La philosophie et la politique 1 par Paul Lafargue.
Campanella, Etude critique sur sa vie et sur la Cité du Soleil
« Je naquis pour combattre trois grands maux, la Tyrannie, le Sophisme et l’Hypocrisie », dit Campanella dans un sonnet. Toute sa vie fut, en effet, un long combat contre la philosophie scolastique et contre Aristote, « le tyran des esprits ». Il appartient avec Telesio, Giordano Bruno, Bacon, à cette phalange de vigoureux génies qui jouèrent un rôle dans ce mouvement si troublé et si confus, mais si vibrant d’enthousiasme et d’élan pour le renouvellement de l’esprit humain et son affranchissement du dogmatisme philosophique et théologique et des discussions de l’École, aussi vaines que subtiles et aussi interminables qu’inextricables : si elles assouplissaient le cerveau par la fatigante gymnastique intellectuelle à laquelle elles le soumettaient, et l’obligeaient à acquérir ces merveilleuses qualités d’analyse et de critique qui devaient se manifester si brillamment au XVIIe siècle, elles l’énervaient et le rendaient indifférent à la réalité sensible. L’habitude de raisonner, au lieu de recourir à l’observation et à l’expérience, était devenue une seconde nature et il fallut des siècles pour s’en débarrasser ; même au XVIIe siècle, quand Harvey annonça son admirable découverte des lois de la circulation du sang, que Vésale, Servet et d’autres anatomistes n’avaient fait qu’entrevoir, on opposait à la démonstration palpable du phénomène, l’autorité d’Aristote, de Galien et d’Avicenne, des raisonnements philosophiques et des arguments théologiques indiscutables [1].
Aristote était rendu responsable de cette déplorable maladie raisonnante, parce qu’obligé, ainsi que les penseurs de l’antiquité, de philosopher alors que les sciences naissaient à peine et que plusieurs même n’étaient pas soupçonnées, il n’avait pas assez de matériaux pour concevoir et expliquer l’univers ; mais comprenant que les phénomènes étaient régis par des lois nécessaires, il cherchait à les découvrir à priori par voie de déduction en partant de quelques principes. Les Pythagoriciens, par exemple, dont les théories mystiques sur les nombres eurent une si funeste influence sur Campanella, considéraient les nombres comme les seuls principes stables et intelligibles, comme les essences immanentes des choses ; ils voyaient en eux, non pas un moyen d’exprimer les lois de l’Univers, mais comme les principes nécessaires de ces lois ; en connaissant les propriétés occultes des nombres, on arriverait à pouvoir découvrir les lois du monde physique et moral.
Les penseurs du Moyen-Âge n’avaient également à l’usage de leurs conceptions intellectuelles, que des sciences aussi rudimentaires ; de plus, la direction officielle de la pensée était sous le contrôle de l’église, qui réprouvait le monde, le considérant comme la terre d’exil, la vallée des larmes et qui condamnait les sciences physiques comme l’œuvre de Satan : ils étaient donc obligés, par des nécessités plus impérieuses encore, de se servir de la même méthode de penser. Ils n’avaient pas besoin d’Aristote pour n’employer que la méthode déductive et pour réduire la science à l’art de raisonner ; il leur fournit, il est vrai, le syllogisme déductif, mais ce sont les scolastiques qui proclamèrent qu’un syllogisme régulier était l’unique mesure de l’évidence. D’ailleurs, ils ne connaissaient qu’imparfaitement et incomplètement les œuvres du philosophe de Stagyre par les traductions et les commentaires des Arabes ; ce n’est qu’après la prise de Constantinople par Mahomet II, en 1453, et à la suite de l’émigration des savants byzantins, que l’étude des textes grecs fut mise en honneur : auparavant, quand on rencontrait un mot grec, dans un texte latin, on le passait sans façon en disant : « C’est du grec, on ne le lit pas ». Dans les écoles du XV° siècle, on ne faisait usage que de traductions faites sur les traductions arabes : les professeurs avaient quelques manuels de philosophie péripatéticienne qu’ils mettaient entre les mains des élèves et les paraphrasaient : au XIIIe siècle, enseigner la grammaire, l’arithmétique et la philosophie, se disait : legere in philosophia.
