Explication de la Gnose selon le « Contre les Hérésies » d’Irénée de Lyon par Irénée de Lyon
Nous vous offrons ici le début de l’ouvrage fameux d’Irénée de Lyon, évêque du IIe siècle, « Contre les Hérésies ». Ce passage brosse un tableau des théories gnostiques primitives. Il est à noter que cette oeuvre d’Irénée vaut par sa qualité et son esprit d’honnêteté quant à la description qu’elle donne des gnostiques. Sans doute l’un des rares ouvrages écrits par un Père de l’Église et qui s’efforce de relater la vérité et non des fantasmes sur le compte des sectes gnostiques.
Il est également à noter que le « Contre les Hérésies » a influencé Doinel lors de la fondation de son Église Gnostique, c’est au travers des pages de ce livre qu’il fut mis en contact avec les grandes figures de la Gnose.
Préface
Rejetant la vérité, certains introduisent des discours mensongers et « des généalogies sans fin, plus propres à susciter des questions », comme le dit l’Apôtre, « qu’à bâtir l’édifice de Dieu fondé sur la foi ». Par une vraisemblance frauduleusement agencée, ils séduisent l’esprit des ignorants et les réduisent à leur merci, falsifiant les paroles du Seigneur et se faisant les mauvais interprètes de ce qui a été bien exprimé. Ils causent ainsi la ruine d’un grand nombre, en les détournant, sous prétexte de « gnose », de Celui qui a constitué et ordonné cet univers : comme s’ils pouvaient montrer quelque chose de plus élevé et de plus grand que le Dieu qui a fait le ciel, la terre et tout ce qu’ils renferment ! De façon spécieuse, par l’art des discours, ils attirent d’abord les simples à la manie des recherches ; après quoi, sans plus se soucier de vraisemblance, ils perdent ces malheureux, en inculquant des pensées blasphématoires et impies à l’endroit de leur Créateur à des gens incapables de discerner le faux du vrai.
L’erreur, en effet, n’a garde de se montrer telle qu’elle est, de peur que, ainsi mise à nu, elle ne soit reconnue ; mais, s’ornant frauduleusement d’un vêtement de vraisemblance, elle fait en sorte de paraître – chose ridicule à dire – plus vraie que la vérité elle-même, grâce à cette apparence extérieure, aux yeux des ignorants. Comme le disait, à propos de ces gens-là, un homme supérieur à nous : « La pierre précieuse, voire de grand prix aux yeux de certains, qu’est l’émeraude, se voit insultée par un morceau de verre habilement truqué, s’il ne se rencontre personne qui soit capable de procéder à un examen et de démasquer la fraude. Et lorsque de l’airain a été mêlé à l’argent, qui donc, s’il n’est connaisseur, pourra aisément le vérifier ? »
Or nous ne voulons pas que, par notre faute, certains soient emportés par ces ravisseurs comme des brebis par des loups, trompés qu’ils sont par les peaux de brebis dont ils se couvrent, eux dont le Seigneur nous a commandé de nous garder, eux qui parlent comme nous, mais pensent autrement que nous. C’est pourquoi, après avoir lu les commentaires des « disciples » de Valentin – c’est le titre qu’ils se donnent -, après avoir aussi rencontré certains d’entre eux et avoir pénétré à fond leur doctrine, nous avons jugé nécessaire de te manifester, cher ami, leurs prodigieux et profonds mystères, que « tous ne comprennent pas », parce que tous n’ont pas craché leur cerveau. Ainsi informé de ces doctrines, tu les feras connaître à ton tour à tous ceux qui sont avec toi et tu engageras ceux-ci à se garder de l’« abîme » de la déraison et du blasphème contre Dieu. Autant qu’il sera en notre pouvoir, nous rapporterons brièvement et clairement la doctrine de ceux qui enseignent l’erreur en ce moment même – nous voulons parler de Ptolémée et des gens de son entourage, dont la doctrine est la fleur de l’école de Valentin -, et nous fournirons, selon nos modestes possibilités, les moyens de les réfuter, en montrant que leurs dires sont absurdes, inconsistants et en désaccord avec la vérité. Ce n’est pas que nous ayons l’habitude de composer ou que nous soyons exercés dans l’art des discours ; mais la charité nous presse de te manifester, à toi et à tous ceux qui sont avec toi, leurs enseignements tenus soigneusement cachés jusqu’ici et venus enfin au jour par la grâce de Dieu : « car il n’est rien de caché qui ne doive être révélé, rien de secret qui ne doive être connu ».
Tu n’exigeras de nous, qui vivons chez les Celtes et qui, la plupart du temps, traitons nos affaires en dialecte barbare, ni l’art des discours, que nous n’avons pas appris, ni l’habileté de l’écrivain, dans laquelle nous ne nous sommes pas exercés, ni l’élégance des termes ni l’art de persuader, que nous ignorons ; mais ce qu’en toute simplicité, vérité et candeur nous t’avons écrit avec amour, tu le recevras avec le même amour, et tu le développeras toi-même pour ton compte, car tu en es plus que nous capable : après l’avoir reçu de nous comme des « semences », comme de simples « commencements », tu feras abondamment « fructifier » dans l’étendue de ton esprit ce qu’en peu de mots nous t’avons exprimé et tu présenteras avec force à ceux qui sont avec toi ce que, bien insuffisamment, nous t’avons fait connaître. Et de même que, pour répondre à ton désir déjà ancien de connaître leurs doctrines, nous avons mis tout notre zèle, non seulement à te les manifester, mais encore à te fournir le moyen d’en prouver la fausseté, ainsi toi-même tu mettras tout ton zèle à servir autrui selon la grâce qui t’a été donnée par le Seigneur, pour que dorénavant les hommes ne se laissent plus entraîner par la doctrine captieuse de ces gens-là. Cette doctrine, la voici donc.
Première Partie
Exposé de la doctrine de Ptolémée
1. Constitution du Plérôme
Genèse des trente Bons :
Il existait, disent-ils, dans les hauteurs invisibles et innommables, un Bon parfait, antérieur à tout. Cet Éon, ils l’appellent Pro-Principe, Pro-Père et Abîme. Incompréhensible et invisible, éternel et inengendré, il fut en profond repos et tranquillité durant une infinité de siècles. Avec lui coexistait la Pensée, qu’ils appellent encore Grâce et Silence. Or, un jour, cet Abîme eut la pensée d’émettre, à partir de lui-même, un Principe de toutes choses ; cette émission dont il avait eu la pensée, il la déposa, à la manière d’une semence, au sein de sa compagne Silence. Au reçu de cette semence, celle-ci devint enceinte et enfanta Intellect, semblable et égal à celui qui l’avait émis, seul capable aussi de comprendre la grandeur du Père. Cet Intellect, ils l’appellent encore Monogène, Père et Principe de toutes choses. Avec lui fut émise Vérité. Telle est la primitive et fondamentale Tétrade pythagoricienne, qu’ils nomment aussi Racine de toutes choses. C’est : Abîme et Silence, puis Intellect et Vérité. Or ce Monogène, ayant pris conscience de ce en vue de quoi il avait été émis, émit à son tour Logos et Vie, Père de tous ceux qui viendraient après lui, Principe et Formation de tout le Plérôme. De Logos et de Vie furent émis à leur tour, selon la syzygie , Homme et Église. Et voilà la fondamentale Ogdoade, Racine et Substance de toutes choses, qui est appelée chez eux de quatre noms : Abîme, Intellect, Logos et Homme. Chacun de ceux-ci est en effet mâle et femelle : d’abord le Pro-Père s’est uni, selon la syzygie, à sa Pensée, qu’ils appellent aussi Grâce et Silence ; puis le Monogène, autrement dit l’Intellect, à la Vérité ; puis le Logos, à la Vie ; enfin l’Homme, à l’Église.
Or, tous ces Éons, émis en vue de la gloire du Père, voulant à leur tour glorifier le Père par quelque chose d’eux-mêmes, firent des émissions en syzygie. Logos et Vie, après avoir émis Homme et Église, émirent dix autres Éons, qui s’appellent, à ce qu’ils prétendent : Bythios et Mixis, Agèratos et Henôsis, Autophyès et Hèdonè, Akinètos et Syncrasis, Monogenès et Makaria. Ce sont là, disent-ils, les dix Éons émis par Logos et Vie. L’Homme, lui aussi, avec l’Église, émit douze Éons, qu’ils gratifient des noms suivants : Paraclètos et Pistis, Patrikos et Elpis, Mètrikos et Agapè, Aeinous et Synesis, Ekklèsiastikos et Makariotès, Thelètos et Sagesse.
