Les sectes hérétiques du Moyen Âge

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Les sectes hérétiques du Moyen Âge par Paul Lafargue. 

Une crise religieuse continue et générale agita le Moyen-Âge européen ; dès avant le XIIème siècle, des sectes hérétiques surgissaient dans un pays ou dans un autre ; condamnées et traquées elles se dispersaient pour renaître ailleurs sous un nom différent ; là, elles grandissaient, étaient persécutées de nouveau et revenaient rallumer la fureur mystique dans la nation d’où elles avaient été chassées. Les proscriptions par le fer et le feu ne parvinrent jamais à extirper l’hérésie ; car les disputes théologiques n’étaient que la forme nuageuse dont s’enveloppaient des intérêts matériels pour s’affirmer et se faire reconnaître, et on ne pouvait les supprimer en massacrant et en brûlant les hérétiques.

La Bourgeoisie naissante des villes faisait alors, sous ce déguisement mystique, ses premières tentatives pour se constituer en classe et pour briser le moule féodal qui comprimait son développement économique et politique. Cette lutte de classe devait forcément se manifester sous des dehors religieux, parce que l’Église était alors la puissance dominante, qui commandait aux rois et aux empereurs, qui levait des impôts sur toutes les populations de la catholicité, qui s’immisçait dans tous les actes de la vie sociale et même de la vie privée, qui monopolisait les connaissances et qui limitait aux besoins de sa domination l’essor de la pensée humaine. Et l’on ne pouvait combattre l’Église, qu’en transportant la lutte sur le terrain religieux, qu’en l’attaquant au nom des intérêts spirituels dont elle s’était constituée la gardienne et la représentante.

L’Église était riche et elle accroissait constamment ses trésors en pressurant les peuples christianisés : ses biens immenses enflammaient les convoitises des nobles et des bourgeois, qui se liguèrent pour la dépouiller. Les chefs barbares, bien que convertis au Christianisme et se parant du titre de soldats du Christ, s’étaient emparés sans scrupules des biens des monastères ainsi que de l’or et des pierres précieuses qui couvraient les autels et les reliquaires les plus vénérés pour les distribuer à leurs guerriers, comme le fit Charles Martel, le grand-père de Charlemagne, qui fonda le royaume temporel de la papauté. Mais depuis, l’Église était devenue une puissance temporelle trop redoutable pour que l’on osa renouveler systématiquement contre elle les procédés barbares : comme on ne pouvait plus la déposséder militairement, on la dépouilla théologiquement. On ouvrit une campagne spirituelle contre ses biens matériels ; on accusa ses richesses de la corrompre, de l’entraîner à l’abandon de la simplicité du divin maître et de ses apôtres, à la violation des vœux de pauvreté et au trafic des choses sacrées ; ses biens étalent la cause des abus et des vices que dénonçaient les hérétiques et qu’ils se proposaient de réformer : on prétendait ne vouloir la dépouiller que pour le plus grand bien de la religion et de l’Église elle-même.

Les nobles et les bourgeois n’entendaient viser que la propriété ecclésiastique : mais on n’arrête pas l’esprit humain. Quand les controverses théologiques sortirent de l’enceinte des cloîtres et des assemblées bourgeoises et nobiliaires pour descendre dans les masses populaires, le peuple tira les conséquences logiques et inattendues de ces attaques contre les biens du clergé : les richesses qui avaient corrompu l’Église, avaient également perverti la Société. La propriété individuelle devenait la cause originelle de toutes les misères dont les hommes souffraient. Toutes les sectes des hérétiques populaires, qui pullulèrent au Moyen-Âge, commencèrent par abolir la propriété et par établir la communauté des biens dans leur sein ; plusieurs même, tels que les Picards ou Adamistes de Bohême étendirent aux femmes cette communauté : et c’était des Évangiles et de l’histoire des Fraternités des premiers chrétiens, où tout était à tous, où l’on n’entrait qu’en faisant abandon de ses biens, que les hérétiques populaires exhumaient ce communisme. Leurs dénonciations de la propriété n’étaient pas d’oiseuses discussions scolastiques et leur conception d’une société, où la propriété individuelle n’aurait pas de place, n’était pas une utopie de rêveurs perdus dans les nuages de l’idéalisme : au contraire, ils basaient leurs critiques communistes sur l’existence trop réelle des misères sociales dont ils saisissaient clairement la cause principale et leur société communautaire était si peu une fantaisie idéaliste qu’ils la fondaient immédiatement avec les membres de leurs petits groupes : les Frères Moraves, qui ont pu traverser les persécutions et dont les communautés prospèrent, aujourd’hui encore, en Europe et en Amérique, montrent combien était pratique le communisme sectaire des hérétiques du Moyen-Âge.

