V
En examinant de près la situation historique que nous venons d’exposer, le lecteur comprendra comment la communauté chrétienne, tout en croyant ne pas pêcher dans les actes commandés par Jésus, a dû cependant affirmer que de tels actes étaient immoraux et en cacher soigneusement l’existence aux yeux du monde extérieur.
Seulement, lorsque le nombre des communautés chrétiennes alla en grandissant, mille raisons vinrent rendre difficile, presque impossible, la conservation de ce secret.
Parmi les innombrables néophytes de l’Évangile, il y en eut sans doute qui, attirés surtout par la curiosité, ne trouvèrent pas dans les mystères chrétiens, une solution satisfaisante aux problèmes qui les tourmentaient. Fatigués par des actes auxquels leur corps ne s’associait plus qu’avec répugnance, sans espoir de voir jaillir en eux cette illumination complète dont leur parlaient certains croyants, ils quittaient la communauté et renonçaient à en faire partie.
Voulant éviter à d’autres les désillusions auxquelles ils avaient été exposés, ils ne se gênaient nullement pour raconter à leurs amis de quelle nature étaient les cérémonies auxquelles ils avaient été soumis.
D’autre part, certains propagandistes du christianisme pouvaient découvrir trop tôt ces vérités au cours de conversations avec des étrangers qu’ils espéraient amener à leur foi ; pour ces raisons, pour d’autres encore, telles que les paroles imprudentes ou légères que des fidèles, hommes ou femmes, durent laisser échapper en bien des circonstances, il arriva bientôt que le monde romain fut plein du bruit des choses étranges qui se passaient dans les mystères chrétiens, et cette situation, qui rendait difficile et pénible leur mission aux apôtres, les amena souvent à adresser des remontrances à leurs ouailles.
Dans la Première lettre aux Corinthiens, Saint-Paul s’écrie :
V. 1. On entend dire de toutes parts qu’il y a parmi vous de l’impudicité et une telle impudicité que, même parmi les gentils, on n’entend parler de rien de semblable… Le meilleur moyen d’éviter cette mauvaise réputation pour le christianisme réside, selon Saint-Paul, dans une séparation complète et absolue entre les chrétiens et le- monde, c’est pourquoi il leur dit :
V. 9. Je vous ai écrit, dans ma lettre, de n’avoir aucune communication avec les impudiques.
10. Mais non absolument avec les impudiques de ce monde. Mais, malgré ces objurgations et bien d’autres répétées ensuite pour ceux qui se trouvaient dans une situation analogue à celle de Paul, la diffusion de la Vérité restait incompressible et tout le monde continuait à s’entretenir et à se scandaliser des scènes de débauche auxquelles on se livrait dans les conventicules de la Nouvelle Religion.
En présence de ce bruit continuel montant sans cesse jusqu’à eux du fond des masses populaires, les Pères de l’Église, les autorités ecclésiastiques, les successeurs des apôtres ne cessaient d’y opposer les démentis les plus formels, les plus catégoriques : « Rien n’était vrai, tout était calomnieux, inventé de fond en comble, sans la moindre base sérieuse, et les chrétiens vivaient, au contraire, tous dans une sainte abstinence ! »
Mais l’aplomb et la persévérance dans le mensonge ne suffisent pas pour tenir tête à toutes les situations : c’est ce qui ne tarda pas à devenir évident aux chefs de l’Église chrétienne, qui comprirent qu’il était temps de faire la part du feu et de reconnaître au moins une partie de la vérité, s’ils ne voulaient pas voir leur prestige et leur autorité s’écrouler dans le néant.
C’est alors qu’on vit certains écrivains religieux reconnaître que de tels usages avaient pu exister chez certaines sectes chrétiennes, encore qu’elles aient été désavouées publiquement par la grande généralité des fidèles et proclamées hérétiques.
C’est ainsi que Théodoret et Prodicus rapportent que certaines sectes appelaient communion mystique l’acte de Vénus pratiqué publiquement dans le temple.
Saint Épiphane donne une description complète de la cérémonie eucharistique, mais il l’attribue exclusivement aux gnostiques et a soin de la représenter comme une aberration indigne des vrais chrétiens ; dans leurs assemblées, dit-il, les hommes et les femmes mangent réciproquement la semence reproductive de l’espèce humaine en se tournant vers l’autel et en disant au Très Haut) : « Offerimus tibi donum corpus Christi ». « Nous t’offrons en sacrifice le corps de Jésus-Christ ! »
Mais, d’une part, pendant que les scribes à la solde de l’Église essaient ainsi de sauver sa réputation en jetant sur des sectes hérétiques le mauvais renom du culte secret, d’autre part, les autorités dirigeant ce grand mouvement social s’efforcent de discipliner les agapes, d’y rétablir l’ordre, de les rendre moins attrayantes pour les fidèles, afin qu’ils aient plus présente à l’esprit l’idée du sacrifice qu’il viennent y offrir à Dieu.