Exégèses gnostiques :
Tels sont les trente Éons de leur égarement, ces êtres enveloppés de silence, ces inconnus. Tel est leur Plérôme invisible et pneumatique avec sa division tripartite en Ogdoade, Décade et Dodécade. C’est pour cela, disent-ils, que le Sauveur – car ils refusent de lui donner le nom de Seigneur – a passé trente années sans rien faire en public, révélant par là le mystère de ces Éons. De même encore, disent-ils, la parabole des ouvriers envoyés à la vigne indique très clairement ces trente Éons. Car certains ouvriers sont envoyés vers la première heure, d’autres vers la troisième, d’autres vers la sixième, d’autres vers la neuvième, d’autres enfin vers la onzième. Or, additionnées ensemble, ces différentes heures donnent le total de trente :l+3 + 6 + 9 + 11 = 30. Ces heures, prétendent-ils, indiquent les Éons. Et voilà ces grands, ces admirables, ces secrets mystères, produit de leur propre « fructification », pour ne rien dire de toutes les autres paroles des Écritures qu’ils ont pu adapter et accommoder à leur fiction.
2. Perturbation et restauration du Plérôme
Passion de Sagesse et intervention de Limite :
Ainsi donc, à ce qu’ils disent, leur Pro-Père n’était connu que du seul Monogène ou Intellect issu de lui ; pour tous les autres Éons, il était invisible et insaisissable. Seul, d’après eux, l’Intellect se délectait à voir le Père et se réjouissait de contempler sa grandeur sans mesure. Il méditait de faire part également aux autres Éons de la grandeur du Père, en leur révélant l’étendue de cette grandeur et en leur apprenant qu’il était sans principe, incompréhensible et insaisissable pour la vue. Mais Silence l’en retint, par la volonté du Père, car elle voulait amener tous les Éons à la pensée et au désir de la recherche de leur Pro-Père susdit. C’est ainsi que les Éons désiraient semblablement, d’un désir plus ou moins paisible, voir le Principe émetteur de leur semence et explorer la Racine sans principe.
Mais le dernier et le plus jeune Éon de la Dodécade émise par l’Homme et l’Église, c’est-à-dire Sagesse, bondit violemment et subit une passion en dehors de l’étreinte de son conjoint Thelètos. Cette passion avait pris naissance aux alentours de l’Intellect et de la Vérité, mais elle se concentra en cet Eon, qui en fut altéré : sous couvert d’amour, c’était de la témérité, parce qu’il n’était pas, comme l’Intellect, uni au Père parfait. Cette passion consista en une recherche du Père, car il voulut, comme ils disent, comprendre la grandeur de ce Père ; mais comme il ne le pouvait, du fait même qu’il s’attaquait à l’impossible, il se trouva dans un état de lutte d’une extrême violence, à cause de la grandeur de l’Abîme, de l’inaccessibilité du Père et de son amour pour lui. Comme il s’étendait toujours plus vers l’avant, il allait finalement être englouti par la douceur du Père et se dissoudre dans l’universelle Substance, s’il n’avait rencontré la Puissance qui consolide les Éons et les garde hors de la Grandeur inexprimable. À cette Puissance ils donnent le nom de Limite. Par elle, donc, l’Eon en question fut retenu et consolidé ; ayant fait à grand peine retour à lui-même et persuadé désormais que le Père est incompréhensible, il déposa, sous le coup de l’admiration, son Enthymésis antérieure avec la passion survenue en celle-ci.
Certains parmi les hérétiques imaginent plutôt de la façon suivante la passion et la conversion de Sagesse. Pour avoir entrepris une tâche impossible et irréalisable, elle enfanta, disent-ils, une substance informe, telle que pouvait en enfanter une femme. L’ayant considérée, elle s’attrista d’abord à cause du caractère inachevé de son enfantement, puis elle craignit que ce fruit même ne vînt à disparaître ; elle fut alors comme hors d’elle-même et remplie d’angoisse, cherchant la cause de l’événement et la manière dont elle pourrait cacher ce qui était né d’elle. Après avoir été plongée dans ces passions, elle accéda à la conversion et tenta de revenir vers le Père ; mais, au bout d’un court effort, elle défaillit et supplia le Père ; à sa prière se joignirent les autres Éons, principalement l’Intellect. C’est de tout cela, disent-ils, que tire sa première origine la substance de la matière, à savoir de l’ignorance, de la tristesse, de la crainte et de la stupeur.
Le Père alors, par l’intermédiaire du Monogène, émit en surplus la Limite dont nous avons déjà parlé ; il l’émit à sa propre image, c’est-à-dire sans couple, sans compagne. Car ils veulent tantôt que le Père ait Silence pour compagne, tantôt qu’il soit au-dessus de la distinction de mâle et de femelle. A cette Limite ils donnent aussi les noms de Croix, de Rédempteur, d’Émancipateur, de Délimitateur et de Guide. C’est par cette Limite, disent-ils, que Sagesse fut purifiée, consolidée et réintégrée dans sa syzygie. Car, lorsqu’eut été séparée d’elle son Enthymésis avec la passion survenue en celle-ci, elle-même demeura à l’intérieur du Plérôme ; mais son Enthymésis, avec la passion qui lui était inhérente, fut séparée, « crucifiée » et expulsée du Plérôme par Limite. Cette Enthymésis était une substance pneumatique, puisque c’était l’élan naturel d’un Éon, mais c’était une substance sans forme ni figure, car Sagesse n’avait rien saisi ; c’est pourquoi ils disent que cette substance était un « fruit faible et féminin ».
Émission du Christ, de l’Esprit Saint et du Sauveur :
Après que cette Enthymésis eut été bannie du Plérôme des Éons et que la mère de celle-ci eut été réintégrée dans sa syzygie, le Monogène émit encore un autre couple, conformément à la providence du Père, afin qu’aucun des Éons ne subisse désormais une passion semblable : ce sont Christ et Esprit Saint, émis en vue de la fixation et de la consolidation du Plérôme. C’est par eux, disent-ils, que furent remis en ordre les Éons. Le Christ, en effet, leur enseigna la nature de la syzygie et publia au milieu d’eux la connaissance du Père, en leur révélant que celui-ci est incompréhensible et insaisissable et que personne ne peut le voir ni l’entendre, sinon à travers le seul Monogène ; la cause de la permanence éternelle des Éons est ce qu’il y a d’incompréhensible dans le Père, et la cause de leur naissance et de leur formation est ce qu’il y a de compréhensible en lui, c’est-à-dire le Fils. Voilà ce que le Christ nouvellement émis effectua en eux. Quant à l’Esprit Saint, après avoir égalisé tous les Éons, il leur enseigna à rendre grâces et introduisit le vrai repos. Et c’est ainsi, disent-ils, que les Éons furent établis dans l’égalité de forme et de pensée, devenant tous des Intellects, tous des Logos, tous des Hommes, tous des Christs ; et de même pour les Éons féminins, tous des Vérités, des Vies, des Esprits, des Églises.
Là-dessus, consolidés et en parfait repos, les Éons, disent-ils, chantèrent avec une grande joie un hymne au Pro-Père, tout en prenant part à une immense réjouissance. Et pour ce bienfait, dans une unique volonté et une unique pensée de tout le Plérôme des Éons, avec l’assentiment du Christ et de l’Esprit et la ratification du Père, chacun des Éons apporta et mit en commun ce qu’il avait en lui de plus exquis et comme la fleur de sa substance ; tressant le tout harmonieusement en une parfaite unité, ils firent, en l’honneur et à la gloire de l’Abîme, une émission qui est la toute parfaite beauté et comme l’étoile du Plérôme : c’est le Fruit parfait, Jésus, qui s’appelle aussi Sauveur, et encore Christ et Logos, du nom de ses pères, et aussi Tout, car il provient de tous. En même temps, en l’honneur des Éons, furent émis pour lui des gardes du corps, qui sont des Anges de même race que lui.
Exégèses gnostiques :
Telles sont donc : la production qu’ils disent avoir été effectuée au dedans du Plérôme ; la mésaventure de cet Éon qui tomba en passion et faillit périr, comme dans une vaste matière, à cause de sa recherche du Père ; l’assemblage hexagonal de celui qui est à la fois Limite, Croix, Rédempteur, Émancipateur, Délimitateur et Guide ; la naissance, postérieure à celle des Éons, du premier Christ et de l’Esprit Saint émis par le Père à la suite de son repentir ; enfin la fabrication, par une mise en commun de cotisations, du second Christ, qu’ils appellent aussi le Sauveur. Tout cela, sans doute, n’a pas été dit en clair dans les Écritures, parce que « tous ne comprennent pas » leur gnose, mais cela a été indiqué en mystère par le Sauveur, au moyen de paraboles, à l’intention de ceux qui sont capables de comprendre. Ainsi les trente Éons ont été indiqués, comme nous l’avons déjà dit, par les trente années durant lesquelles le Sauveur n’a rien fait en public, ainsi que par la parabole des ouvriers de la vigne. Paul, également, à les en croire, nomme manifestement et à maintes reprises les Éons ; il garde même leur hiérarchie, lorsqu’il dit : « … dans toutes les générations du siècle des siècles ». Nous-mêmes enfin, lorsque nous disons au cours de l’eucharistie : « dans les siècles des siècles », nous faisons allusion à ces Éons.
Partout où se rencontrent les mots « siècle » ou « siècles », ils veulent qu’il y soit question des Éons.
