L’Eucharistie

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III

Cette pratique n’était pas nouvelle, Jésus n’en était pas l’inventeur ; elle n’aurait pu avoir d’ailleurs un effet aussi profond sur l’esprit de ceux à qui elle était révélée, si elle n’avait eu antérieurement des racines vivaces dans les mystères de la théologie.

Sondez les Écritures, dit le Christ, car c’est par elles que vous croyez avoir la vie éternelle, et ce sont elles qui rendent témoignage de moi. (Saint Jean, v. 39).

Et véritablement, si nous sondons les Écritures, c’est-à-dire si nous cherchons à nous rendre compte du sens caché sous les allégories de l’Ancien Testament, nous voyons fourmiller à chaque page les allusions à la spermatophagie sacrée, mystère traditionnel de la caste sacerdotale, marque cachée du ministère divin et de l’intelligence supérieure des prêtres.

Nous n’en citerons ici que quelques-unes, laissant au lecteur le soin de s’édifier par ses propres recherches, pour le surplus. La première image connue de tous, et rappelée d’ailleurs dans les versets cités plus haut, se trouve dans la manne du désert, nourriture spéciale donnée miraculeusement à son peuple élu. Le désert représente souvent, dans les Écritures, la solitude où doit se retirer le prêtre pour exercer sa dévotion suprême et recueillir la substance divine.

Une seconde figure allégorique plus développée est offerte par le sacrifice d’Abraham qui consent à immoler son fils pour satisfaire à la volonté divine ; en réalité, Dieu n’exige pas de lui l’accomplissement parfait de cet holocauste, il suffit qu’il fasse le geste d’y obtempérer, et c’est bien là ce que fait le prêtre en offrant à la divinité l’hommage de ce qui pourrait devenir son fils, si le temps et les circonstances étaient autres.

Enfin, nous signalerons encore l’arbre de vie du paradis terrestre dans la Genèse. Le fruit de l’arbre de vie est défendu aux hommes ; si ceux-ci en mangeaient, ils deviendraient semblables aux dieux, c’est-à-dire aux prêtres connaissant le bien et le mal. Ces images et ces explications deviennent fort claires lorsqu’on connaît les pratiques et les usages auxquels elles font allusion.

Mais les textes de l’Ancien Testament ont été eux-mêmes inspirés par la tradition religieuse antérieure, qui s’est épanouie dans la péninsule hindoustani, et qui a laissé des traces faciles à retrouver sous la forme d’une littérature sacrée dont plusieurs monuments sont à notre portée, ayant été traduits récemment en langue française.

Nous prendrons pour guide dans ces recherches « le Chant du bienheureux », ou Bhagavad-Gitâ, traduit du sanscrit par Émile Burnouf, et où nous retrouvons dans un langage plus explicite la même pratique traditionnelle de la spermatophagie sacrée, glorifiée comme étant l’unique moyen d’arriver à saisir Dieu, à s’unir à lui, à vivre dans une sainte perfection.

Dieu est l’âme universelle.

II. 17. Sache-le, il est indestructible, celui par qui a été développé cet Univers ; la destruction de cet Impérissable, nul ne peut l’accomplir.

18. Et ces corps qui finissent procèdent d’une âme éternelle, indestructible, immuable.

Le bonheur suprême réside dans l’union avec Dieu.

VI. 27. Une félicité suprême pénètre l’âme du Yogi ses passions sont apaisées ; il est devenu en essence Dieu lui-même, il est sans tache.

28. Ainsi, par l’exercice persévérant de la Sainte Union, l’homme purifié jouit heureusement dans son contact avec Dieu, d’une béatitude infinie.

29. Il voit l’àme résidant en tous les êtres vivants et dans l’âme de tous ces êtres, lorsque son âme à lui-même est unie de l’Union divine et qu’il voit, de toutes parts, l’Identité.

Cette union avec Dieu s’accomplit par un acte.

V. 5. Le séjour où l’on parvient par les méditations rationnelles, on y arrive aussi par les actes de l’union mystique, et celui qui voit une seule chose dans ces deux méthodes voit bien.

Le prêtre doit s’y livrer dans la solitude.

VI. 10. Que le Yogi exerce toujours sa dévotion seul, à l’écart, sans compagnie, maître de sa pensée, dépouillé d’espérance.

Pour trouver Dieu il s’adressera à sa force masculine, à sa puissance reproductive.

VII. 8. Je suis, dit Dieu, la force masculine dans les hommes.

X. 39. Ce qu’il y a de puissance reproductive dans les êtres vivants, dit encore Dieu, cela c’est moi.

Il trouvera le principe d’immortalité dans sa propre semence.