Le livre et non la nature était la réalité à étudier. Les philosophes scolastiques ne professaient qu’en interprétant Aristote. L’interprétation de la doctrine péripatéticienne était la seule occupation ; aussi, à force d’interprétations, il arrivait que les systèmes les plus opposés étaient recommandés sous le nom d’Aristote : tous les professeurs avaient la prétention d’être ses disciples fidèles. On trouvait tout dans Aristote, on faisait tout sortir de lui : il était avec la Sainte-Écriture, l’Autorité. « Pourquoi, écrivait Bruno, au recteur de l’Université de Paris, invoquer toujours l’autorité ? Entre Platon et Aristote qui doit décider ? Le juge souverain du vrai, c’est l’évidence. Si l’évidence nous manque, si les sens et la raison se taisent, sachons retenir notre jugement et douter. L’autorité n’est pas hors de nous, elle est en nous-mêmes, c’est la lumière qui brille en nos âmes pour inspirer et diriger nos pensées ».
Aristote, dont saint Thomas avait fait le pilier de l’Église (il s’était efforcé de démontrer la parfaite conformité du dogme catholique et de la doctrine péripatéticienne), devint le bouc émissaire des péchés de la scolastique : Postel accusa sa philosophie d’être la cause de toutes les erreurs et une source d’athéisme [2]. Bacon regretta qu’on n’ait pas détruit ses ouvrages. Joseph Martini étendit l’anathème à la logique, à la grammaire et à la mécanique, qu’il proposait de reléguer parmi les arts de deuxième ordre et d’affranchir la philosophie de leur pernicieux concours. « Ni la logique, ni la subtilité dialectique ne font partie de la philosophie », disait-il. Thomas Morus non plus n’avait nulle admiration pour les subtilités de l’école, et les Utopiens n’ont jamais pu comprendre les discussions sur les idées secondes et les universaux ; ils ignoraient également la sophistique et la dialectique.
Mais battre en brèche Aristote et la philosophie scolastique était une œuvre ardue, car il fallait présenter un nouveau système pour remplacer celui que l’on démolissait ; et dès qu’on sortait du rôle de critique et qu’on ne se bornait pas à indiquer l’application de la méthode expérimentale, on retombait fatalement dans les même erreurs que l’on combattait ; on était obligé d’improviser à priori une philosophie générale : c’était surtout chose dangereuse, car c’était s’attaquer à l’Église qui employait en guise d’arguments la torture et le bûcher. Marx dit, dans la préface du Capital : « l’Église officielle d’Angleterre pardonne bien plus facilement une attaque contre les 38 de ses 39 articles de foi, que contre un 39ème de ses revenus », parce qu’en critiquant les dogmes de l’Église anglicane, on ne porte pas atteinte à ses revenus ; mais il en allait autrement à cette époque ; on n’attaquait l’Église catholique au spirituel, que pour la dépouiller au temporel : la réforme religieuse n’était qu’un moyen pour arriver à la réforme économique.
Telesio fut un de ceux qui ouvrit la lutte contre Aristote. « Nous admirons Telesio, dit Bacon, nous le reconnaissons comme un ami de la vérité et comme le premier des hommes nouveaux, Novorum hominem primus » [3]. « Cet égorgeur de la doctrine péripatéticienne » qui reprochait à Aristote de ne s’adresser qu’à la raison et non à l’expérience, qui critiquait justement la philosophie scolastique de ce quelle ne cherchait la science que dans les livres et non dans la nature et qui recommandait l’étude des êtres réels, entia realia, et « l’intuition des choses et de leurs forces », était obligé d’emprunter à la physique de Parménide, les principes du chaud et du froid ; on ne pouvait échapper à Aristote que pour adopter les doctrines d’un autre philosophe de l’antiquité. Il transformait ces principes en entités métaphysiques, incorporelles, l’un, la chaleur était un principe céleste, source de mouvement et de vie, et l’autre, le froid, un principe terrestre, cause d’immobilité et de mort ; il concevait l’univers comme le résultat de la lutte de ces deux principes pour dominer la matière, la base des corps et le principe purement passif. Du combat du Soleil et de la Terre naissaient les choses de second ordre, comme dit Campanella dans son hymne au Soleil du Printemps ; mais comme il était trop dangereux de déposséder Dieu de toute fonction dans la création, il lui laissa la formation de l’homme [4]. En dépit de cette concession nécessaire, Telesio fut accusé d’hérésie et, pour se faire oublier, il quitta Naples et alla vivre dans la retraite à Cosenza, alors que Campanella y étudiait la philosophie dans le couvent des Dominicains : ses maîtres, quoique professant une partie des idées de Telesio, lui défendirent de le visiter, sans doute à cause des dangers que présentait la fréquentation d’un hérétique.