L’émission de la Dodécade d’Éons est indiquée par le fait qu’à douze ans le Seigneur a discuté avec les docteurs de la Loi, comme aussi par le choix des apôtres, car ceux-ci furent au nombre de douze. Quant aux dix-huit autres Éons, ils sont manifestés par le fait que le Seigneur, après sa résurrection d’entre les morts, a vécu durant dix-huit mois – c’est du moins ce qu’ils disent – avec ses disciples. Les deux premières lettres du nom de Jésus, à savoir iota (= 10) et êta (= 8), indiquent aussi clairement les dix-huit Éons. De même, les dix Éons sont signifiés, disent-ils, par la lettre iota (= 10), qui est la première de son nom. Et c’est pour ce motif que le Sauveur a dit : « Pas un seul iota ni un seul petit trait ne passera, que tout n’ait eu lieu. »
La passion survenue dans le douzième Eon est signifiée, disent-ils, par l’apostasie de Judas, qui était le douzième des apôtres, et par le fait que le Seigneur souffrit sa Passion le douzième mois : car ils veulent qu’il ait prêché durant une seule année après son baptême. Ce mystère est encore clairement manifesté dans l’épisode de l’hémorroïsse. C’est en effet après douze années de souffrances qu’elle fut guérie par la venue du Sauveur, après avoir touché la frange de son vêtement, et c’est pourquoi le Sauveur dit : « Qui m’a touché ? », enseignant par là à ses disciples le mystère survenu parmi les Éons et la guérison de l’Eon tombé en passion…Car celle qui souffrit ainsi douze ans, c’était cette Puissance-là : elle s’étendait et sa substance s’écoulait dans l’infini, comme ils disent ; et si elle n’avait touché le vêtement du Fils, c’est-à-dire la Vérité appartenant à la première Tétrade et signifiée par la frange du vêtement, elle se fût dissoute dans l’universelle Substance ; mais elle s’arrêta et se dégagea de sa passion : car la Vertu sortie du Fils – laquelle serait Limite, à ce qu’ils prétendent – guérit Sagesse et sépara d’elle la passion.
Que le Sauveur, qui est issu de tous, soit le Tout, c’est, disent-ils, ce que montre la parole : « Tout mâle ouvrant le sein… ». Étant le Tout, ce Sauveur ouvrit le sein de l’Enthymésis de l’Éon tombé en passion, lorsqu’elle eut été bannie du Plérôme. Cette Enthymésis, ils l’appellent encore Seconde Ogdoade, et nous en parlerons un peu plus loin. Paul lui aussi, d’après eux, a manifestement en vue ce mystère, lorsqu’il dit : « Il est toutes choses » ; et encore : « Toutes choses sont pour lui, et de lui viennent toutes choses » ; et encore : « En lui habite toute la plénitude de la divinité. » La parole « récapituler toutes choses dans le Christ » est également interprétée par eux de cette manière, ainsi que toutes les autres paroles semblables.
De même encore, à propos de leur Limite, qu’ils appellent aussi de plusieurs autres noms, ils exposent qu’elle a deux activités, l’une qui consolide, l’autre qui sépare : en tant qu’elle consolide et affermit, elle est Croix ; en tant qu’elle sépare et délimite, elle est Limite. Le Sauveur, disent-ils, a indiqué ces activités de la manière suivante : d’abord celle qui consolide, lorsqu’il a dit : « Celui qui ne porte pas sa croix et ne me suit pas ne peut être mon disciple », et encore : « Prenant ta croix, suis-moi » ; ensuite celle qui délimite, lorsqu’il a dit : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. » Jean, prétendent-ils, a indiqué cette même chose en disant : « Le van est dans sa main pour purifier son aire, et il rassemblera le froment dans son grenier ; quant à la paille, il la brûlera dans un feu inextinguible. » Ce texte indique l’opération de Limite, car, d’après leur interprétation, le van n’est autre que cette Croix, qui consume tous les éléments hyliques comme le feu consume la paille, mais qui purifie les sauvés comme le van purifie le froment.
L’apôtre Paul lui aussi, disent-ils, fait mention de cette Croix en ces termes : « Le Logos de la Croix est folie pour ceux qui périssent, mais, pour ceux qui sont sauvés, il est vertu de Dieu » ; et encore : « Pour moi, puis-je ne me glorifier en rien, si ce n’est dans la Croix du Christ, à travers laquelle le monde est crucifié pour moi, et moi pour le monde ! ».
Voilà ce qu’ils disent au sujet de leur Plérôme et de la formation des Éons, faisant violence aux belles paroles des Écritures pour les adaptera leurs scélérates inventions. Et ce n’est pas seulement des Évangiles et des écrits de l’Apôtre qu’ils s’efforcent de tirer leurs preuves, en dénaturant les interprétations et en faussant les exégèses, mais ils recourent aussi à la Loi et aux prophètes : comme il s’y rencontre nombre de paraboles et d’allégories susceptibles d’être tirées dans des sens multiples, ils accommodent l’ambiguïté de celles-ci à leur fiction au moyen d’exégèses habiles et artificieuses, et ils retiennent ainsi captifs loin de la vérité ceux qui ne gardent pas solidement leur foi en un seul Dieu Père tout-puissant et en un seul Jésus-Christ, Fils de Dieu.
3. Avatars du déchet expulsé du Plérôme
Passion et guérison d’Achamoth :
Voici maintenant les événements extérieurs au Plérôme tels qu’ils les présentent. Lorsque l’Enthymésis de la Sagesse d’en haut – Enthymésis qu’ils appellent aussi Achamoth – eut été séparée du Plérôme avec la passion qui lui était inhérente, elle bouillonna, disent-ils, dans les lieux de l’ombre et du vide : c’était inévitable, puisqu’elle était exclue de la lumière et du Plérôme, étant sans forme ni figure, à la manière d’un avorton, pour n’avoir rien saisi. Le Christ eut alors pitié d’elle. S’étendant sur la Croix, il forma Achamoth, par sa propre vertu, d’une formation selon la substance seulement, non d’une formation selon la gnose. Après cette opération, il remonta, en rassemblant en lui sa vertu, et abandonna Achamoth, afin que celle-ci, prenant conscience de la passion qui était en elle par suite de la séparation d’avec le Plérôme, aspirât aux réalités supérieures, ayant une certaine odeur d’incorruptibilité laissée en elle par le Christ et l’Esprit Saint. C’est d’ailleurs pourquoi elle porte ces deux noms : Sagesse, du nom de son père – car son père s’appelle Sagesse -, et Esprit Saint, du nom de l’Esprit qui était aux côtés du Christ. Ainsi formée et devenue consciente, mais vidée aussitôt du Logos – c’est-à-dire du Christ – qui l’assistait invisiblement, elle s’élança à la recherche de la Lumière qui l’avait abandonnée. Elle ne put toutefois la saisir, parce qu’elle en fut empêchée par Limite. C’est alors que Limite, en s’opposant à elle dans son élan vers l’avant, dit : « Iao ! » : c’est là, assurent-ils, l’origine du nom Iao. Ne pouvant donc franchir Limite, parce qu’elle était mêlée de passion, et se voyant abandonnée, seule, au-dehors, elle fut accablée sous tous les éléments de cette passion qui était multiple et diverse : elle éprouva de la tristesse, pour n’avoir pas saisi la Lumière ; de la crainte, à la perspective de voir la vie lui échapper de la même manière que la Lumière ; de l’angoisse, par-dessus cela ; et le tout, dans l’ignorance. A la différence de sa mère – la première Sagesse, qui était un Eon -, Achamoth, au milieu de ces passions, n’éprouva pas une simple altération, mais une opposition des contraires. Survint alors en elle une autre disposition, celle de la conversion vers celui qui l’avait vivifiée.
C’est ainsi que s’expliquent, disent-ils, l’origine et l’essence de la matière dont est formé ce monde : de la conversion est issue toute l’âme du monde et du Démiurge, tandis que de la crainte et de la tristesse est dérivé tout le reste. En effet, des larmes d’Achamoth provient toute l’humide substance ; de son rire, la substance lumineuse ; de sa tristesse et de son saisissement, les éléments corporels du monde. Tantôt, en effet, elle pleurait et s’attristait, comme ils disent, de ce qu’elle avait été abandonnée, seule, dans les ténèbres et le vide ; tantôt, au souvenir de la Lumière qui l’avait abandonnée, elle se détendait et riait ; tantôt encore, elle était prise de crainte ; tantôt enfin, elle éprouvait angoisse et égarement.
Eh quoi ! C’est un spectacle peu banal, en vérité, que celui de ces hommes expliquant pompeusement, chacun à sa façon, de quelle passion, de quel élément la matière tire son origine. Ces enseignements, ils ont bien raison, me semble-t-il, de ne pas vouloir les livrer à tout le monde au grand jour, mais seulement à ceux qui sont capables de fournir de substantielles rémunérations pour de si grands mystères. Car ces choses ne sont pas pareilles à celles dont notre Seigneur disait : « Vous avez reçu gratuitement, donnez aussi gratuitement » : ce sont des mystères écartés, prodigieux, profonds, découverts au prix d’un immense labeur par ces amis du mensonge. Qui donc ne dépenserait toute sa fortune pour apprendre que, des larmes de l’Enthymésis de l’Eon tombé en passion, les mers, les sources, les fleuves et toute la substance humide tirent leur origine ? que, de son rire, vient la lumière ? que, de son saisissement et de son angoisse, sont issus les éléments corporels du monde ?
