Vagabondage sans But 1 â La Linguistique du Chaos de Chuang Tzu par Peter Lamborn Wilson.
Remarque prĂ©liminaire : les citations de « Chuang Tzu [1] » se trouvant Ă la fin de cet essai (dans la deuxiĂšme partie de l’article sous le titre « Annexes »), il vous est conseillĂ© d’en prendre connaissance avant d’en commencer la lecture.
« LâappĂąt est le moyen de prendre le poisson lĂ oĂč vous le dĂ©sirez, attrapez le poisson & vous oubliez lâappĂąt. Le piĂšge est le moyen dâattraper le lapin lĂ oĂč vous le voulez, attrapez le lapin & vous oubliez le piĂšge. Les mots sont destinĂ©s Ă attraper les idĂ©es lĂ oĂč vous le voulez, saisissez les idĂ©es & vous oubliez les mots. OĂč trouverai-je un homme qui oublie les mots & qui a un mot avec lui ? »
Le Taoïsme possÚde-t-il une « métaphysique » ?
Il est certain que le taoĂŻsme tardif, influencĂ© par le bouddhisme & le nĂ©o-confucianisme, a dĂ©veloppĂ© une cosmologie, une ontologie, une thĂ©ologie, une tĂ©lĂ©ologie & une eschatologie Ă©laborĂ©es â mais, ces « dĂ©veloppements mĂ©diĂ©vaux » peuvent-ils ĂȘtre retracĂ©s dans les textes classiques, dans le Tao Te King, le Chuang Tzu ou le Lieh Tzu ?
Et bien, oui & non. Le TaoĂŻsme religieux Ă©tablit un tel retour. Mais, comme J. Needham lâa soulignĂ© [2], les maoĂŻstes de notre siĂšcle furent capables de dĂ©velopper une lecture marxiste du taoĂŻsme, ou du moins du Tao Te King. Il ne fait aucun doute que toute lecture dâun texte « spirituel » puisse ĂȘtre valable (puisque lâesprit est par dĂ©finition indĂ©finissable) ; le Tao Te King sâest avĂ©rĂ© particuliĂšrement mallĂ©able [3]. Mais, le Chuang Tzu â il me semble â nâa non seulement aucune mĂ©taphysique, mais il condamne & raille la mĂ©taphysique.
Le supranaturalisme & le matĂ©rialisme apparaissent tous deux tout aussi amusants Ă ses yeux. Son seul principe cosmographique est le « chaos ». Assez Ă©trangement, le seul outil mĂ©taphysique quâil utilise est la logique â bien quâil sâagisse lĂ de la logique du rĂȘve. Il ne fait aucune mention dâun principe divin, ou du but des ĂȘtres vivants, ou de lâimmortalitĂ© individuelle. Il est au-delĂ du Bien & du Mal, se rit de lâĂ©thique, & il sâamuse mĂȘme du yoga.
Le Chuang Tzu doit sĂ»rement ĂȘtre unique parmi tous les Ă©crits religieux [4] du fait de sa remarquable antimĂ©taphysique. Il se qualifie en tant que « rĂ©vĂ©lation » non du fait quâil dĂ©voile quelque connaissance cachĂ©e (« en dehors du moi ») qui serait autrement inaccessible Ă la conscience â comme dâautres Ă©crits proclament le faire â, mais du fait se son propre processus. On peut mentionner la phrase « wei wu wei », « action/non-action ».
Lâunivers naĂźt spontanĂ©ment ; comme Kuo Hsiang le souligne [5], la recherche dâun « seigneur » (ou dâun agent) de cette crĂ©ation est un exercice dâinfinie rĂ©gression vers le vide. Le Tao nâest pas « Dieu », comme certaines traductions chrĂ©tiennes le croient encore. Le Tao ne fait que survenir. Ă lâĂ©chelle humaine, la misĂšre est issue de la capacitĂ© exclusivement humaine de chuter de lâharmonie avec ce Tao â ne pas ĂȘtre spontanĂ©.