Il fallait un courage de la trempe de celui de Campanella et de Giordano Bruno pour entreprendre et mener jusqu’au bout la lutte contre la philosophie régnante. Bruno, après avoir passé six ans dans les Plombs de Denise, et deux ans dans les prisons du Saint-Office de Rome, répondit fièrement aux inquisiteurs qui lui demandaient de racheter sa vie par une abjuration : « Vous êtes plus épouvantés de prononcer ma sentence, que moi de l’entendre. » Il avait depuis longtemps fait le sacrifice de sa vie ; il dit, dans un sonnet, qui retrace les angoisses de ces indomptables héros de la pensée :
« Depuis que j’ai ouvert mes ailes au désir de la gloire, plus je vois l’espace sous mes pieds, plus je me livre au vent rapide qui m’emporte et plus je méprise le monde en montant au ciel.
… Je sais que je me briserai contre terre, comme le fils de Dédale, mais quelle vie vaudra ma mort ?
J’entends dans les airs la voix de mon propre cœur qui me dit : Où m’emportes-tu, téméraire ? Replies tes ailes, car une trop grande audace est rarement impunie.
Je lui réponds : pourquoi craindre une telle fin ! Traversons courageusement les nues et mourons satisfaits, si le ciel nous destine une mort illustre ».
Telesio fut le premier maître qui souffla la révolte dans l’âme de Campanella ; il repoussa les enseignements des livres de l’École pour demander sa philosophie à la nature.
« Tous les livres que contient le monde, dit-il dans un sonnet, ne sauraient rassasier mon avidité profonde ; combien en ai-je dévoré ? Et pourtant je meurs faute d’aliments.
L’étude de l’univers me nourrit plus substantiellement et de plus en plus ma faim augmente. Désirant et cherchant, je tourne en tous sens et plus je comprends et plus j’ignore ».
Le tempérament fougueux de Campanella le portait à l’exagération ; le peu de confiance dans les enseignements philosophiques des manuels de l’École lui fit perdre la foi dans les récits historiques des livres ; il avoue, dans sa Poétique, avoir douté de l’existence de Charlemagne parce qu’il n’en avait eu connaissance que par les narrations des ouvrages d’histoire. Avant de croire à ce qu’il avait lu dans « les œuvres de Platon, de Pline, de Galien, de l’école stoïcienne et de Telesio, écrit-il dans son De libris propriis, je résolus de comparer ces écrits au grand livre de la nature, et de vérifier la fidélité de la copie sur l’autographe authentique ». Il dit encore, dans un sonnet :
« Le monde est le livre dans lequel l’intelligence éternelle écrivit ses propres pensées, c’est le temple vivant qu’elle orna tout entier de statues vivantes, dans lequel elle peignit ses actes et son image ;
… Mais nous, âmes attachées aux livres et aux temples morts, copies infidèles du livre vivant, nous les lui préférons ».
Étudier la nature était le cri général. « La philosophie est écrite dans le grand livre de la nature » proclamait Galilée. C’était par un semblable retour à la nature que se manifesta la littérature romantique que Rousseau inaugura au XVIIIe siècle. Le mouvement littéraire était une protestation contre la vie artificielle de la société aristocratique, comme le mouvement philosophique était une révolte contre la domination dogmatique de l’Église.
Il fallait se faire de l’univers et de la création une autre idée que celle enseignée par la religion chrétienne.
La terre, cette vallée de larmes du catholicisme, où le démon tendait par milliers ses pièges pour faire choir la faible chair des saints, paraissait à Bruno rayonnante de beauté ; la vie lui semblait aimable, la nature admirable dans ses œuvres les plus chétives et prodigieuse dans sa puissance. « Le monde, déclarait hardiment Telesio, est la vraie image statuesque de Dieu, Mundum esse Dei veram statuam ». « La nature est Dieu matérialisé dans les choses, Natura est Deus in rebus », disait Bruno. Ainsi que les hommes primitifs, Campanella animait toute la Nature : « L’univers est un animal grand et parfait, dit-il dans un sonnet, statue de Dieu faite à son image… Nous, nous sommes des êtres imparfaits, une misérable famille, qui vivons et habitons dans le ventre du monde… Nous sommes à la Terre, qui est un grand animal, dans un plus grand encore, ce que sont les vermines à notre corps qu’elles rongent ».