Ces idées communistes ne tombaient pas des Évangiles, elles n’étaient pas non plus soufflées aux masses populaires par de généreux réformateurs ; elles jaillissaient du milieu économique ambiant, elles émanaient des masses populaires, qui souvent les imposaient à leurs guides spirituels. En effet, les populations européennes venaient de sortir du communisme barbare de la gens, dont de nombreuses traces persistaient encore au milieu d’elles : la propriété collective (le mir, la mark), cette première transformation de la propriété commune de la terre existait dans les villages et même dans les villes ; et les paysans libres et les serfs vivaient dans des communautés familiales, comptant parfois plusieurs centaines de membres, où les étrangers étaient facilement admis. Les habitudes communistes étaient alors si naturelles que le seul fait de vivre un an et un jour sous le même toit et au même pain et pot établissait de droit la communauté des biens. Les hérétiques populaires demandaient donc simplement le retour à un passé qui n’était pas trop éloigné d’eux et dont ils gardaient un précis souvenir et l’extension à toute la société de la forme des communautés paysannes qu’ils voyaient prospérer autour d’eux ; aussi ne renvoyaient-ils pas à un avenir lointain leur entrée dans la Nouvelle Jérusalem ; ce n’était pas dans le ciel, mais sur terre qu’ils comptaient goûter les joies du Paradis. La bulle du pape Clément V, de 1315, condamne les Begghars ou Frères du libre-esprit parce qu’ils affirmaient que « dès ici-bas l’homme peut être aussi heureux qu’il le sera dans le ciel ».

Retable des sept sacrements, Rogier van der Weyden, entre 1445 et 1450. Huile sur panneau de chêne. Musée royal des beaux-arts (Anvers). Les sectes hérétiques du Moyen Âge

La Bible, traduite en langue vulgaire par Wickief et ses successeurs, se répandait dans toutes les classes de la société et circulait parmi les illettrés et les petites gens ; ils y lisaient ce qu’ils désiraient, ils y trouvaient ce qu’ils concevaient dans leurs têtes et ils l’interprétaient selon leurs besoins, y puisant des arguments religieux pour appuyer leurs projets de réformes sociales. Tandis que les prêtres et les seigneurs en extrayaient par centaines des textes pour étayer leur autorité et leurs privilèges, les paysans et les artisans qui ne rencontraient pas dans les chapitres des Évangiles ni évêques, ni barons féodaux, concluaient que le Christ avait été l’apôtre de l’égalité dont ils demandaient le rétablissement et qui avait existé dans l’organisation de la gens.

When Adam delved and Eve span

Who was the gentleman ? [1]

disait la chanson des Lollards. L’égalité qu’ils cherchaient n’était pas un principe nouveau, mais une réminiscence de l’époque barbare. Mais les hérétiques populaires voyant les prêtres, les nobles et les bourgeois, unis contre eux, anathématiser leurs réformes égalitaires et communautaires et persécuter leurs sectes en se servant de la Bible qu’ils interprétaient à leurs convenances, arrivèrent à se révolter contre cette religion, qui au début avait servi de prétexte à leur soulèvement. Les Lollards du XIVème siècle, entre autres hérésies, enseignaient que Satan et les démons avaient été injustement chassés du ciel, mais qu’un jour ils y rentreraient et en expulseraient saint Michel et les anges, qui à leur tour seraient damnés [2]. Satan personnifiait les paysans et les artisans, expulsés du Paradis de la propriété commune de la terre, que les nobles et les prêtres, personnifiés par saint Michel et les anges, avaient accaparé. Les hérétiques s’en prenaient à Dieu lui-même ; ils le firent descendre du ciel sur la terre, pour l’identifier avec l’homme. Les disciples d’Amaury, dit Emelricus, dont les doctrines furent condamnées par le concile de Latran, qui ordonna l’ouverture de son tombeau et la profanation de ses restes et leur dispersion, en 1209, professaient que Dieu est en tout, que le Christ et le Saint-Esprit habitaient dans chaque homme et agissaient en lui. Les Begghars, dont les opinions se rattachaient à celles de Jean Scot, dit Erigène, qui les tenait du néo-platonisme, affirmaient que Dieu est tout, qu’il n’existe aucune différence entre Dieu et la créature, que la destinée de l’homme est de s’unir à Dieu et que par cette union l’homme devient Dieu. Un grand nombre de sectes hérétiques partageaient de telles doctrines philosophiques, que l’on retrouve dans la Kabbale, ce fonds mystérieux où les penseurs du Moyen-Âge puisèrent leur panthéisme, dont le nom n’était pas encore inventé et que l’Église nommait tout simplement Athéisme.