Le Chuang Tzu ne sâintĂ©resse pas au pourquoi les humains sont si ineptes (il nây a pas de concept de « pĂ©chĂ© ») ; son seul intĂ©rĂȘt est de renverser le processus & de « revenir » dans le courant. Le « retour » est une action ; le courant lui-mĂȘme nâest pas une action, mais un Ă©tat â dâoĂč le paradoxe « action/non-action ». Le concept de « wu wei » joue un tel rĂŽle central dans le TaoĂŻsme quâil a rĂ©ussi Ă survivre dans le taoĂŻsme religieux moderne comme la vĂ©ritĂ© derriĂšre toutes mĂ©taphysiques & tous rituels. Dans les grands rites dâexpiation communs du taoĂŻsme cultuel tel quâil est pratiquĂ© Ă TaĂŻwan ou Ă Honolulu aujourdâhui, au moins une personne â le prĂȘtre â doit atteindre lâunion avec le Tao, & il doit le faire par un processus de purge de sa conscience de toutes les « divinitĂ©s », de tous les principes « mĂ©taphysiques » [6]. Pour le TaoĂŻsme « philosophie » ancien, nous pouvons dire quâil a le « wu wei » au lieu dâune mĂ©taphysique.
Le but de Lao Tseu semble dâavoir Ă©tĂ© de convertir lâempereur au taoĂŻsme, sur lâassomption que si le dirigeant ne faisait rien (wu wei), lâempire se dirigerait spontanĂ©ment. Chuang Tzu, cependant, ne montre presque aucun intĂ©rĂȘt Ă conseiller les dirigeants (sauf de lui foutre la paix !), & ses exemples « dâhumains rĂ©els » sont presque toujours des travailleurs (bouchers, cordonniers, cuisiniers) ou des ermites, ou des bandits. Si Chuang Tzu peut ĂȘtre vu comme un dĂ©fenseur dâun programme social – & je suis sĂ»r quâil le fait â cela nâa certainement rien Ă voir avec les valeurs ou structures impĂ©riales/bureaucratiques/confucĂ©ennes. Son « programme » pourrait ĂȘtre rĂ©sumĂ© comme un vagabondage sans but.
Chuang Tzu est plus anarchique que Lao Tseu â mais est-il un « anarchiste » ? Je pense que oui â non parce quâil veut abattre le gouvernement, mais parce quâil croit que le gouvernement est impossible ; non parce quâil sombrerait si profondĂ©ment en adoptant un « isme », mais parce quâil voit le chaos comme lâessence de tout devenir.
Le Langage
Afin dâillustrer cette ontologie du chaos, nous ne pourrions faire pire que dâexaminer les positions de Chuang Tzu sur le langage.
Mais, tout dâabord, laissez-moi dĂ©finir quelques termes. Jâappelle « hermĂ©tolinguistique » le concept selon lequel Dieu a rĂ©vĂ©lĂ© le langage & quâil nâexiste aucune transmission de lâessence par le langage. La transmission peut ĂȘtre directe (lâhĂ©breu & lâarabe sont des langages « parlĂ©s » par Dieu) ou « Ă©manationelle », comme dans la linguistique nĂ©oplatonicienne. Elle peut ĂȘtre « hermĂ©tique » (ou occulte comme dans la Kabbale), ou mĂȘme « mĂ©talinguistique » (comme dans la glossolalie, « le charisme des langues ») – mais dans tous les cas elle prĂ©serve le langage de toute relativitĂ© & opacitĂ©.
Contre cette thĂ©orie traditionnelle du langage, nous les modernes avons dĂ©veloppĂ© une linguistique nihiliste dans laquelle les mots vĂ©hiculent lâessence &, en fait, ne communiquent rien sauf le langage lui-mĂȘme. Je remonte ce courant Ă Nietzsche, Ă Saussure & Ă son expĂ©rience cauchemardesque avec les anagrammes latines [7], & Ă©ventuellement Ă Dada.