VIII. 10. Sache, dit le Dieu, que je suis la semence inépuisable de tous les vivants.

IX 18. Je suis… la semence immortelle. L’acte par lequel le prêtre s’unit à Dieu constitue le sacrifice suprême.

IV. 27. Quelques-uns, dans le feu mystique de la continence allumée par la science, offrent toutes les fonctions des sens et de la vie.

Mais il faut manger les restes du sacrifice.

IV. 31. Ceux qui mangent les restes du sacrifice, aliment d’immortalité, vont à l’éternel Dieu. Dans cet acte, le péché n’atteint pas le prêtre.

V. 7. Adonné à cette pratique l’âme purifiée, victorieux de lui-même et de ses sens, vivant de la vie de tous les vivants, il n’est pas souillé par son oeuvre.

V. 10. Celui qui ayant chassé le désir, accomplit les oeuvres en vue de Dieu n’est pas plus souillé par le péché que par l’eau la feuille du lotus.

C’est dans la compréhension de ces choses que résident les enseignements les plus précieux de la tradition.

XVIII. 63. Je t’ai exposé la science dans ses mystères les plus secrets. Examine-la tout entière et puis agis, selon ta volonté.

XVIII. 73. Le trouble a disparu. Dieu auguste, j’ai reçu par ta grâce la tradition sainte. Je suis affermi ; le doute est dissipé ; je suivrai ta parole.

Combien de millions de prêtres n’ont-ils pas suivi la parole du Bienheureux, croyant toujours s’unir à un Dieu invisible et consacrant toute leur vie à une superstition étrange qui apparaît encore, planant au-dessus de nos sociétés contemporaines comme le rêve insensé d’une imagination malade et cependant en même temps, comme une institution solide qui semble défier les siècles. Et ce n’est pas seulement dans les livres sacrés que nous retrouverons les traces de ces usages bizarres et occultes : si nous interrogeons les monuments élevés par les diverses religions de l’Inde et de l’Égypte, nous pouvons y retrouver des allusions évidentes à ces pratiques théophagiques. Les idoles ithyphalliques de l’Égypte s’expliquent d’elles-mêmes par ces idées et ces mœurs des prêtres ; il en est de même du culte du lingam si universel dans l’Inde.

Jérôme Becker nous a cité un temple de la haute Égypte datant des Pharaons, où il a noté, au milieu des ornements divers de la décoration murale, une figure d’Osiris, tracée en profil, et sur laquelle le dessinateur a figuré un arc symbolique partant des sources de la génération pour arriver à la bouche, et indiquant ainsi la trajectoire rituélique de la semence sacrée.

Le même explorateur, se trouvant au Caire vers les mois d’été, où la ville est abandonnée à l’ordinaire par les étrangers, eut l’occasion d’assister à une sortie de la procession d’Osiris, auquel les fellahs tiennent encore à rendre cet hommage annuel ; l’image du Dieu portée au cours de cette manifestation religieuse exécute en pleine rue, au moyen d’un mécanisme spécial mû par un porteur dissimulé dans le socle, ce que les poètes qui parlent de ces mystères ont coutume d’appeler : « le geste auguste du Semeur ! »

Ce n’est d’ailleurs pas uniquement dans les contrées dont nous venons de citer le nom que les traces de cet usage théologique sont susceptibles d’être recueillies ; il n’est pas une contrée du monde, pas une race ayant eu quelque teinte de civilisation religieuse qui n’ait connu ces mystères et où la communion habituelle entre les prêtres et les dieux n’ait été consommée selon ce rite si soigneusement caché aux profanes.

Les triades des druides y font des allusions nombreuses. Toutes les religions particulières de la Chine et des autres pays d’Extrême-Orient n’ont pas d’autre base. Lorsque les conquérants du Mexique vinrent planter sur le sol américain la croix du Christ, copieusement arrosée du sang des malheureux indigènes, ils trouvèrent florissant dans le pays un culte magnifique, des temples grandioses, à l’intérieur desquels se célébraient des mystères dont le fond essentiel reposait sur les mêmes pratiques universelles ; récemment encore dans l’Île de Madagascar, une religion nouvelle naquit parmi les Malgaches et s’y répandit avec la rapidité d’une explosion : le centre de ce culte nouveau était toujours l’union secrète entre le prêtre solitaire et la toute-puissance divine, par le ministère d’un mariage mystique entre l’homme et l’infini. Les féticheurs nègres n’enseignent pas autre chose à leurs jeunes récipiendaires, et pour leur rappeler, au début de leur initiation, l’importance de cet aliment nouveau donné à la fois à leur corps et à leur esprit, ils les enduisent entièrement de couleur blanche pendant la première année de leur noviciat.