C’est ainsi que le Concile de Laodicée commence par défendre le baiser de paix entre personnes de sexes différents ; le même Concile alla plus loin et abolit la coutume de dresser des lits dans les églises pour faire l’agape plus commodément.
Il ne s’agit point ici de ces lits d’apparat employés par les classes riches de l’Empire romain comme siège pour leurs repas ; en effet, les chrétiens étaient tous des travailleurs, en grande partie des esclaves, et si des lits étaient commodes pour l’agape, c’est qu’on s’y livrait à des actes pour lesquels le lit a toujours été réservé depuis que l’homme en a fait usage. Mais, malgré ces mesures restrictives, la vérité continuait à sourdre de toutes parts à travers les fentes des portes qui fermaient les temples chrétiens, et mettaient les mystères à l’abri de la curiosité profane.
Le clergé se sentait menacé par l’explosion du sentiment public vis-à-vis duquel il était obligé de lutter en ayant recours à la violence de mensonges continuels ; cette situation était intolérable ; d’autre part, l’Église, enrichie, appuyée sur une tradition déjà plusieurs fois séculaire, glorifiée par d’innombrables martyrs et possédant enfin l’appui de l’autorité impériale, se sentit assez forte pour se mettre entièrement en dehors du monde et pour expulser du sanctuaire la masse des fidèles. Le Concile de Carthage supprima purement et simplement l’agape, et remplaça ces assemblées fraternelles par la messe, cérémonie froide et symbolique que nous voyons encore célébrée de nos jours dans les édifices consacrés au culte chrétien.
Depuis ce moment, l’Eucharistie réelle n’est plus ouvertement accordée aux fidèles ; elle n’est plus permise qu’aux prêtres et à ceux qu’ils veulent bien associer volontairement à leurs pratiques ; le corps de Jésus-Christ n’est plus donné au chrétien par (le ministère de l’amour divin, sous forme de sperme émanant d’un saint figurant le Christ lui-même ; c’est l’hostie, simple parcelle de pâte de farine, qui va désormais remplir ce rôle. Les mystères n’ont plus de raison d’être et, à partir de ce jour, c’est à portes ouvertes que la messe est célébrée.
Dans les premiers temps qui suivirent ce décret, les desservants des diverses paroisses chrétiennes protestèrent contre la réforme que le Concile leur imposait ; ils firent parvenir à leurs ordinaires des missives, se plaignant de ce que les fidèles semblaient prendre bien moins d’intérêt au culte depuis qu’on lui avait donné cette nouvelle forme ; ils rapportaient que le nombre des assistants avait considérablement diminué depuis que l’agape avait fait place à la messe. Mais l’intérêt de l’Église commandait : le Concile avait parlé ; tout le monde dut s’incliner et la réforme resta debout.
VI
Cependant, un germe de mort était entré dans l’Église en même temps que ce mensonge énorme qui transformait une miette de pain en un Dieu Tout-Puissant. Il fallut adapter à l’hostie la plupart des textes relatifs à l’Eucharistie véritable.
Elle ne faisait point partie du corps du desservant et il n’était donc pas possible de la rattacher au corps et au sang de Jésus-Christ, en passant par la filiation interne de la transmission véritable. Il fallut dire que c’étaient les paroles prononcées par le prêtre à l’autel qui avaient la puissance magique de transformer en essence et en nature la pauvre hostie, qui, à partir de ce moment, acquérait subitement et d’une manière invisible la vertu d’être une parcelle de la substance du Christ, et cette invention pitoyable et maladroite devait devenir le pivot de la conscience du monde !
Dès le début, des théologiens instruits protestèrent contre le caractère inadmissible de ces affirmations imposées par le dogme de l’Église à tous ceux qui y entraient pour mener la vie large et facile du prêtre. Il fallut plus de huit siècles avant que la Papauté osât faire proclamer le dogme de la Transsubstantiation, qui fut voté en 1207 par le Concile de Latran.