L’agitation sociale des hérétiques populaires en s’étendant et en venant en lutte avec l’Église, la Noblesse et la Bourgeoisie coalisées, se dépouillait de son enveloppe religieuse pour se manifester sous une forme philosophique. Les hérétiques faisaient revivre les idées que les philosophes de la Grèce et d’Alexandrie avaient élaborées et que la Kabbale avait recueillies et développées en les combinant avec le mysticisme des religions de l’Asie antérieure, de l’Égypte et de la Perse. Ils se reliaient à l’ordre d’idées de l’antiquité, bien qu’en réalité leurs confuses théories plongeaient leurs racines dans le terrain des faits économiques de leur milieu social.

La réforme de la société sur une base communiste devait fatalement échouer ; tout au plus pouvait-on créer de petites communautés analogues à celles des paysans et des ordres religieux, qui servaient de modèle, mais plus complètes que celles des moines par l’introduction du travail productif et du mélange des sexes et différant de celles des paysans, qui étaient communistes sans le savoir, par l’effort conscient qu’on faisait pour les imiter et pour généraliser à toute la société leur organisation familiale et rudimentaire. L’œuvre sociale des hérétiques populaires ne pouvait aboutir, parce qu’elle allait à l’encontre de l’évolution économique, qui loin de tendre à la réintroduction du communisme de la gens barbare, pulvérisait au contraire impitoyablement les restes qu’il avait laissés dans la société féodale. La plupart de ces sectes ne sont connues que par les persécutions qui les ont détruites et par les condamnations qui les ont frappées ; ce sont leurs bourreaux qui ont écrit leur histoire ; elles n’ont pas formulé leurs doctrines, du moins il ne reste d’elles ni manifestes, ni livres. Mais les aspirations de cette douloureuse agitation populaire, qui dura des siècles, ont été résumées comme en un testament, dans deux œuvres géniales : l’Utopie de Thomas Morus et la Cité du Soleil de Tomasso Campanella.

« Je suis la cloche qui sonne l’aurore nouvelle » disait Campanella [3]. Il se trompait : ce n’était pas « cette république parfaite décrite par les philosophes et qui n’a pas encore existé sur terre » qui allait venir ; c’était la société bourgeoise avec son mercantilisme brutal et son individualisme féroce qui se levait à l’horizon. Il sonnait le glas de la société féodale, s’enfonçant au couchant avec sa domination théocratique, son idéal chevaleresque, son mysticisme philosophique, son illuminisme astrologique et ses hérétiques communistes.

Plus sur le sujet :

Paul Lafargue. Campanella, Les sectes hérétiques du Moyen Âge in Étude critique sur sa vie et sur la Cité du Soleil, 1895. Image par Enrique Meseguer de Pixabay

Notes :

[1] Quand Adam bêchait et Eve filait – qui était gentilhomme ?

[2] Cette opinion est émise dans Zohar, la deuxième partie de la Kabbale : il y est dit que Samael, le prince des mauvais esprits serait rétabli dans sa gloire et retrouverait son nom et sa nature d’ange. Alors de son nom mystique, la première syllabe Sam, qui signifie poison, disparaîtrait, et il ne resterait que El, qui veut dire héros, puissant et qui est la racine d’Elloah, le nom du Dieu de la Genèse.

[3] Campanella fait allusion à son nom, qui en italien veut dire petite cloche et à l’étrange conformation de sa tête aux sept bosses. « Sa tête est divisée en sept régions inégales » dit son ami Naudé dans les six vers mis au bas de son portrait.

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