RĂ©forme protestante, d’ĂȘtre l’ennemi le plus dangereux de l’orthodoxie.

Un savant belge, M. Franz Cumont, a publiĂ© rĂ©cemment deux volumes oĂč il a rĂ©uni tous les monuments du culte de Mithra, bas-reliefs, statues, inscriptions, avec tous les textes grecs, romains ou orientaux qui le concernent. Si, malheureusement pour nous, les textes sont rares et ne nous disent pas ce que nous aurions le plus d’intĂ©rĂȘt Ă  apprendre, les monuments sont extrĂȘmement nombreux : Ă  Rome seulement, on en a trouvĂ© prĂšs de deux cents. Ceux qui les dĂ©dient ne sont pas seulement des gens du commun, des soldats ou des esclaves ; ce sont souvent des personnages considĂ©rables, qui occupaient de hautes fonctions et avaient passĂ© par les Ă©coles des philosophes. De bonne heure, en effet, il se forma comme une alliance entre la philosophie grĂ©co-romaine Ă  tendances mystiques, qui fut celle des derniers siĂšcles de l’Empire, et cette religion populaire oĂč la philosophie du temps croyait retrouver les principes dont elle s’inspirait. Vers le IIIe siĂšcle, il semble que dans les Ă©coles, les frontiĂšres, hĂ©rissĂ©es d’aspĂ©ritĂ©s, qui avaient longtemps sĂ©parĂ© les anciennes sectes, platoniciens, pythagoriciens, pĂ©ripatĂ©ticiens, Ă©picuriens, stoĂŻciens, s’abaissent et s’effacent sous l’influence d’un syncrĂ©tisme qui place le soleil, foyer de force et de lumiĂšre, au sommet de ses conceptions ontologiques. Les dieux de l’Olympe ne vivent plus que d’une vie toute littĂ©raire, peu diffĂ©rente de celle que nous leur prĂȘtons encore aujourd’hui ; mais le Soleil, auquel l’empereur AurĂ©lien, en 270, construisait le plus beau temple de Rome, domine la religion et mĂȘme la philosophie Ă  leur dĂ©clin. Seulement, pour les philosophes, le soleil qui brille aux cieux n’est qu’un symbole, celui de la lumiĂšre cĂ©leste qui rayonne sur les intelligences et sur les cours. l’empereur Julien, en 362, Ă©crivait aux Alexandrins : « Êtes-vous insensibles Ă  la splendeur qui Ă©mane du Soleil ? Ne savez-vous pas qu’il donne naissance Ă  tous les animaux et Ă  toutes les plantes ? Ce Soleil, que le genre humain voit et honore de toute Ă©ternitĂ©, dont le culte fait son bonheur, c’est l’image vivante, animĂ©e, raisonnable et bienfaisante du PĂšre intelligible ! »

Or, Mithra Ă©tait identifiĂ© au soleil, dont il avait d’abord personnifiĂ© la lumiĂšre. Le paganisme grĂ©co-romain connaissait un dieu du Soleil, HĂ©lios, qu’il ne pouvait pas dĂ©possĂ©der ; mais il fit de lui l’ami intime de Mithra et prĂȘta mĂȘme Ă  ce dernier le char lumineux du jour. Nous ignorons la lĂ©gende qui fut imaginĂ©e Ă  ce sujet par quelque poĂšte ; mais, dans un auteur grec du Ve siĂšcle, Mithra est qualifiĂ© de PhaĂ©thon, ce qui prouve non seulement qu’on avait fait de lui le favori d’HĂ©lios, mais qu’on l’avait substituĂ© temporairement Ă  HĂ©lios dans la conduite du char du Soleil.

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La Morale du Mithraïsme 2, Salomon Reinach, Cultes, mythes et religions, Tome II, Éd. Ernest Leroux, Paris, 1906, pp. 220-233.

[1] ConfĂ©rence faite au MusĂ©e Guimet. Je dois naturellement beaucoup Ă  l’ouvrage citĂ© de M. Cumont ; j’ai fait aussi des emprunt, parfois textuel, aux articles de M. Jean RĂ©ville sur le mĂȘme sujet, p. ex., Revue de l’histoire des religions, 1901, p. 184 et Études publiĂ©es en hommage Ă  la facultĂ© de Montauban, 1901, p. 339.

[2] M. Meillet (Revue des idĂ©es, 15 aoĂ»t 1907, p. 697) veut que le sens primitif de Mithra soit « contrat d’amitiĂ© » : ce serait le contrat divinisĂ©. – 1909.

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