Mais j’entends contribuer aussi, pour ma part, à leur « fructification ». Car je vois que certaines eaux sont douces : sources, fleuves, pluies, etc. ; par contre, les eaux des mers sont salées. Je réfléchis que toutes ne peuvent venir des larmes d’Achamoth, puisque les larmes ont comme propriété d’être salées. Il est donc évident que les eaux salées sont celles qui proviennent des larmes. Mais il est probable qu’Achamoth, dans la lutte violente et l’angoisse où elle s’est trouvée, a dû suer également. D’où l’on doit supposer, en allant dans le sens de leur thèse, que les sources, les fleuves et toutes les autres eaux douces tirent leur origine de ces sueurs. Car il n’est pas vraisemblable, les larmes n’ayant qu’une seule propriété, que d’elles proviennent à la fois les eaux salées et les eaux douces ; il est plus vraisemblable que les unes proviennent des larmes, et les autres des sueurs. Mais ce n’est pas tout : comme il existe encore dans le monde des eaux chaudes et âcres, tu dois comprendre ce qu’elle a fait pour les émettre et de quel organe elles sont sorties. De tels « fruits » s’accordent tout à fait avec leur thèse.
Lors donc que leur Mère fut ainsi passée par toutes les passions et qu’elle en eut émergé à grand-peine, elle se mit, disent-ils, à supplier la Lumière qui l’avait abandonnée, c’est-à-dire le Christ. Celui-ci, remonté au Plérôme, n’eut sans doute pas le courage de descendre une seconde fois. Il envoya vers elle le Paraclet, c’est-à-dire le Sauveur, tandis que le Père donnait à celui-ci toute vertu et livrait toutes choses en son pouvoir et que les Éons faisaient de même, afin que « sur lui fussent fondées toutes choses, visibles et invisibles, les Trônes, les Divinités, les Seigneuries ». Le Sauveur fut donc envoyé vers elle avec ses compagnons d’âge, les Anges. Saisie de crainte en sa présence, Achamoth, disent-ils, se couvrit d’abord d’un voile, par révérence ; puis, l’ayant regardé, lui et toute sa fructification, elle accourut vers lui et reçut de son apparition une vertu. Il la forma alors d’une formation selon la gnose et effectua la guérison de ses passions. Il les sépara d’elle, mais ne put les négliger, car il n’était pas possible de les faire disparaître comme celles de la première Sagesse, du fait qu’elles étaient déjà habituelles et vigoureuses. Il les mit donc à part, les mélangea et les fit coaguler ; de passion incorporelle qu’elles étaient, il les changea en matière incorporelle ; puis il produisit en elle des propriétés et une nature, pour leur permettre de former des combinaisons et des corps, en sorte qu’il y eût deux substances, à savoir la mauvaise, qui est issue des passions, et celle provenant de la conversion, qui est mêlée de passion : c’est à cause de tout cela qu’ils disent que le Sauveur a fait, d’une manière virtuelle, œuvre de Démiurge. Quant à Achamoth, dégagée de sa passion, elle conçut, de joie, la vision des Lumières qui étaient avec le Sauveur, c’est-à-dire des Anges qui l’accompagnaient ; devenue grosse à leur vue, elle enfanta, enseignent-ils, des « fruits » à l’image de ces Anges, autrement dit un enfantement pneumatique à la ressemblance des gardes du corps du Sauveur.
Genèse du Démiurge :
Il existait donc dès lors trois éléments, d’après eux : l’élément provenant de la passion, c’est-à-dire la matière ; l’élément provenant de la conversion, c’est-à-dire le psychique ; enfin l’élément enfanté par Achamoth, c’est-à-dire le pneumatique. Achamoth se tourna alors vers la formation de ces éléments. Cependant elle n’avait pas le pouvoir de former l’élément pneumatique, puisque cet élément lui était consubstantiel. Elle se tourna donc vers la formation de la substance issue de sa conversion, c’est-à-dire de la substance psychique, et elle produisit au-dehors les enseignements reçus du Sauveur. En premier lieu, disent-ils, elle forma, de cette substance psychique, celui qui est le Dieu, le Père et le Roi de tous les êtres, tant de ceux qui lui sont consubstantiels, c’est-à-dire des psychiques, qu’ils appellent la « droite », que de ceux qui sont issus de la passion et de la matière et qu’ils nomment la « gauche » : car, pour ce qui est de tous les êtres venus après lui, c’est lui, disent-ils, qui les a formés, mû à son insu par la Mère. C’est pourquoi ils l’appellent Mère-Père, Sans Père, Démiurge et Père ; ils le disent Père des êtres de droite, c’est-à-dire des psychiques, Démiurge des êtres de gauche, c’est-à-dire des hyliques, et Roi des uns et des autres. Car cette Enthymésis, disent-ils, ayant résolu de faire toutes choses en l’honneur des Éons, fit des images de ceux-ci, ou plutôt le Sauveur les fit par son entremise. Elle-même offrit l’image du Père invisible, du fait qu’elle n’était pas connue du Démiurge ; de son côté, le Démiurge offrit l’image du Fils Monogène, comme offrirent l’image des autres Éons les Archanges et les Anges faits par le Démiurge.
Genèse de l’univers :
Le Démiurge, disent-ils, devint donc Père et Dieu des êtres extérieurs au Plérôme, puisqu’il était l’Auteur de tous les êtres psychiques et hyliques. Il sépara en effet l’une de l’autre ces deux substances qui se trouvaient mêlées ensemble et, d’incorporelles qu’elles étaient, il les fit corporelles ; il fabriqua alors les êtres célestes et les êtres terrestres et devint Démiurge des psychiques et des hyliques, de ceux de droite et de ceux de gauche, de ceux qui sont légers et de ceux qui sont lourds, de ceux qui se portent vers le haut et de ceux qui se portent vers le bas. Il disposa en effet sept Cieux, au-dessus desquels il se tient lui-même, à les en croire. C’est pourquoi ils l’appellent Hebdomade, tandis qu’ils donnent le nom d’Ogdoade à la Mère, c’est-à-dire à Achamoth, qui présente ainsi le nombre de la fondamentale et primitive Ogdoade, celle du Plérôme. Ces sept Cieux sont, selon eux, de nature intelligente : ce sont des Anges, enseignent-ils. Le Démiurge lui aussi est un Ange, mais semblable à un Dieu. De même le Paradis, situé au-dessus du troisième Ciel, est, disent-ils, le quatrième Archange par sa puissance, et Adam reçut quelque chose de lui, lorsqu’il y séjourna.
Toutes ces créations, assurent-ils, le Démiurge s’imagina qu’il les produisait de lui-même, mais en réalité il ne faisait que réaliser les productions d’Achamoth. Il fit un ciel sans connaître de Ciel, modela un homme sans connaître l’Homme, fit apparaître une terre sans connaître la Terre, et ainsi pour toutes choses : il ignora, disent-ils, les modèles des êtres qu’il faisait. Il ignora jusqu’à la Mère elle-même : il s’imagina être tout à lui seul. La cause d’une telle présomption de sa part fut, disent-ils, la Mère, qui décida de le produire comme Tête et Principe de sa substance à lui et comme Seigneur de toute l’œuvre de fabrication. Cette Mère, ils l’appellent aussi Ogdoade, Sagesse, Terre, Jérusalem, Esprit Saint, ainsi que Seigneur au masculin. Elle occupe le lieu de l’Intermédiaire : elle est au-dessus du Démiurge, mais au-dessous et en dehors du Plérôme, du moins jusqu’à la consommation finale.
La substance hylique est donc, selon eux, issue de trois passions : crainte, tristesse et angoisse. En premier lieu, de la crainte et de la conversion sont issus les êtres psychiques : de la conversion, prétendent-ils, le Démiurge tire son origine, tandis que de la crainte provient le reste de la substance psychique, à savoir les âmes des animaux sans raison, des bêtes fauves et des hommes. C’est pour ce motif que le Démiurge, trop faible pour connaître ce qui est pneumatique, se crut seul Dieu et dit par la bouche des prophètes : « C’est moi qui suis Dieu, et en dehors de moi il n’en est point d’autre. » En deuxième lieu, de la tristesse sont issus, enseignent-ils, les « esprits du mal » : c’est d’elle que tirent leur origine le Diable, qu’ils appellent aussi Maître du monde, les démons et toute la substance pneumatique du mal. Mais, disent-ils, tandis que le Démiurge est le fils psychique de leur Mère, le Maître du monde est la créature du Démiurge ; néanmoins ce Maître du monde connaît ce qui est au-dessus de lui, parce qu’il est un « esprit » du mal, tandis que le Démiurge l’ignore, étant de nature psychique. Leur Mère réside dans le lieu supra-céleste, c’est-à-dire dans l’Intermédiaire ; le Démiurge réside dans le lieu céleste, c’est-à-dire dans l’Hebdomade ; quant au Maître du monde, il habite dans notre monde. En troisième lieu, du saisissement et de l’angoisse sont issus, comme de ce qu’il y avait de plus pesant, les éléments corporels du monde, ainsi que nous l’avons déjà dit : la fixité du saisissement a donné la terre ; le mouvement de la crainte a donné l’eau ; la coagulation de la tristesse a donné l’air ; quant au feu, il est implanté dans tous ces éléments comme leur mort et leur corruption, de même que l’ignorance, enseignent-ils, se trouvait cachée dans les trois passions.