Un des reprĂ©sentants majeurs de lâhermĂ©tolinguistique aujourdâhui est N. Chomsky, qui (en dĂ©pit de son anarchisme) croit que le langage est codĂ© dâune maniĂšre ou dâune autre, bien quâil substitue lâADN aux archĂ©types platoniciens ! Qui pourrait ĂȘtre le reprĂ©sentant de la linguistique nihiliste ? Quid de William Burroughs ? (En son honneur nous pourrions lâappeler « heavymĂ©talinguistique »). Bien que jâadmire lâesthĂ©tique de chacune de ces Ă©coles, je ne peux « ĂȘtre dâaccord » avec aucune. Je dĂ©sire (en tant quâ« anarchiste spiritualiste ») une thĂ©orie du langage quelconque qui pourrait « sauver » le langage de lâaccusation de simple re-prĂ©sentationalisme & aliĂ©nation. Cependant, je veux une thĂ©orie sans excroissance tĂ©lĂ©ologique : – aucun « seigneur » du langage, aucune catĂ©gorie impĂ©rieuse, aucun dĂ©terminisme, aucune rĂ©vĂ©lation du « dehors » ou « dâen haut », aucun codage gĂ©nĂ©tique, aucune essence absolue. Je la trouve en deux endroits, un « ancien » Ă©lĂ©gamment Ă©quilibrĂ© par un « moderne » – Chuang Tzu & la ThĂ©orie du Chaos.
En partie, nos problĂšmes de langage naissent de la qualitĂ© absolue assignĂ©e au Mot dans toutes les traditions hermĂ©talinguistiques occidentales. Bien que quelques mystiques occidentaux aient dĂ©jĂ exprimĂ© leur mĂ©fiance vis-Ă -vis les mots, ils ne peuvent jamais â sous peine dâhĂ©tĂ©rodoxie â remettre en question lâintĂ©gritĂ© ou la finalitĂ© du Verbe de Dieu. Toute la pensĂ©e religieuse occidentale est basĂ©e sur une sorte de nominalisme sacrĂ© qui doit rester indiscutable jusquâĂ ce que « lâhĂ©rĂ©sie » vienne momentanĂ©ment en dĂ©battre. Lâ« orthodoxie » Ă©crase la rĂ©bellion contre le Verbe dans ses propres rangs â & la guerre contre le Verbe est une campagne de guĂ©rilla souterraine entreprise principalement dans la littĂ©rature, dans la critique & dans la linguistique â contre la « religion ».
Il se pourrait que nous apprenions quelque chose dâutile dans notre recherche en examinant une tradition spirituelle qui dĂ©bute par sa mĂ©fiance des mots & qui rĂ©ussit malgrĂ© tout Ă ce que le langage sâaccomplisse en une voie magique (Voir Appendice E). Le TaoĂŻsme nous fournit une telle tradition radicale. « Le Tao qui peut ĂȘtre parlĂ© nâest pas le Tao », ainsi dĂ©bute Lao Tseu. Pourquoi alors a-t-il Ă©crit le livre ? Pourquoi ne pas ĂȘtre restĂ© accrochĂ© au silence dans lequel tout langage disparaĂźt ? On pourrait rĂ©pondre quâun tel projet Ă©quivaut prĂ©cisĂ©ment Ă cette forme de refus dâaller dans le courant que le TaoĂŻsme refuse le plus. Les humains parlent, donc le taoĂŻste parle. Cette rĂ©ponse pourrait suffire â mais une rĂ©ponse bien plus intĂ©ressante est donnĂ©e par Chuang Tzu.
« Dire nâest pas expirer, le dire dit quelque chose », affirme Chuang Tzu, mais « le seul problĂšme est que ce quâil dit nâest jamais fixĂ©. Disons-nous rĂ©ellement quelque chose ? Ou, nâavons-nous jamais dit quelque chose ? » (Voir Appendice B).
Finalement, cette question doit rester sans rĂ©ponse puisque le perspectivalisme sans compromission & le relativisme linguistique de Chuang Tzu rendent futile tout essai catĂ©gorique de distinguer le « ça » de « lâautre ». Comme le traducteur (A.C. Graham) le souligne, pour Chuang Tzu « toute dispute commence par un acte arbitraire dâappellation ». NĂ©anmoins, « le dire dit quelque chose » plutĂŽt que rien. Le langage est Ă la fois totalement « arbitraire » & cependant capable de signifier. Autrement, le taoĂŻste tomberait effectivement dans le silence.