Ce n’est donc point une superstition locale que cette croyance universelle à la possibilité d’établir un lien entre l’homme et Dieu par la spermatophagie, et celui qui connaît et qui perçoit clairement la réalité historique en cette matière se trouve réduit à ne pouvoir admettre, pour expliquer la situation du monde, qu’un nombre d’hypothèses fort restreint : ou bien il y a là une sorte de maladie mentale collective dont la contagion a contaminé toutes les races de la terre, ou bien il y a au fond de ces pratiques un élément sérieux, fondé dans la nature des choses et qu’il conviendrait de mettre en lumière d’une manière définitive et irréfutable.

Si l’on cherche l’explication de ces faits en remontant à leur origine, ce qui est la seule méthode conforme à la raison, on peut constater que, avant même la naissance de toute religion organisée, apparaissent dans toutes les contrées du monde des solitaires qui vivent à l’écart, sans contact charnel avec le sexe différent du leur : ces hommes se livrent à la méditation et semblent en rapport, selon leurs discours, avec une autre population spirituelle de ce monde que nos sens ne perçoivent pas, mais dont l’existence semble prouvée par les phénomènes spirites de plus en plus étudiés de nos jours. La méthode spéciale appliquée par ces isolés dans leur vie charnelle n’est-elle pas de nature à faciliter ces rapports entre l’homme et ces êtres invisibles ? Si une réponse affirmative à cette question pouvait être donnée et valablement démontrée, l’histoire naturelle des religions en serait considérablement éclaircie.

IV

Nous ne pouvons pas nous attarder à ces considérations ; nous ne les avons exposées que pour permettre au lecteur de comprendre quelle était la portée des paroles prononcées par le Christ et sur quelles bases reposait son enseignement.

Cette doctrine prit, dès le début, les aspects les plus divers selon la nature des intelligences dans lesquelles elle avait à germer et à grandir ; parmi les chrétiens de la première heure, se trouvaient un grand nombre d’illettrés, pour lesquels les considérations étendues sur l’histoire religieuse et son évolution désirable devaient rester lettre morte ; pour ceux-là, il fallait que la théologie nouvelle pût se résumer en une thèse simple et forte, suivant d’aussi près que possible les actes mêmes que la prédication de l’Évangile exigeait d’eux.

C’est dans ce milieu de travailleurs confiants et zélés, mais dépourvus de science profonde, que se forma cette conception résumant tout l’enseignement du Christ dans le devoir d’aimer… Pour mettre ce devoir en pratique, pour réaliser sur terre cette Jérusalem céleste où chacun vit animé d’un sentiment d’adoration illimitée pour tous ses semblables, la première méthode à suivre, la voie la plus droite, la plus courte, consistait, d’après eux, dans l’action : c’est-à-dire dans des embrassements intimes, confondant tous les fidèles sans distinction d’âge ni de sexe, de fortune ni de beauté.

Tel fut le principe fondamental des premières communautés chrétiennes, de ces réunions qui eurent lieu d’abord chaque soir, pour s’espacer ensuite de semaine en semaine, et qui prirent, à raison de leur objet même, le nom d’agape, du grec agapô, j’aime. Aucun de ceux qui participaient à ces transports de foi mystique sentie et vécue jusque dans la chair ne concevait le moindre remords ; rien ne venait troubler le calme de leur conscience. L’exemple universel de toute la communauté où brillaient tant de vertus et de zèle religieux, l’excellence de leurs propres intentions, tournées exclusivement vers le bonheur universel des humains, et l’espérance du royaume céleste les mettaient à l’abri de tout doute et rejetaient loin de leurs pensées la possibilité de voir dans leurs actions rituéliques un côté bas, grossier et répréhensible. Mais, s’il en était ainsi pour les masses profondes du christianisme, tout autre devait être l’attitude des apôtres jouant à la fois le rôle du pasteur vis-à-vis du troupeau des fidèles, celui de propagateur envers la foule des incroyants, enfin celui de défenseur de la foi contre les autres cultes, les autres religions, dont le christianisme devait bientôt se montrer l’adversaire implacable.

L’évolution rapide qui fit passer le paganisme d’une indifférence plutôt amicale à une hostilité déclarée à l’égard du culte nouveau se trouve marquée en quelques traits frappants, dans la relation des actes des apôtres.

Au début, leurs discours exaltant les idées qui dormaient au fond des mystères païens sont l’objet d’un enthousiasme passionné de la part de ces populations :

XIV. 11. Et le peuple ayant vu ce que Paul avait fait s’écria et dit en langue Lycaonienne : « Des dieux ayant une forme humaine sont descendus vers nous ».

