Les trois Satans

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Les trois Satans par Jules Blois.

Historique, positif, j’ai dit le mystère inconnu de l’éternelle Église dissidente ; je me suis confiné à l’Occident, ne voulant retenir de l’Orient que les lueurs, volcaniques parfois, qu’il verse sur l’Europe. Tâche énorme, nul ne me garda sauf une tradition orale tronquée par les lueurs du dernier des Albigeois, anxieux de toujours trop dire ; l’histoire avec ses mille plis et replis en trompe-l’œil, ses événements de premier plan, démesurément grossis, dissimule la foule de ces menus faits, qui, semblables aux jeux de la physionomie, trahissent l’âme beaucoup mieux que les grands gestes préparés d’avance. J’ai étudié la providence de l’ensemble maintenant il faut sonder le mystère de l’individu. L’individu est le plus souvent, égoïste, criminel pitoyable, suggéré par le serpent, et le baisant avec des lèvres goulues, pour son horreur, son froid de reptile, sa cauteleuse grâce aussi, sa puissance mordre, fuir, se cacher, être courbe et aigu.

En regardant le mal, ses causes, ses conséquences éloignées, on aperçoit Dieu le plier ses desseins, mais le Mal reste le mal, surtout dans la volonté, dans l’individualité néfaste, qui le conçoivent et l’accomplissent. Impossible de louer Satan, d’en faire un exemple de dévotion, malgré ses incontestables et inconscients services d’instrument divin. Son cas passionne et rebute, il est l’Homme ses extrêmes limites de défaillance avec cette terrifiante inclination pécher pour la saveur triste du péché.

La véritable Divinité peut faire son Temple harmonieux avec des pierres inégales et noires ; mais ces rocs monstrueux, cet infâme ciment, vus de près, c’est la consternation, le danger, la turpitude.

Les cathédrales gothiques donnent un peu cette impression avec leur apparence de forêt, élancée vers Dieu, mais dont les plus basses branches subissent le chevauchement des monstres.

Ou bien encore, paysage large, tourmenté la Salvator Rosa, presque sublime l’ignominie ses montagnes, l’enfer ses fleuves, le désespoir sa houlante mer ; les fronces du terrain âpre échappèrent tout d’abord en l’harmonie farouche du tableau ; puis, peu à peu se trahirent, gluances, égorgements, la boue qui se colle, sang et crachat, sous le bleu rictus de la lune.

Comme le monde, comme l’homme, comme Dieu, Satan est trois : Le Satan des déshérités et des pauvres, le Satan des dépravés et des riches, le Satan de l’ambitieux dilettante, du fou mystique et athée.

Ils se justifient ensemble par le premier ; le Satan de la souffrance ténébreuse, de l’abandon. Celui-là reste vil, mais son enfer remplit de larmes les yeux des saintes et des Messies, qu’il hait comme un amant jaloux et bassement sensuel, insatisfait d’une maîtresse de pureté et de rêve. Angèle de Foligno écrivit ce mot sublime, qu’il lui arriva dans les moments suprêmes de l’extase, d’« aimer les démons ». Magnifique révélation qui explique pour le salut du monde la descente, sans cesse, dans la chair, des âmes délivrées se vouant la carrière maudite des Bouddhas et des Christs. Certains siècles, l’humanité tombe si bas dans le désespoir, pour s’être librement déshonorée, que son cri démoniaque évoque Dieu. Là gît l’éternelle puissance de Satan, il souffre. Écoutez Baudelaire chantant les litanies du Monstre, le glorifiant de sauvegarder les vieux os de l’ivrogne, de préserver du précipice le somnambule, d’apprendre l’amour au paria, de savoir, car les larmes apprennent de guérir, car il n’y que le malade éternel pour connaître le secret de l’apaisement Huysmans le proclame par la bouche de sou chanoine Docre, le suzerain des mépris, le cordial des vaincus, le fertilisateur des cerveaux, le soutien du pauvre, l’incitateur au meurtre. En somme, ce premier Satan c’est le plus désolé des Anarchistes.

Il règne sur le sorcier, le bandit, le traître incurable et fatal, le miséreux hors toutes lois, le révolté. C’est Satan-Verbe, le Christ des fanges, le Reptile Émissaire du monde, l’éternel porte-croix des infamies, le persécuté qui nul ne pardonnera. Il aura toujours des pauvres parmi vous, dit Jésus. Il voulait dire que tant qu’il aura un monde, le Verbe des ténèbres créera la douleur dans l’incompréhensible châtiment. La renaissance des âmes qui ont démérité en d’autres vies, sur d’autres terres, apporte ce ferment de larmes au monde qui, sans elle, s’endormirait dans un égoïsme aveugle, dénué de sursaut. Ils s’indignent, les nouveaux venus, si mal situés, et avec raison et sincérité apparentes, puisqu’ils ont oublié leur antique vilenie et ne voient que leur moderne abaissement. Ils poussent de justes cris contre de justes injustices. Leur plainte n’est pas inutile, leur tourment non plus. Leur légion, qui est le corps de Satan-Verbe, blasphème pieusement et expie avec désespoir.