Reprenant et complétant les idées de Telesio, Campanella dote tous les corps et tous les êtres, même ceux qui paraissent inertes et insensibles, d’une sensibilité proportionnée aux besoins de leur conservation. Les astres, les éléments, les plantes vivent d’une vie sensible ; les cadavres pareillement, car la mort n’est que relative. Les animaux sont doués d’intelligence et raisonnent ; il prétend qu’ils ont un langage intelligible pour eux. Enfin Dieu vit dans tous les êtres et dans toutes les choses de l’Univers, qui est sa vivante image, esse Dei vivam statuam [5]. « Dieu est uni à l’univers, comme un artiste intérieur, qui le façonne, comme une substance qui le soutient », disait Bruno. Postel pensait que l’Univers était animé par une âme générale : Mens universi.
La matière était éternelle. Elle ne pouvait être ni diminuée, ni augmentée dans sa totalité, affirmait Telesio ; – elle devait se transformer, pensait Postel, car par sa nature elle ne saurait être exterminée, et il faut qu’elle arrive au repos absolu. Bruno, la tête la plus lucide de ces penseurs, n’admettait qu’un principe, la matière, et qu’une cause, le moteur ; toute chose était constituée par la matière et la force. Le matérialisme d’Héraclite renaissait.
Les théories philosophiques et les idées mystiques qui fermentaient dans les têtes des penseurs avaient été répandues par les ouvrages des philosophes grecs, qui, imprimés et traduits, étaient lus et étudiés avec ardeur et par la Kabbale, qui enthousiasma le XVIe siècle.
Lire la suite de cet article : La philosophie et la politique [2].
Plus sur le sujet :
Paul Lafargue. Campanella, La philosophie et la politique 1, Paris, 1895. Image par moth de Pixabay
Notes
[1] Les récits de Marco Polo, le premier européen qui ait pénétré en Chine et au Japon, ne cadrant pas avec les affirmations d’Aristote, étaient considérées comme une œuvre d’imagination : Campanella les connaissait, à en juger par certains passages de la Cité du Soleil.
Les discussions philosophiques étaient arrivées à dépasser en puérilité les tours de force oratoires des rhéteurs de la décadence gréco-latine, qui prenaient pour thème de leurs discours philosophiques, la mouche, la barbe, etc. Plus le sujet était insignifiant, plus on prouvait son talent en le traitant. Dans les écoles du Moyen-Âge, on discutait gravement si Adam avait un nombril ; si les saints ressuscitaient avec des boyaux, s’il y avait des excréments au Paradis, etc. Rabelais se moque plaisamment de ces disputes scolastiques, en faisant deux ivrognes se quereller pour savoir si c’était le besoin ou le désir de boire qui se manifestait le premier ; on avait disputé très sérieusement pour déterminer si c’était la poule ou l’œuf qui avait précédé. – Les esprits les plus élevés ne dédaignaient pas ces occupations intellectuelles. Albert le Grand et Saint-Thomas d’Aquin ont agité les questions suivantes : Pourquoi Jésus-Christ n’a pas été hermaphrodite ? Pourquoi il n’a pas pris le sexe féminin ? – Le sujet avait une importance religieuse, car la Bible rapporte que Jéhovah fit l’homme à son image, et le fit mâle et femelle, par conséquent le Dieu de la Genèse est hermaphrodite, et Jésus, pour conserver le caractère de la famille, devait l’être également.
[2] Eversio falsorum Aristotelis dogmatum. Paris, 1542.
[3] Campanella lui consacre un sonnet qui débute ainsi : « Telesio, les traits de ton carquois ont détruit la troupe des sophistes, tu as mis en déroute le tyran des esprits (Aristote), tu as affranchi la vérité ».
[4] De Nature rerum juxta propria principia, 1565.
[5] De Sensu rerum et magia, Iib. IV, Pars mirabilis occultae philosophiae ubi demonstratur mundum esse Dei vivam statuam. Paris, 1637. L’ouvrage est dédié à Richelieu.