« L’Eucharistie », déclarent les Pères réunis à cette assemblée, « est le grand mystère de l’amour de Jésus-Christ pour les hommes ; rester auprès de ceux qu’on aime, se sacrifier pour eux, s’unir à eux, c’est le triple vœu de tout amour. Ce vœu n’est pas complètement réalisable pour l’homme qui est borné dans sa puissance comme dans sa durée. Mais Dieu pouvant le réaliser, le réalise. En un mot, pour savoir ce que peut faire l’amour dans le cœur de Dieu, on na qu’à penser ce qu’il fait dans le cœur de l’homme et y ajouter l’infini ».
Mais ces déclarations solennelles n’empêchaient pas chaque prêtre en particulier de reconnaître en lui-même, d’une manière éclatante, la fausseté de ce qu’il était obligé d’affirmer journellement : plusieurs, repris par leur conscience, s’efforçaient de trouver un moyen de rapprocher l’enseignement religieux de la véritable tradition chrétienne. C’est de ce mouvement de pensées, grandi au point de s’étendre à des nations entières, que sortit la Réforme.
C’est au sujet de l’Eucharistie que la plupart des novateurs religieux introduisirent des modifications dans les doctrines enseignées par l’Église catholique ; Luther affirme que l’hostie est communiquée comme le corps de Jésus-Christ et avec ce corps, mais qu’elle n’est pas ce corps ; elle est communiquée comme le corps parce que le desservant donne l’hostie aux fidèles, comme lui-même a reçu le sperme divin de son ascendant dans la filiation mystique ; elle est communiquée avec ce corps parce que le desservant qui donne l’hostie n’a le pouvoir d’agir ainsi que parce qu !il a reçu une parcelle du corps véritable du Christ avant d’être appelé à remplir officiellement des fonctions sacerdotales mais l’hostie n’est pas ce corps : ceci n’a besoin de nulle explication.
On voit que ces thèses suivent de très près la réalité cachée, ne s’en écartent même en aucune façon ; mais elles laissent, somme toute, le fidèle dans une situation inférieure à celui de l’Église catholique, en ce sens qu’il n’a pas davantage la réalité de la communion et qu’on lui enlève l’illusion théophagique.
Zwingle se borne à dire que la Cène est un symbole, ce qui est très vrai tant de la communion spermatique du prêtre que de celle purement illusoire des fidèles. Mais si cette affirmation est sincère, elle est de peu d’importance et elle amoindrit considérablement la portée de ces actes. Calvin enseigne que le corps céleste de Jésus agit dans l’Eucharistie d’une manière miraculeuse sur l’âme des croyants. Cette formule conserve à la manducation des espèces tout le prestige que lui donne l’Église catholique et cependant l’affirmation de Calvin est beaucoup plus proche de la vérité, comme on peut s’en apercevoir lorsqu’on possède la définition exacte des termes qu’il emploie.
Nous avons vu qu’en vertu du texte de l’Évangile (Jean,VI, 56), celui qui mange la chair du Christ et qui boit son sang s’incorpore le Christ et est incorporé en lui. Par cette union, il devient une partie du corps du Sauveur dont la forme visible en ce monde comprend donc tous ceux qui ont eu part à la communion charnelle, sacrement fondamental de l’Église, c’est-à-dire tout le corps sacerdotal ; comme, sur cette terre, le prêtre est le représentant du Ciel, le corps du Christ ainsi formé par l’ensemble des prêtres peut être appelé par Calvin le corps céleste de Jésus. Ce corps agit sur l’âme du croyant d’une manière miraculeuse, dans l’Eucharistie exotérique, en faisant croire au fidèle que la divinité est présente dans un objet matériel, par la simple puissance de l’affirmation et dans l’Eucharistie ésotérique, en révélant au communiant les mystères de son assimilation personnelle à la Divinité.
On voit par quels biais, par quels faux-fuyants alambiqués les théologiens protestants ont cherché à corriger, dans le sens d’une apparente sincérité, mais non dépourvue d’hypocrisie, le grossier mensonge fondamental de la Foi catholique ; on voit également que s’ils ont voulu, dans une certaine mesure, éviter le reproche de dire consciemment le contraire de ce qui est, ils sont cependant restés à mille lieues de cette franchise éclatante qui eût consisté à affirmer la vérité, telle qu’elle leur était connue, dans le langage le plus clair et le plus simple possible.
Aussi le mouvement de la réforme devait-il nécessairement s’émietter et se subdiviser à l’infini dans un nombre illimité de formules dont aucune ne pouvait être définitive.