Satan se subtilise en sa troisième face, la face future de cette trinité réverbératrice de l’Autre, troisième face contrefaisant le Saint-Esprit. Le plus subtil certes, et le plus dangereux des tentateurs, pour les artistes, les savants, les philosophes. Non pas la première personne de souffrance, mendiant grossier qu’il dédaigne, ni la deuxième hypostase, le sensuel éperdu dont le faux ascète sourit comme d’un sot. Adultérant Platon, il est nourri de la sophistique d’Hegel et de Hartmann, qu’il inspira. Renan est en France son précurseur, et la mauvaise doctrine Sankhya vois ces yeux ironiques palpiter au-dessus de ses abîmes.

Les Trois Satans - le Sabbat

C’est un passionné métaphysique.

En son cerveau — il n’est plus guère que cela, un cerveau ! — l’univers matériel s’éclaire de conscience et les nuages de l’orgueil forment la couronne de ce front crépusculaire et auroral. Il raisonne, alors que de ses deux frères l’un pleure et massacre, l’autre se pâme et croupit.

Il raisonne, et peu près de la sorte :

« Il y a eu jusqu’à ce jour deux dieux pour les hommes.

Les esprits obscurément positifs ont adoré la matière, source des forces et des formes. Les stupides et doux rêveurs se sont agenouillés au contraire vers un dieu impalpable, redouté, gracieux, fait de fumée et d’espoir, vers un idéal chimérique, vers un illusoire juge.

Je concilierai ces ennemis en mon implacable sagesse. Ils ne se sont pas entièrement trompés, les positifs. La matière bien été jusqu’ici l’unique divinité. Elle seule est profondément je la proclame la mère inconsciente, ténébreuse, le ventre dont je jaillis, moi le Dieu futur, allègre et savant, dompteur des brutes et dominateur des énergies. Mais je dédaigne si peu les lois de l’esprit et ses mystères que je les adapte mon triomphe. Donc les

rêveurs aussi n’ont pas eu tort ils ont prédit mon règne leur Dieu vague et chétif, je l’incarne, je le deviens. Je suis l’intelligence lucide, ne croyant qu’à elle-même, le moi athée, divin et victorieux. »

Ce Satan n’est plus Satan, il est Lucifer. Ses prophètes sont les Antéchrists. Parbleu il est si peu Satan, ou plutôt il est tellement pire qu’il trouvé ce stratagème imprévu, de se nier lui-même, de nier Satan comme il nie Dieu. Il esquisse des sourires supérieurs de savant et de logicien. Lorsque vous lui parlez du Diable. De la superstition que tout cela, bonnes gens. La science a vaincu ce fantôme des obscurantismes et des mysticismes. C’est le suprême effort du Diable, dit lumineusement un mystique contemporain, que d’être arrivé cette hypocrisie parfaite de proclamer que le Diable n’est pas.

Il ne manque pas d’entregent et surtout de succès en notre époque, ce Diable-là. M. Barrés lui doit les frêles ressources de son intelligence. Nos bons positivistes si sereins, tant impassibles devant les plus tourmentants problèmes de l’humanité, si imperméables et rassis, représentent le bras aveugle et obstiné de ce Satan, dont le cerveau loge quelques mystiques raffinés, ivres d’intellectualisme personnel.

D’ailleurs nul être supérieur lui, croit-il et voilà bien le sophiste allemand ou égotiste, l’homme d’action américain. sa science d’occultiste noir et de savant matérialiste, aucune force subtile n’échappe il comprend la réalité du monde astral, pratique la suggestion et même la prière comme coagulatoire d’énergies, mais il ne prie que lui. Profitant de cet amour inconsidéré pour l’idéal, dont tout cœur d’homme turbule, lui, infiniment sceptique, exploitera cette croyance innée et perennelle, mais au profit de lui seul ; car lui seul existant, l’Idéal, s’il est, c’est encore lui.

Sa doctrine impie achèvera la synthèse des connaissances. Bientôt il étonnera le monde eu prouvant le complexe pouvoir de son esprit. Mais il sera vaincu obligatoirement.

Il croit que son moi indigent est l’unique vérité, il crie que l’univers est la proie du « moi », le reflet pâle du moi alors que l’univers se dresse devant le moi en splendide mystère ; il affirme que Dieu est le mensonge ancien, le vague et fuyant idéal, l’entité scholastique. Pédant puéril, ce Satan n’aura été qu’un jouet de l’illusion devant l’immuable réalité qui le raille. Il ne se sera enivré que du vin frelaté de son orgueil.