Genèse de l’homme :
Lorsque le Démiurge eut ainsi fabriqué le monde, il fit aussi l’homme choïque, qu’il tira, non de cette terre sèche, mais de la substance invisible, de la fluidité et de l’inconsistance de la matière. Dans cet homme, déclarent-ils, il insuffla ensuite l’homme psychique. Tel est l’homme qui fut fait « selon l’image et la ressemblance ». Selon l’image d’abord : c’est l’homme hylique, proche de Dieu, mais sans lui être consubstantiel. Selon la ressemblance ensuite : c’est l’homme psychique. De là vient que la substance de ce dernier est appelée « esprit de vie » car elle provient d’un écoulement spirituel. Puis, en dernier lieu, disent-ils, l’homme fut enveloppé de la « tunique de peau » : à les en croire, ce serait l’élément charnel perceptible par les sens.
Quant à l’enfantement qu’avait produit leur Mère, c’est-à-dire Achamoth, en contemplant les Anges qui entouraient le Sauveur, il était consubstantiel à celle-ci, donc pneumatique : c’est pourquoi il resta, disent-ils, lui aussi, ignoré du Démiurge. Il fut déposé secrètement dans le Démiurge, à l’insu de celui-ci, afin d’être semé par son entremise dans l’âme qui proviendrait de lui, ainsi que dans le corps hylique : ainsi porté dans ces éléments comme dans une sorte de sein, il pourrait y prendre de la croissance et devenir prêt pour la réception du Logos parfait. Ainsi donc, comme ils disent, le Démiurge n’aperçut pas l’homme pneumatique semé par Sagesse à l’intérieur même de son souffle à lui par l’effet d’une puissance et d’une providence inexprimables. Comme il avait ignoré la Mère, il ignora la semence de celle-ci. Cette semence, disent-ils encore, c’est l’Église, figure de l’Église d’en haut. Tel est l’homme qu’ils prétendent exister en eux, de sorte qu’ils tiennent leur âme du Démiurge, leur corps du limon, leur enveloppe charnelle de la matière et leur homme pneumatique de leur Mère Achamoth.
Mission du Sauveur dans le monde :
Il existe donc, disent-ils, trois éléments : l’un, hylique, qu’ils appellent aussi « de gauche », périra inéluctablement, incapable qu’il est de recevoir aucun souffle d’incorruptibilité ; l’autre, psychique, qu’ils nomment aussi « de droite », tenant le milieu entre le pneumatique et l’hylique, ira du côté où il aura penché ; quant à l’élément pneumatique, il a été envoyé afin que, conjoint ici-bas au psychique, il soit « formé » , étant instruit en même temps que ce psychique durant son séjour en lui. C’est cet élément pneumatique, prétendent-ils, qui est « le sel » et « la lumière du monde ». Il fallait aussi, en effet, pour l’élément psychique, des enseignements sensibles. C’est pour cette raison, disent-ils, que le monde a été constitué et que, d’autre part, le Sauveur est venu en aide à ce psychique, puisque celui-ci est doué de libre arbitre, afin de le sauver. Car il a pris, disent-ils, les prémices de ce qu’il devait sauver : d’Achamoth, il a reçu l’élément pneumatique ; par le Démiurge, il a été revêtu du Christ psychique ; enfin, du fait de l’« économie », il s’est vu entourer d’un corps ayant une substance psychique, mais organisé avec un art inexprimable de manière à être visible, palpable et passible ; quant à la substance hylique, il n’en a pas pris la moindre parcelle, disent-ils, car la matière n’est pas capable de salut. La consommation finale aura lieu lorsqu’aura été « formé » et rendu parfait par la gnose tout l’élément pneumatique, c’est-à-dire les hommes pneumatiques, ceux qui possèdent la gnose parfaite concernant Dieu et ont été initiés aux mystères d’Achamoth : ces hommes-là, ce sont eux-mêmes, assurent-ils.
Par contre, ce sont des enseignements psychiques qu’ont reçus les hommes psychiques, ceux qui sont affermis par le moyen des œuvres et de la foi nue et qui n’ont pas la gnose parfaite : ces hommes-là, disent-ils, ce sont ceux qui appartiennent à l’Église, c’est-à-dire nous. C’est pourquoi, déclarent-ils, une bonne conduite est pour nous indispensable : sans quoi, point de possibilité de salut. Quant à eux, ce n’est pas par les œuvres, mais du fait de leur nature pneumatique, qu’ils seront absolument et de toute façon sauvés. De même que l’élément choïque ne peut avoir part au salut – car il n’a pas en lui, disent-ils, la capacité réceptive de ce salut -, de même l’élément pneumatique, qu’ils prétendent constituer, ne peut absolument pas subir la corruption, quelles que soient les œuvres en lesquelles ils se trouvent impliqués. Comme l’or, déposé dans la fange, ne perd pas son éclat, mais garde sa nature, la fange étant incapable de nuire en rien à l’or, ainsi eux-mêmes, disent-ils, quelles que soient les œuvres hyliques où ils se trouvent mêlés, n’en éprouvent aucun dommage et ne perdent pas leur substance pneumatique.
Aussi bien les plus « parfaits » d’entre eux commettent-ils impudemment toutes les actions défendues, celles dont les Écritures affirment que « ceux qui les font ne posséderont point l’héritage du royaume de Dieu ». Ils mangent sans discernement les viandes offertes aux idoles, estimant n’être aucunement souillés par elles. Ils sont les premiers à se mêler à toutes les réjouissances auxquelles donnent lieu les fêtes païennes célébrées en l’honneur des idoles. Certains d’entre eux ne s’abstiennent pas même des spectacles sanguinaires, en horreur à Dieu et aux hommes, où des gladiateurs luttent contre des bêtes ou combattent entre eux. Il en est qui, se faisant jusqu’à la satiété les esclaves des plaisirs charnels, paient, comme ils disent, le tribut du charnel à ce qui est charnel et le tribut du pneumatique à ce qui est pneumatique. Les uns ont secrètement commerce avec les femmes qu’ils endoctrinent, comme l’ont fréquemment avoué, avec leurs autres erreurs, des femmes séduites par certains d’entre eux et revenues ensuite à l’Église de Dieu. D’autres, procédant ouvertement et sans la moindre pudeur, ont arraché à leurs maris, pour se les unir en mariage, les femmes dont ils s’étaient épris. D’autres encore, après des débuts pleins de gravité, où ils feignaient d’habiter avec des femmes comme avec des sœurs, ont vu, avec le temps, leur fraude éventée, la sœur étant devenue enceinte par le fait de son prétendu frère.
Et alors qu’ils commettent beaucoup d’autres infamies et impiétés, nous, qui par crainte de Dieu nous gardons de pécher même en pensée ou en parole, nous nous voyons traiter par eux de gens simples et qui ne savent rien, cependant qu’ils s’exaltent eux-mêmes au-delà de toute mesure, se décernant les titres de « parfaits » et de « semence d’élection ». Nous, à les en croire, nous n’avons reçu la grâce que pour un simple usage : c’est pourquoi elle nous sera ôtée. Mais eux, c’est en toute propriété qu’ils possèdent cette grâce qui est descendue d’en haut, de l’ineffable et innommable syzygie : aussi leur sera-t-elle ajoutée. Telle est la raison pour laquelle ils doivent sans cesse et de toute manière s’exercer au mystère de la syzygie. Et voici ce qu’ils font croire aux insensés, en leur disant en propres termes : « Quiconque est « dans le monde », s’il n’a pas aimé une femme de manière à s’unir à elle, n’est pas « de la Vérité » et ne passera pas dans la Vérité ; mais celui qui est « du monde », s’il s’est uni à une femme, ne passera pas davantage dans la Vérité, parce que c’est dans la concupiscence qu’il s’est uni à cette femme. » Pour nous donc, qu’ils appellent « psychiques » et qu’ils disent être « du monde », la continence et les œuvres bonnes sont nécessaires afin que nous puissions, grâce à elles, parvenir au lieu de l’Intermédiaire ; mais pour eux, qui se nomment « pneumatiques » et « parfaits », il n’en est pas question, car ce ne sont pas les œuvres qui introduisent dans le Plérôme, mais la semence, qui, envoyée de là-haut toute petite, se perfectionne ici-bas.