Un Ă©crivain de lâĂcole de Chuang Tzu discute de ce quâil appelle « mots secteurs & mots piĂšces » [8], par lesquels il triait & classait les fonctions du langage (la mĂ©taphore se rapporte aux piĂšces & aux secteurs de la disposition en damiers des citĂ©s chinoises ; & cela vaut la peine de noter que les premiĂšres citĂ©s, comme JĂ©richo ou Catal Huyuk Ă©taient construites sur ce modĂšle). Cet aspect du langage nâest pas la « Voie », & au pire il peut devenir un Ă©cueil pour les disputes sur les alternatives. Mais ce nâest Ă©galement pas « la non-Voie ». Une position quelque peu paradoxale entre le dire & le non dire est nĂ©cessaire, car « lâhomme qui perçoit la Voie ne poursuit pas les noms lĂ oĂč ils disparaissent ou nâexplore pas la source dâoĂč ils naissent », car « câest le point oĂč la discussion sâarrĂȘte ». « Il y a un nom », mais aussi « il nây a pas de nom ».
LĂ oĂč il nây a ni discours ni silence
La discussion trouve sa finalité
Chuang Tzu distingue trois sortes de discours. Un commentaire dâun des premiers Ă©diteurs du livre (quâA.C. Graham appelle les « SyncrĂ©tistes ») affirme que toutes les trois sont utilisĂ©es par Chuang Tzu lui-mĂȘme.
La premiĂšre est « le dire dans un logement » (voir Appendice D). Pour autant que le langage soit arbitraire, on peut occuper toutes les positions ou utiliser toutes les dĂ©finitions afin dâexploser la Voie. Le vieil Ă©diteur dit que Chuang Tzu pensait que ce type de situationnisme verbal Ă©largissait le champ ou « Ă©largissait la portĂ©e », câest-Ă -dire quâelle pouvait ĂȘtre utilisĂ©e afin dâouvrir lâesprit ordinaire au Tao non ordinaire & mĂ©taverbal. En fait, elle fonctionne « neuf fois sur dix », dit Chuang Tzu. « Le dire pondĂ©rĂ© fonctionne sept fois sur dix » ; – câest lâaphorisme, la dĂ©claration faite sur lâautoritĂ©, exposĂ©e dâune position « au-devant des autres » â & « ĂȘtre un homme sans les ressources pour ĂȘtre au-devant des autres câest ĂȘtre sans la Voie de lâHomme, & un homme sans la Voie de lâHomme doit ĂȘtre appelĂ© un homme obsolĂšte ». Ă la fois le logement & le langage pondĂ©rĂ© apparaissent appartenir Ă la catĂ©gorie des mots piĂšces-et-secteurs. La troisiĂšme catĂ©gorie de Chuang Tzu lâintĂ©resse clairement le plus, puisquâil la dĂ©crit en long & en large. Il lâappelle « discours dĂ©versoir », & il la commente comme « Ă©tant neuve tous les jours. Aiguisez-la sur la pierre Ă aiguiser des Cieux. Utilisez-la afin que le courant trouve ses propres voies ».
Puisque le langage est arbitraire, & que le sage le sait, il (ou elle â car de nombreux taoĂŻstes Ă©taient des femmes, comme le lĂ©gendaire professeur de Lao Tseu) sait qu â« en disant il ne dit rien ». Et cependant, paradoxalement, en le sachant & en « refusant de dire », le sage « dit sans dire » & « refuse de dire sans Ă©chouer Ă dire ». Comment cela se peut-il ?
Lorsque Chuang Tzeu dit que « les myriades de choses (signifiĂ©es) sont les graines Ă partir desquelles ils grandissent », je prĂ©sume que le « ils » se rĂ©fĂšre aux mots, aux signes, & quâil nâaffirme pas quelque lien entre deux catĂ©gories, en dĂ©pit de sa (paradoxale) contre-assertion quâun tel lien ne peut ĂȘtre trouvĂ©. La connexion ne peut ĂȘtre trouvĂ©e (exprimĂ©e en mots), car
dans des formes différentes, elles abdiquent,
avec des fins & des commencements comme un cercle.
Câest-Ă -dire, les « choses » elles-mĂȘmes sont ontologiquement fluides & protĂ©ennes, non fixĂ©es.
Si vous marquez une roue & quâensuite vous la faites tourner
Tout devient trouble.