En face du Paraclet, source de vie pour les trois mondes, lui l’Infernal Esprit sera terrifié par l’inanité de ses propres efforts ah la vie supérieure n’est pas le gain des habiles, la défaite des simples et des dupes. Il faut compter avec l’Idéal, la Sagesse, l’Amour et la Justice, même quand on n’y croit pas, parce qu’ils sont plus réels que le Soleil.

Je parlerai peu de ce troisième Satan, le dieu d’un Avenir où il n’y aura plus de Dieu. Il dépasse ce livre il veut et vaut une enquête lui seul, que, plus tard, je tenterai.

Quant au second Satan, origine des deux autres, racine de l’Anarchiste et du Sophiste, de l’Infortuné et du Dominateur, il est l’universel mal, le grondement de ce moi néfaste dont tous, de certaines heures, même les meilleurs, même les plus purs, nous grimaçons et hurlons le propriétaire de ce monde, le pervers et le pervertisseur, le prince corrupteur et corrompu des Instincts fauves, la panthère éperdue qui, dans la cage de l’âme, se pourlèche, en arrêt, afin de bondir, pour jouir et dévaster.

Ce Satan, c’est la Volupté, mère des désastres le ferment de paresse et de violence, l’ennui féroce, l’abaissement par la veulerie et la colère, la Bêtise vorace et sans yeux, tellement les joues porcines ont bouché de leur masse le dernier interstice de cils, par quoi peut transpirer dans l’âme une mince lueur du ciel.

Il tenta Job, il tenta Jésus, il tenta le Bouddha. C’est le calomniateur, le menteur et aussi la nature véridique ; c’est le Dieu Pan qui joue de sa flûte nerveuse dans tout notre organisme, comme au fond de la complaisante immensité des forêts. Son épouse est l’Illusion, la Maya immense contre qui s’acharnèrent les ascètes d’Orient et d’Occident, la Maya qui se joue aux roses artificielles du teint des femmes flétries déjà, qui rit aussi aux jeunes lèvres, flétries bientôt, car l’illusoire s’accommode d’un peu de réel Satan le hideux, d’avoir baisé l’épouse magnifique, en gardé une fraîcheur de santé et d’allégresse. C’est que la nature, rencontre des premières colères catholiques, est belle et douce, si elle reste simple et endiamantée des rosées de la vie. Nous verrons au Sabbat l’étrange mêlée de Satan et du Dieu Pan, nous distinguerons le trompeur et le pervers, du grand besoin de vivre et d’être heureux dont déborde le monde. Le Dieu Pan oscille tantôt il est la terre fertile, le bienfait des moissons, le flot de sève, la poésie d’une chair saine, d’un paysage pur tantôt il se coagule en brute au tréfonds de l’homme. Alors il est le ventre aux appétits exagérés détrônant le cerveau la gourmandise et la luxure, la fureur sensuelle faisant sombrer la barque timide de l’âme sur les flots déchaînés. Péché originel, comme dit l’Église, péché qui sommeille dans nos plus chères joies, dans les consolations, au recoin même du repos, de la fierté et de l’amour. Nul ne découvrit encore plus divine émotion que celle du Baiser ; Satan Père se l’est acquise, et des lèvres enthousiastes et éperdues s’appuyèrent au dos purulent du Mopse !

Sacrilège contre la nature, sacrilège annonciateur de tous les autres. Si la nature matérielle n’est pas en nous sans cesse obéissante aux lois d’une judicieuse volonté, lavée par les grands vents de la grâce, régénérée à l’immersion de la « spirituelle nature », la corruption descend, ou plutôt naît tout coup comme en l’onde assoupie : La perversité est naturelle à l’homme, comme la pourriture aux étangs. Alors ce qui était fleur devient fumier, le flot rafraîchissant enfièvre et empoisonne, chargé de miasmes ; et le pied qui se risque en cette boue, risque l’engloutissement.

Satan Père, c’est donc le Satan des profanations, des envoûtements, des messes noires, des sortilèges, du honteux amour, des sacrilèges assassinats, le Seigneur des larves empoisonnées, le Maître des nécromancies abjectes reniflant la semence et le sang, le dieu de Gille de Rais, des prêtres infâmes, des tristes vicieux, des débauchés interlopes, des femmes déjà damnées par l’ennui et l’absence de toute foi, Celui que de plus près ce livre analysera.

Satan Père toi qui es en nous les déchus, et autour de nous dans les replis de la Bête universelle instigateur des adversités, et Adversaire des adversaires sois enchaîné, car devant toi que réhabilite en vain ton fils douloureux va se dresser ta propre image assez épouvantable pour t’épouvanter.

Plus sur le sujet :

Les trois Satans, Jules Blois, in Le Satanisme et la Magie.

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