Sort final des trois substances et précisions diverses :
Lors donc que toute la semence aura atteint sa perfection, Achamoth leur Mère quittera, disent-ils, le lieu de l’Intermédiaire et fera son entrée dans le Plérôme ; elle recevra alors pour époux le Sauveur issu de tous les Éons, de sorte qu’il y aura syzygie du Sauveur et de Sagesse-Achamoth. Ce sont là l’« Époux » et l’« Épouse », et la chambre nuptiale sera le Plérôme tout entier. Quant aux pneumatiques, ils se dépouilleront de leurs âmes et, devenus esprits de pure intelligence, ils entreront de façon insaisissable et invisible à l’intérieur du Plérôme, pour y être donnés à titre d’épouses aux Anges qui entourent le Sauveur. Le Démiurge changera de lieu, lui aussi : il passera dans celui de sa Mère Sagesse, c’est-à-dire dans l’Intermédiaire. Les âmes des « justes », elles aussi, auront leur repos dans le lieu de l’Intermédiaire, car rien de psychique n’ira à l’intérieur du Plérôme. Cela fait, le feu qui est caché dans le monde jaillira, s’enflammera et, détruisant toute la matière, sera consumé avec elle et s’en ira au néant. Le Démiurge, assurent-ils, n’a rien su de tout cela avant la venue du Sauveur.
Il en est qui disent que le Démiurge a émis également un Christ en qualité de fils, mais un Christ psychique comme lui ; c’est de ce Christ qu’il a parlé par les prophètes ; c’est lui qui est passé à travers Marie, comme de l’eau à travers un tube, et c’est sur lui que, lors du baptême, est descendu sous forme de colombe le Sauveur appartenant au Plérôme et issu de tous les Éons ; en lui s’est encore trouvée la semence pneumatique issue d’Achamoth. C’est ainsi que, à les en croire, notre Seigneur a été composé de quatre éléments, conservant ainsi la figure de la fondamentale et primitive Tétrade : l’élément pneumatique, venant d’Achamoth ; l’élément psychique, venant du Démiurge ; l’élément de l’« économie », organisé avec un art inexprimable ; le Sauveur enfin, c’est-à-dire la colombe qui descendit sur lui. Ce Sauveur est demeuré impassible : il ne pouvait en effet souffrir, étant insaisissable et invisible. C’est pourquoi, tandis que le Christ était amené à Pilate, son Esprit, qui avait été déposé en lui, lui fut enlevé. Il y a plus : même la semence provenant de la Mère n’a pas souffert, disent-ils, car elle aussi était impassible, en tant que pneumatique et invisible au Démiurge lui-même. N’a donc souffert, en fin de compte, que leur prétendu Christ psychique et celui qui fut constitué par l’« économie » : ce double élément a souffert « en mystère », afin que, à travers lui, la Mère manifestât la figure du Christ d’en haut, qui s’étendit sur la Croix et qui forma Achamoth d’une formation selon la substance. Car, disent-ils, toutes les choses d’ici-bas sont les figures de celles de là-haut.
Les âmes qui possédaient la semence venant d’Achamoth étaient, disent-ils, meilleures que les autres : c’est pourquoi le Démiurge les aimait davantage, ne sachant pas la raison de cette supériorité, mais s’imaginant qu’elles étaient telles grâce à lui. Aussi les mettait-il au rang des prophètes, des prêtres et des rois. Et beaucoup de paroles, expliquent-ils, furent dites par cette semence parlant par l’organe des prophètes, car elle était d’une nature plus élevée. Mais la Mère elle aussi en dit un grand nombre, prétendent-ils, concernant les choses d’en haut, et même il en est beaucoup qui vinrent par le Démiurge et par les âmes que fit celui-ci. C’est ainsi qu’en fin de compte ils découpent les prophéties, affirmant qu’une partie d’entre elles émane de la Mère, une autre, de la semence, une autre enfin, du Démiurge. De même encore pour Jésus : certaines paroles de lui viendraient du Sauveur, d’autres, de la Mère, d’autres enfin, du Démiurge, comme nous le montrerons dans la suite de notre exposé.
Le Démiurge, qui ignorait les réalités situées au-dessus de lui, était bien remué par les paroles en question ; cependant il n’en fit aucun cas, leur attribuant tantôt une cause, tantôt une autre, soit l’esprit prophétique, qui a lui aussi son propre mouvement, soit l’homme, soit un mélange d’éléments inférieurs. Il demeura dans cette ignorance jusqu’à la venue du Sauveur. Lorsque vint le Sauveur, le Démiurge, disent-ils, apprit de lui toutes choses et, tout joyeux, se rallia à lui avec toute son armée. C’est lui le centurion de l’Évangile qui déclare au Sauveur : « Et moi aussi, j’ai sous mon pouvoir des soldats et des serviteurs ; et tout ce que je commande, ils le font. » Il accomplira l’« économie » qui concerne le monde, jusqu’au temps requis, à cause surtout de l’Église dont il a la charge, mais aussi à cause de la connaissance qu’il a de la récompense qui lui est préparée, à savoir son futur transfert dans le lieu de la Mère.
Ils posent comme fondement trois races d’hommes : pneumatique, psychique et choïque, selon ce que furent Caïn, Abel et Seth : car, à partir de ces derniers, ils veulent établir l’existence des trois natures, non plus dans un seul individu, mais dans l’ensemble de la race humaine.
L’élément choïque ira à la corruption. L’élément psychique, s’il choisit le meilleur, aura son repos dans le lieu de l’Intermédiaire ; mais, s’il choisit le pire, il ira retrouver, lui aussi, ce à quoi il se sera rendu semblable. Quant aux éléments pneumatiques que sème Achamoth depuis l’origine jusqu’à maintenant dans des âmes « justes », après avoir été instruits et nourris ici-bas – car c’est tout petits qu’ils sont envoyés – et après avoir été ensuite jugés dignes de la « perfection », ils seront donnés à titre d’épouses, affirment-ils, aux Anges du Sauveur, cependant que leurs âmes iront de toute nécessité, dans l’Intermédiaire, prendre leur repos avec le Démiurge, éternellement. Les âmes elles-mêmes, disent-ils, se subdivisent en deux catégories : celles qui sont bonnes par nature et celles qui sont mauvaises par nature. Les âmes bonnes sont celles qui ont une capacité réceptive par rapport à la semence ; au contraire, celles qui sont mauvaises par nature ne peuvent en aucune façon recevoir cette semence.
Exégèses gnostiques :
Telle est leur doctrine, que ni les prophètes n’ont prêchée, ni le Seigneur n’a enseignée, ni les apôtres n’ont transmise, et dont ils se vantent d’avoir reçu la connaissance plus excellemment que tous les autres hommes. Tout en alléguant des textes étrangers aux Écritures et tout en s’employant, comme on dit, à tresser des cordes avec du sable, ils ne s’en efforcent pas moins d’accommoder à leurs dires, d’une manière plausible, tantôt des paraboles du Seigneur, tantôt des oracles de prophètes, tantôt des paroles d’apôtres, afin que leur fiction ne paraisse pas dépourvue de témoignage. Ils bouleversent l’ordonnance et l’enchaînement des Écritures et, autant qu’il dépend d’eux, ils disloquent les membres de la vérité. Ils transfèrent et transforment, et, en faisant une chose d’une autre, ils séduisent nombre d’hommes par le fantôme inconsistant qui résulte des paroles du Seigneur ainsi accommodées. Il en est comme de l’authentique portrait d’un roi qu’aurait réalisé avec grand soin un habile artiste au moyen d’une riche mosaïque. Pour effacer les traits de l’homme, quelqu’un bouleverse alors l’agencement des pierres, de façon à faire apparaître l’image, maladroitement dessinée, d’un chien ou d’un renard. Puis il déclare péremptoirement que c’est là l’authentique portrait du roi effectué par l’habile artiste. Il montre les pierres – celles-là mêmes que le premier artiste avait adroitement disposées pour dessiner les traits du roi, mais que le second vient de transformer vilainement en l’image d’un chien -, et, par l’éclat de ces pierres, il parvient à tromper les simples, c’est-à-dire ceux qui ignorent les traits du roi, et à les persuader que cette détestable image de renard est l’authentique portrait du roi. C’est exactement de la même façon que ces gens-là, après avoir cousu ensemble des contes de vieilles femmes, arrachent ensuite de-ci de-là des textes, des sentences, des paraboles, et prétendent accommoder à leurs fables les paroles de Dieu. Nous avons relevé déjà les passages scripturaires qu’ils accommodent aux événements survenus dans le Plérôme.