12. Et ils appelaient Barnabas Jupiter, et Paul Mercure, parce que c’était lui qui portait la parole.

13. Et même le sacrificateur de Jupiter, qui était à l’entrée de leur ville, vint avec des taureaux et des couronnes et voulait leur sacrifier avec la multitude.

Mais bientôt ceux qui avaient, à un titre quelconque, des intérêts, liés à la conservation et au développement des anciennes superstitions, sentirent qu’il y avait dans les idées nouvelles, se dégageant du mouvement chrétien, un souffle puissant qui allait briser les anciennes idoles et refaire au monde une conscience plus haute.

Toutefois, ce qui les émouvait le plus vivement, c’était de voir les bénéfices habituels auxquels leur existence était attachée, menacés dans leur source ; de là, de leur part, une opposition désespérée aux progrès de l’Évangile.

Cet aspect spécial des débuts du christianisme est clairement mis en lumière dans le passage suivant :

XIX. 24. Car un orfèvre, nommé Démétrius, qui faisait de petits temples d’argent de Diane et qui donnait beaucoup à gagner aux ouvriers de ce métier.

25. Les assembla avec d’autres qui travaillaient à ces sortes d’ouvrages et leur dit : 0 hommes, vous savez que tout notre gain vient de cet ouvrage.

26. Et cependant vous voyez et vous entendez dire que non seulement à Éphèse, mais presque par toute l’Asie, ce Paul, par des persuasions, a détourné du culte des dieux un grand nombre de personnes, en disant que les dieux qui sont faits par les mains des hommes ne sont pas des dieux.

27. Il n’y a pas seulement de danger pour nous que notre métier ne soit décrié, mais il est même à craindre que le temple de la grande Diane ne tombe dans le mépris et que sa majesté que toute l’Asie et tout le monde révère ne s’anéantisse aussi.

28. Ayant entendu cela, ils furent transportés de colère et s’écrièrent : « Grande est la Diane des Éphésiens ! » Cet incident dut se multiplier sous milles formes diverses dans toutes les localités où le christianisme fut prêché, et ainsi une guerre d’intérêts, guerre sans merci et passionnée, se déclara fatalement entre le système religieux préexistant et le prosélytisme de la foi qui venait de naître.

Cette guerre, toute en paroles et en discours à ses débuts, devait amener les apôtres à répondre comme ils le purent aux attaques auxquelles ils se trouvaient en butte ; forts de la connaissance des mœurs cachées des prêtres païens, ils y cherchèrent une arme contre leurs adversaires, et Paul se trouva ainsi amené à décrier publiquement ces usages, à attirer sur eux le mépris de la foule, à les représenter comme une aberration des sens et une malédiction de la justice divine.

C’est ainsi que nous lui voyons dire, dans son Épître aux Romains, en parlant du sacerdoce des idoles :

I. 25. Eux qui ont changé la vérité de Dieu en des choses fausses et qui ont adoré et servi la créature, au lieu du Créateur, qui est béni éternellement. Amen.

28. C’est pourquoi Dieu les a livrés à des passions infâmes ; car les femmes, parmi eux, ont changé l’usage naturel en un autre, qui est contre nature.

27. De même aussi, les hommes, laissant l’usage naturel de la femme, ont été embrasés dans leur convoitise les uns pour les autres commettant homme avec homme des choses infâmes et recevant en eux-mêmes la récompense qui était due à leur égarement.

Mais après avoir tenu un langage aussi grossier et aussi insultant à l’égard de ceux qui n’avaient commis d’autre crime que de faire ce qui se faisait à chaque agape, comment l’apôtre va-t-il encore oser se présenter à ces chrétiens dont il s’est fait le chef et quel langage va-t-il leur tenir ?

Ah ! l’habileté dans les discours ne lui fait pas défaut et rien ne lui est plus aisé que de montrer deux visages : l’un courroucé, l’autre pacifique comme le double masque du Dieu Janus ; c’est dans les paroles mêmes du Christ qu’il trouvera le fondement de sa duplicité morale ; le fidèle chrétien est uni au Christ et par conséquent il profite du même affranchissement ; quoi qu’il fasse, le péché n’a plus d’action sur lui, il est couvert par la grâce ; et même, plus il pèche, ou plus il fait ce qui serait un péché pour un autre, plus il fait abonder la grâce qui l’innocente ; c’est pour cela que l’apôtre exhorte les fidèles à offrir leur corps en sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu, ce qui est leur service raisonnable. (Rom, XIL 1).

Ainsi s’établit cette théorie théologique de la grâce sanctifiante, qui efface tous les péchés et dont le bénéfice appartient à tous ceux qui ont communion à l’Eucharistie véritable.

Nature morte aux fleurs. Hans Memling, vers 1490. Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid.

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