Comme pour cet état-courant du signe & du signifié,
Appelez cela la Roue du Potier des Cieux
Ou « la pierre Ă aiguiser des Cieux » sur laquelle le sage est avisĂ© dâaiguiser ou de polir son discours. Sans cette comprĂ©hension, « qui pourrait continuer longtemps ? » Quel taoĂŻste dĂ©cent ne pourrait jamais parler de maniĂšre significative ? Mais, puisque le langage, par cette comprĂ©hension, devient « nouveau chaque jour » [9], le sage est finalement stupĂ©fait ou abruti par lâarbitraire & la relativitĂ© du langage, par son Ă©chec, mais il est rafraĂźchi & revivifiĂ© par sa libertĂ©.
La clĂ© la plus importante Ă la comprĂ©hension de cet enseignement Ă propos du langage est dans lâimage du « dĂ©versoir ». Graham dit quâil se rĂ©fĂšre Ă un vase qui vacille lorsquâil est trop rempli & qui se remet droit de lui-mĂȘme, comme ces petites poupĂ©es orientales sans jambes & alourdies Ă leur base, afin quâelles se redressent dâelles-mĂȘmes lorsque vous essayez de les renverser. Ces poupĂ©es ont toujours la forme dâune gourde & furent, sans doute, faites Ă lâorigine Ă partir de gourdes. La gourde est le symbole du Chaos, « Monsieur Hun-Tun », dĂ©crit dans le fameux passage des Chapitres Internes [10]. Se pourrait-il que le « dĂ©versoir » ait Ă©tĂ© aussi une gourde, & quâil fĂ»t donc associĂ© dans lâesprit de Chuang Tzu au Chaos ? Dans le mythe chinois [11], le Chaos nâest pas une figure malĂ©fique (comme dans la plupart des mythologies occidentales), mais il est empli de potentiels, bienveillant mĂȘme sâil est quelque peu lugubre, la force & la source ultime de toute crĂ©ation, des « myriades de choses » comme les graines dans un potiron (gourde), ou lâeau dans un dĂ©versoir qui se vide, laissant chaque courant trouver sa propre voie, fertilisant la terre, faisant tout advenir.
Le vase peut se rĂ©fĂ©rer au Sage, qui « dĂ©borde » spontanĂ©ment de mots, de mots illuminĂ©s. Les mots trouvent leurs significations spontanĂ©ment, selon lâĂ©tat-langage de lâauditeur, du lecteur. Et, ensuite, le Sage se redresse spontanĂ©ment & il est rempli Ă nouveau, & chaque jour il dĂ©borde Ă nouveau. Un processus chaotique â mais un processus dont la signification naĂźt.
Le vase pourrait se rĂ©fĂ©rer non seulement au Sage mais encore plus aux mots eux-mĂȘmes. Un mot qui en lui-mĂȘme est arbitraire & sans signification, se remplit & dĂ©borde de significations. La signification nâest pas fixĂ©e, mais ce nâest pas une simple « expiration », pas une simple framboise sĂ©mantique. Le vase se remplit & se vide encore & encore â le mĂȘme vase, mais une nouvelle signification chaque jour. Ainsi, le mot contient plus de signification quâil apparaĂźt nommer ou dĂ©nommer. Il y a quelque chose de plus, quelque chose en plus dans le mot. Il y a des mots sous (ou sur) les mots qui coulent spontanĂ©ment & trouvent leurs voies, leurs expressions, leurs utilisations dans une situation donnĂ©e. « PoĂ©sie Tao ».
Ainsi, commençant avec le relativisme linguistique, Chuang Tzu finit par une sorte de mĂ©talinguistique. Les mots-dĂ©versoirs nâont ni piĂšce ni secteur. Ils jouent. Ils contiennent plus que ce quâils contiennent â par consĂ©quent, comme le fameux couperet qui nâa jamais besoin dâĂȘtre aiguisĂ©, car le boucher taoĂŻste peut le faire passer entre les tendons & les os, le mot-dĂ©versoir « trouve son propre chemin ». Le sage nâest pas piĂ©gĂ© par la sĂ©mantique, il ne confond pas la carte & le territoire, mais il « ouvre les choses Ă la lumiĂšre des Cieux » en les remplissant de mots, en jouant avec les mots. Une fois adaptĂ© Ă ce courant, le sage ne fait aucun effort spĂ©cial afin « dâilluminer », car le langage le fait de lui-mĂȘme, spontanĂ©ment. Le langage se dĂ©verse.