Voici maintenant les textes qu’ils tentent d’appliquer aux événements survenus hors du Plérôme. Le Seigneur, disent-ils, vint à sa Passion dans les derniers temps du monde pour montrer la passion survenue dans le dernier des Éons et pour faire connaître, par sa fin à lui, quelle fut la fin de la production des Éons. La fillette de douze ans, fille du chef de la synagogue, que le Seigneur, debout près d’elle, éveilla d’entre les morts, était, expliquent-ils, la figure d’Achamoth, que leur Christ, étendu au-dessus d’elle, forma et amena à la conscience de la Lumière qui l’avait abandonnée. Que le Sauveur soit apparu à Achamoth tandis qu’elle était hors du Plérôme et encore à l’état d’avorton, Paul, disent-ils, l’affirme dans sa première épître aux Corinthiens par ces mots : « En tout dernier lieu, il s’est montré à moi aussi, comme à l’avorton. » Cette venue vers Achamoth du Sauveur escorté de ses compagnons d’âge est pareillement révélée par Paul dans cette même épître, lorsqu’il dit que « la femme doit avoir un voile sur la tête à cause des Anges ». Et que, au moment où le Sauveur venait vers elle, Achamoth se soit couverte d’un voile par révérence, Moïse l’a fait connaître en se couvrant la face d’un voile. Quant aux passions subies par Achamoth, le Seigneur, assurent-ils, les a manifestées. Ainsi, en disant sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », il a fait connaître que Sagesse avait été abandonnée par la Lumière et arrêtée par Limite dans son élan vers l’avant ; il a fait connaître la tristesse de cette même Sagesse, en disant : « Mon âme est accablée de tristesse » ; sa crainte, en disant : « Père, si c’est possible, que la coupe passe loin de moi ! » ; son angoisse, de même, en disant : « Que dirai-je ? Je ne le sais ».
Le Seigneur, enseignent-ils, a fait connaître trois races d’hommes de la manière suivante. Il a indiqué la race hylique, lorsque, à celui qui lui disait : « Je te suivrai », il répondait : « Le Fils de l’homme n’a pas où reposer sa tête. » Il a désigné la race psychique, lorsque, à celui qui lui disait : « Je te suivrai, mais permets-moi d’aller d’abord faire mes adieux à ceux de ma maison », il répondait : « Quiconque, ayant mis la main à la charrue, regarde en arrière n’est pas propre au royaume des cieux. » Cet homme, prétendent-ils, était de l’Intermédiaire. De même celui qui confessait avoir accompli les multiples devoirs de la « justice », mais qui refusa ensuite de suivre le Sauveur, vaincu par une richesse qui l’empêcha de devenir « parfait », celui-là aussi, disent-ils, faisait partie de la race psychique. Quant à la race pneumatique, le Seigneur l’a signifiée par ces paroles : « Laisse les morts ensevelir leurs morts ; pour toi, va et annonce le royaume de Dieu », ainsi que par ces mots adressés à Zachée le publicain : « Hâte-toi de descendre, car il faut que je loge aujourd’hui dans ta maison. » Ces hommes, proclament-ils, appartenaient à la race pneumatique. Même la parabole du ferment qu’une femme est dite avoir caché dans trois mesures de farine désigne, selon eux, les trois races : la femme, enseignent-ils, c’est Sagesse ; les trois mesures de farine sont les trois races d’hommes, pneumatique, psychique et choïque ; quant au ferment, c’est le Sauveur lui-même. Paul, lui aussi, parle en termes précis de choïques, de psychiques et de pneumatiques. Il dit quelque part : « Tel fut le choïque, tels sont aussi les choïques. » Et ailleurs : « L’homme psychique ne reçoit pas les choses de l’Esprit. » Et ailleurs encore : « Le pneumatique juge de tout. » La phrase « Le psychique ne reçoit pas les choses de l’Esprit » vise, d’après eux, le Démiurge, lequel, étant psychique, ne connaît ni la Mère, qui est pneumatique, ni la semence de celle-ci, ni les Bons du Plérôme. Paul affirme encore que le Sauveur a assumé les prémices de ce qu’il allait sauver : « Si les prémices sont saintes, dit-il, la pâte l’est aussi ». Les prémices, enseignent-ils, c’est l’élément pneumatique ; la pâte, c’est nous, c’est-à-dire l’Église psychique ; cette pâte, disent-ils, le Sauveur l’a assumée et l’a soulevée avec lui, car il était le ferment. Qu’Achamoth se soit égarée hors du Plérôme, ait été formée par le Christ et cherchée par le Sauveur, c’est, disent-ils, ce que celui-ci a signifié en déclarant qu’il était venu vers la brebis égarée. Cette brebis égarée, expliquent-ils ? C’est leur Mère, de laquelle ils veulent qu’ait été semée l’Église d’ici-bas ; l’égarement de cette brebis, c’est son séjour hors du Plérôme, au sein de toutes les passions d’où ils prétendent qu’est sortie la matière. Quant à la femme qui balaie sa maison et retrouve sa drachme, c’est, expliquent-ils, la Sagesse d’en haut, qui a perdu son Enthymésis, mais qui, plus tard, lorsque toutes choses auront été purifiées par la venue du Sauveur, la retrouvera : car, à les en croire, cette Enthymésis doit être rétablie un jour à l’intérieur du Plérôme. Siméon, qui reçut dans ses bras le Christ et rendit grâces à Dieu en disant : « Maintenant tu laisses ton serviteur s’en aller, ô Maître, selon ta parole, dans la paix », est, selon eux, la figure du Démiurge, qui, à la venue du Sauveur, apprit son changement de lieu et rendit grâces à l’Abîme. Quant à Anne la prophétesse, qui est présentée dans l’Évangile comme ayant vécu sept années avec son mari et ayant persévéré tout le reste du temps dans son veuvage, jusqu’au moment où elle vit le Sauveur, le reconnut et parla de lui à tout le monde, elle signifie manifestement Achamoth, qui, après avoir vu jadis durant un bref moment le Sauveur avec ses compagnons d’âge, demeure ensuite tout le reste du temps dans l’Intermédiaire, attendant qu’il revienne et l’établisse dans sa syzygie. Son nom a été indiqué par le Sauveur en cette parole : « La Sagesse a été justifiée par ses enfants », et par Paul en ces termes : « Nous parlons de Sagesse parmi les parfaits. » De même encore, les syzygies existant à l’intérieur du Plérôme, Paul les aurait fait connaître en manifestant l’une d’entre elles ; parlant en effet du mariage d’ici-bas, il dit : « Ce mystère est grand : je veux dire, en référence au Christ et à l’Église. »
Ils enseignent encore que Jean, le disciple du Seigneur, a faitconnaître la première Ogdoade. Voici leurs propres paroles. – Jean, le disciple du Seigneur, voulant exposer la genèse de toutes choses, c’est-à-dire la façon dont le Père a émis toutes choses, pose à la base un certain Principe, qui est le premier engendré de Dieu, celui qu’il appelle encore Fils et Dieu Monogène et en qui le Père a émis toutes choses de façon séminale. Par ce Principe, dit Jean, a été émis le Logos et, en lui, la substance entière des Éons, que le Logos a lui-même formée par la suite. Puisque Jean parle de la première genèse, c’est à juste titre qu’il commence son enseignement par le Principe ou Fils et par le Logos. Il s’exprime ainsi : « Dans le Principe était le Logos, et le Logos était tourné vers Dieu, et le Logos était Dieu ; ce Logos était dans le Principe, tourné vers Dieu. » D’abord, il distingue trois ternies : Dieu, le Principe et le Logos ; ensuite il les unit. C’est afin de montrer, d’une part, l’émission de chacun des deux termes, à savoir le Fils et le Logos ; de l’autre, l’unité qu’ils ont entre eux en même temps qu’avec le Père. Car dans le Père et venant du Père est le Principe ; dans le Principe et venant du Principe est le Logos. Jean s’est donc parfaitement exprimé lorsqu’il a dit : « Dans le Principe était le Logos » : le Logos était en effet dans le Fils. « Et le Logos était tourné vers Dieu » : le Principe l’était en effet, lui aussi. « Et le Logos était Dieu » : simple conséquence, puisque ce qui est né de Dieu est Dieu. « Ce Logos était dans le Principe, tourné vers Dieu » : cette phrase révèle l’ordre de l’émission. « Toutes choses ont été faites par son entremise, et sans lui rien n’a été fait » : en effet, pour tous les Éons qui sont venus après lui, le Logos a été cause de formation et de naissance. Mais Jean poursuit : « Ce qui a été fait en lui est la Vie. » Par là, il indique une syzygie. Car toutes choses, dit-il, ont été faites par son entremise seulement, mais la Vie l’a été en lui. Celle-ci, qui a été faite en lui, lui est donc plus intime que ce qui n’a été fait que par son entremise : elle lui est unie et fructifie grâce à lui. Jean ajoute en effet : « Et la Vie était la Lumière des Hommes ». Ici, en disant « Hommes », il indique, sous ce même nom, l’Eglise, afin de bien montrer, par l’emploi d’un seul nom, la communion de syzygie : car de Logos et Vie proviennent Homme et Église. Jean appelle la Vie « la Lumière des Hommes », parce que ceux-ci ont été illuminés par elle, autrement dit formés et manifestés. C’est aussi ce que dit Paul : « Tout ce qui est manifesté est Lumière. » Puis donc que la Vie a manifesté et engendré l’Homme et l’Église, elle est appelée leur Lumière. Ainsi, par ces paroles, Jean a clairement montré, entre autres choses, la deuxième Tétrade : Logos et Vie, Homme et Église. Mais il a indiqué aussi la première Tétrade. Car, parlant du Sauveur et disant que tout ce qui est hors du Plérôme a été formé par lui, il dit du même coup que ce Sauveur est le fruit de tout le Plérôme. Il l’appelle en effet la Lumière, celle qui brille dans les ténèbres et qui n’a pas été saisie par elles, parce que, tout en harmonisant tous les produits de la passion, il est resté ignoré de ceux-ci. Ce Sauveur, Jean l’appelle encore Fils, Vérité, Vie, Logos qui s’est fait chair : nous avons vu sa gloire, dit-il, et sa gloire était telle qu’était celle du Monogène, celle qui avait été donnée par le Père à celui-ci, remplie de Grâce et de Vérité. Voici les paroles de Jean : « Et le Logos s’est fait chair, et il a habité parmi nous, et nous avons vu sa gloire, gloire comme celle que le Monogène tient du Père, remplie de Grâce et de Vérité. » C’est donc avec exactitude que Jean a indiqué aussi la première Tétrade : Père et Grâce, Monogène et Vérité. C’est ainsi qu’il a parlé de la première Ogdoade, Mère de tous les Eons : il a nommé le Père et la Grâce, le Monogène et la Vérité, le Logos et la Vie, l’Homme et l’Église. – Ainsi s’exprime Ptolémée.
Tu vois donc, cher ami, à quels artifices ils recourent pour se duper eux-mêmes, malmenant les Écritures et s’efforçant de donner par elles de la consistance à leur fiction. C’est pourquoi j’ai rapporté leurs termes mêmes, pour que tu puisses constater la fourberie de leurs artifices et la perversité de leurs erreurs. Tout d’abord, en effet, si Jean s’était proposé d’indiquer l’Ogdoade d’en haut, il aurait conservé l’ordre des émissions : la première Tétrade étant la plus vénérable, comme ils disent, il l’aurait mise en place avec les premiers noms et lui aurait rattaché la seconde Tétrade, afin de faire voir par l’ordre des noms l’ordre des Éons de l’Ogdoade ; et ce n’est pas après un si long moment, comme s’il l’avait oubliée et s’en était ensuite ressouvenu, qu’il aurait, tout à la fin, mentionné la première Tétrade. En second lieu, s’il avait voulu signifier les syzygies, il n’aurait pas passé sous silence le nom de l’Église : en effet, ou bien il devait se ^contenter, dans les autres syzygies aussi, de nommer les Éons masculins, les Éons féminins pouvant être sous-entendus, et cela afin de garder parfaitement l’unité ; ou bien, s’il passait en revue les compagnes des autres Éons, il devait indiquer aussi la compagne de l’Homme, au lieu de nous laisser deviner son nom.
La fausseté de leur exégèse saute donc aux yeux. En fait, Jean proclame un seul Dieu tout-puissant et un seul Fils unique, le Christ Jésus, par l’entremise de qui tout a été fait ; c’est lui le Verbe de Dieu, lui le Fils unique, lui l’Auteur de toutes choses, lui la vraie Lumière éclairant tout homme, lui l’Auteur du cosmos ; c’est lui qui est venu dans son propre domaine, lui-même qui s’est fait chair et a habité parmi nous. Ces gens-là, au contraire, faussant par leurs arguties captieuses l’exégèse du texte, veulent que, selon l’émission, autre soit le Monogène, qu’ils appellent aussi le Principe, autre le Sauveur, autre encore le Logos, fils du Monogène, autre enfin le Christ, émis pour le redressement du Plérôme. Détournant chacune des paroles de l’Écriture de sa vraie signification et usant des noms d’une manière arbitraire, ils les ont transposés dans le sens de leur système, à telle enseigne que, d’après eux, dans un texte aussi considérable, Jean n’aurait même pas fait mention du Seigneur Jésus-Christ. Car, en mentionnant le Père et la Grâce, le Monogène et la Vérité, le Logos et la Vie, l’Homme et l’Église, Jean aurait, suivant leur système, mentionné simplement la première Ogdoade, en laquelle ne se trouve point encore Jésus, point encore le Christ, le Maître de Jean. En réalité, ce n’est point de leurs syzygies que parle l’Apôtre, mais de notre Seigneur Jésus-Christ, qu’il sait être le Verbe de Dieu. Et Jean lui-même nous montre qu’il en est bien ainsi. Revenant en effet à Celui dont il a dit plus haut qu’il était au commencement, c’est-à-dire au Verbe, il ajoute cette précision : « Et le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous. » Selon leur système, au contraire, ce n’est pas le Logos qui s’est fait chair, puisqu’il n’est même jamais sorti du Plérôme, mais bien le Sauveur, qui est issu de tous les Éons et est postérieur au Logos.
Apprenez donc, insensés, que Jésus, qui a souffert pour nous ? Qui a habité parmi nous, ce Jésus même est le Verbe de Dieu. Si quelque autre parmi les Éons s’était fait chair pour notre salut, on pourrait admettre que l’Apôtre parle d’un autre ; mais si Celui qui est descendu et remonté est le Verbe du Père, le Fils unique du Dieu unique, incarné pour les hommes selon le bon plaisir du Père, alors Jean ne parle ni d’un autre ni d’une prétendue Ogdoade, mais bien du Seigneur Jésus-Christ. Car, d’après eux, le Logos ne s’est pas à proprement parler fait chair : le Sauveur, disent-ils, s’est revêtu d’un corps psychique provenant de l’« économie » et disposé par une providence inexprimable de façon à être visible et palpable. Mais, leur répondrons-nous, la chair est ce modelage de limon effectué par Dieu en Adam à l’origine, et c’est cette chair-là même que, au dire de Jean, le Verbe de Dieu est en toute vérité devenu. Et par là s’écroule leur primitive et fondamentale Ogdoade. Car, une fois prouvé que le Logos, le Monogène, la Vie, la Lumière, le Sauveur, le Christ et le Fils de Dieu sont un seul et même être, lequel précisément s’est incarné pour nous, c’en est fait de tout l’échafaudage de leur Ogdoade. Et, celle-ci réduite en miettes, c’est tout leur système qui s’effondre, ce songe vain pour la défense duquel ils malmènent les Écritures.
Car, après avoir forgé de toutes pièces leur système, 9, 4. ils rassemblent ensuite des textes et des noms épars et, comme nous l’avons déjà dit, ils les font passer de leur signification naturelle à une signification qui leur est étrangère. Ils font comme ces auteurs qui se proposent le premier sujet venu, puis s’escriment à le traiter avec des vers qu’ils tirent des poèmes d’Homère. Les naïfs alors s’imaginent qu’Homère a composé des vers sur ce sujet tout nouveau ; beaucoup de gens s’y laissent prendre à cause de la suite bien ordonnée des vers et se demandent si Homère ne serait pas effectivement l’auteur du poème. Voici comment, avec des vers d’Homère, on a pu décrire l’envoi d’Héraclès par Eurysthée vers le chien de l’Hadès – rien ne nous empêche de recourir à pareil exemple, puisqu’il s’agit d’une tentative de tout point identique dans l’un et l’autre cas – : Quel est le naïf qui ne se laisserait prendre par ces vers et ne croirait qu’Homère les a composés tels quels pour traiter ce sujet ? Celui qui est versé dans les récits homériques pourra reconnaître les vers, il ne reconnaîtra pas le sujet traité : il sait fort bien que tel de ces vers se rapporte à Ulysse, tel autre à Héraclès lui-même, tel autre à Priam, tel autre encore à Ménélas et à Agamemnon. Et s’il prend ces vers pour restituer chacun d’eux à son livre originel, il fera disparaître le sujet en question. Ainsi en va-t-il de celui qui garde en soi, sans l’infléchir, la règle de vérité qu’il a reçue par son baptême : il pourra reconnaître les noms, les phrases et les paraboles provenant des Écritures, il ne reconnaîtra pas le système blasphématoire inventé par ces gens-là. Il reconnaîtra les pierres de la mosaïque, mais il ne prendra pas la silhouette du renard pour le portrait du Roi. En replaçant chacune des paroles dans son contexte et en l’ajustant au corps de la vérité, il mettra à nu leur fiction et en démontrera l’inconsistance.
Puisqu’à ce vaudeville il ne manque que le dénouement, c’est-à-dire que quelqu’un mette le point final à leur farce en y adjoignant une réfutation en règle, nous croyons nécessaire de souligner avant toute autre chose les points sur lesquels les pères de cette fable diffèrent entre eux, inspirés qu’ils sont par différents esprits d’erreur. Déjà par là, en effet, il sera possible de saisir exactement, avant même que nous n’en fournissions la démonstration, et la solide vérité proclamée par l’Église et le mensonge échafaudé par ces gens-là.
Plus sur le sujet :
Contre les Hérésies, Irénée de Lyon. Edité par Antoine Beltrano et par www.Jesusmarie.com.