Maintenant, rappelons que Saussure Ă©tudiait les anagrammes latines & quâil a dĂ©couvert les mots-clĂ©s de poĂšmes se dĂ©versant en dâautres mots. Les syllabes des noms des personnages, par exemple, sont rĂ©percutĂ©es dans les mots dĂ©crivant ces personnages. Au dĂ©part, le fondateur de la linguistique moderne a considĂ©rĂ© ces anagrammes comme des machines littĂ©raires. Petit Ă petit, cependant, il devint apparent quâune telle « lecture » ne tenait pas la route. Saussure commença Ă dĂ©couvrir des anagrammes partout oĂč il posait son regard â pas uniquement dans la poĂ©sie latine, mais mĂȘme dans la prose. Il atteint le point oĂč il ne pouvait plus dire sâil expĂ©rimentait une hallucination linguistique ou une rĂ©vĂ©lation divine. Des anagrammes partout ! Le langage lui-mĂȘme est un rĂ©seau de joyaux dans lequel les pierres prĂ©cieuses se reflĂštent les unes dans les autres ! Il Ă©crivit une lettre Ă un latiniste universitaire qui avait composĂ© des odes en latin â des poĂšmes dans lesquels Saussure avait dĂ©tectĂ© des anagrammes. Dites-moi, pria-t-il, ĂȘtes-vous lâhĂ©ritier dâune tradition secrĂšte remontant Ă lâAntiquitĂ© Classique â ou faites-vous cela inconsciemment ? Il est inutile de dire que Saussure nâait reçu aucune rĂ©ponse. Il arrĂȘta ses recherches sans autre forme de procĂšs avec une sensation de vertige, tremblant aux bords de lâabysse dâun pur nihilisme, ou dâune pure magie, terrifiĂ© par les implications dâun langage au-delĂ du langage, au-delĂ du signe & du contenu, du langage & de la parole. Il sâarrĂȘta, prĂ©cisĂ©ment, lĂ oĂč Chuang Tzu commence.
Plus sur le sujet :
Vagabondage sans But 1, Peter Lamborn Wilson. Traduction française par Spartakus FreeMann, mai 2008, au Nadir de Libertalia.
Illustration : Lu Zhi [Public domain], via Wikimedia Commons
Notes
[1] Article « Tchouang-tseu » de Wikipedia & « Ćuvre de Tchoang-tzeu » de Wikisource.
[2] Ă nouveau, je me retrouve Ă Dreamtime Village sans ma bibliothĂšque, & donc je ne peux offrir que quelques indications Ă partir de ma mĂ©moire dĂ©faillante concernant la bibliographie de J. Needham qui est lâauteur de « Science an Civilization in China » ; cette rĂ©fĂ©rence est sans doute issue du Vol. 5.
[3] DâoĂč les nouvelles traductions sans fin & prolixe du Tao Te King qui se font passer pour des « Ă©tudes taoĂŻstes » en Occident, et, comme sâen lamente E. Schaffer, qui prennent la place des vĂ©ritables recherches dans le Canon taoĂŻste encore inexplorĂ©.
[4] Les « Chapitres Internes » du Chuang Tzu, les parties qui sont supposĂ©es avoir Ă©tĂ© Ă©crites par Chuang Tzu lui-mĂȘme, sont considĂ©rĂ©s comme canoniques dans le Mao Shan Taoism, et parmi dâautres sectes.
[5] Voir Appendice A
[6] Sur le taoĂŻsme rituel moderne, voir lâĆuvre magnifique de M. Saso, « The Taoist Teachings of Master Chuang, and Cosmic Rite ».
[7] Voir « Words Beneath the Words » par Jean Starobinski.
[8] Voir Appendice C
[9] Ezra Pound croyait que « Rendre neuf » était un slogan confucéen, mais le sentimental est taoïste en quintessence.
[10] Voir Appendice F.
[11] Voir N.J. Giradot, « Myth and Meaning in Early Taoism : The Theme of Chaos (hun-tâun) ».