Judas ou les Conditions de la Rédemption 1 par Jean Pierre Bonnerot.
Cet article est dédié par l’auteur à la mémoire de Marcel Pagnol « qui comprit presque mieux qui quiconque, qui était Judas, et qui porta témoignage ».
Dans le cadre d’une précédente étude, nous nous étions élevés contre la condamnation prononcée par les Eglises Apostoliques, de Lucifer, lorsqu’il s’avère que selon la théologie biblique et les données de la Révélation, le Prince de ce monde connaîtra naturellement, lui aussi, la Rédemption.
Les bases fondamentales de la métaphysique chrétienne sont attaquées par bien des dangers et l’une des catastrophes qu’il convient d’éviter c’est l’égarement et ses conséquences avec lequel ces mêmes docteurs jugèrent et condamnèrent Judas, l’Apôtre qui, seul, devait remplir sa mission dans une soumission totale à Son Seigneur, celui sans lequel la mort et la résurrection de Jésus-Christ n’auraient pu s’opérer en vue de notre Rédemption.
Giovanni Papini a raison dans son Histoire du Christ d’affirmer : « seul deux êtres au monde ont su le secret de Judas : Jésus et le Traître ». (1)
Il restera toutefois à nuancer cette conclusion par deux remarques : il a été révélé à deux âmes privilégiées, dont une sainte, le sort de l’Iscariote ; Judas n’est pas, en outre, un traître envers le sauveur.
Un envoyé du Père, Monsieur Philippe déclara : « Tout ce qui est arrivé au Christ avait sa raison d’être. Ponce Pilate est venu sur terre pour prononcer sa sentence, car c’est lui-même qui l’a condamné de ses mains et de son coeur. Les deux larrons sont venus pour rendre témoignage de ce qu’il a dit sur la croix. De même il fallait que Judas trahisse le Christ. Il y était poussé et nul ne peut répondre de lui-même ». (2)
L’un des meilleurs avocats (si toutefois Judas pouvait en avoir besoin car il ne nous est pas permis de juger ce que nous ne comprenons pas) si non celui qui a le mieux compris la mystérieuse fonction de l’Apôtre : Marcel Pagnol, a précisé dans la préface de l’édition définitive de sa merveilleuse oeuvre Judas : « Je n’ai pas prétendu résoudre le problème de la prédestination qui, pour notre faible raison, est insoluble : j’ai soutenu que Judas s’est cru prédestiné, et qu’il avait de bonnes raisons de le croire, comme de savants théologiens l’ont cru ». (3)
Ce mystère de la prédestination, se résume à la vocation par Jésus de Judas, ce point sera examiné, de la même façon qu’en ce qui concerne Pilate, le Christ lui déclare : « Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, s’il ne t’était donné d’en haut ». (Jean XIX, 11)
Dans le cadre de notre présente réflexion, dont la certitude, en ses conclusions, remonte à notre prime enfance, nous avons conscience de nous heurter à une tradition enracinée chez l’ensemble des Pères de l’Eglise – bien que l’on puisse discerner chez le Maître Alexandrin Origène, un jugement plus nuancé -, mais notre tâche sera de nouveau de dissiper tout le manichéisme attaché aux Eglises qui prétendirent charger et accuser de ce « mal », ceux là seuls qui en étaient dépourvu, les Cathares, et le Livre des deux Principes déclare ; lui qui n’enseigne qu’un seul Principe : « Et ainsi il suit nécessairement que tout arrive par nécessité aux yeux du Premier Facteur. Ce qui arrive a donc d’être et la puissance d’être ; au contraire, ce qui n’arrive pas n’a pas d’existence et ne peut d’aucune façon exister. Donc elle ne tient pas, la thèse de ceux qui ont dit que les anges purent pécher et ne pas pécher ». (4)
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I. Judas ou le Mystère de la Sainte Communion
Réfléchir sur le Mystère de Judas, c’est réfléchir sur tout le mystère de la création et de son devenir, en marche vers sa transfiguration, dont le principal moyen est offert par les sacrements et particulièrement par la Sainte Eucharistie.
Il importe de noter à la suite de Carlo Suarès, qui avait déjà émis cette remarque, que le seul Apôtre dont Jean témoigne qu’il ait communié au Corps et au sang de Jésus-Christ, c’est Judas, et il convient de réfléchir sur chaque mot prononcé par le sauveur : « Celui qui mangeait le pain avec moi a levé son talon contre moi ». (Ps 40, 10). « Je vous le dis dès maintenant, avant l’événement, pour que, après le fait, vous croyiez à ce que je suis. En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui recevra mon envoyé, c’est moi qu’il reçoit ; et qui me reçoit, reçoit celui qui m’a envoyé. En disant cela, Jésus fut troublé dans son esprit, et il affirma et il dit : « En vérité, en vérité je vous dis que l’un de vous me trahira ». Les disciples donc se regardaient les uns les autres, cherchant celui dont il parlait. Or il y avait un de ses disciples qui était étendu du côté du coeur de Jésus et que Jésus aimait. À celui-là donc Simon-Pierre fait signe de demander quel serait celui dont il parle, et celui-là se penchant vers la poitrine de Jésus lui dit : « Seigneur qui est-ce ? » Jésus répondit : « C’est celui à qui je donnerai le petit morceau de pain que je vais tremper ». Et ayant trempé le morceau de pain, il le donna à Judas Iscariote, Fils de Simon, et après le morceau de pain, Satan entra dans Judas. Sur quoi Jésus dit : « Ce que tu fais, fais le plus vite ! » Et pourquoi il lui dit cela, nul des convives ne le comprit ». (Jean XIII, 18-29).
Une première contradiction est manifeste. C’est après la bouchée que Judas consomme, que Satan entre en lui, or, Jean déclare dans le même chapitre au verset 2 que le diable avait déjà mis dans le coeur de Judas, la résolution de livrer le Christ, « le dîner arrivé ». Il convient de s’entendre ! Est-ce dès le commencement du dîner ou lorsqu’à l’occasion de celui-ci, Jésus communiant Judas, Satan entre en l’Apôtre ? Une autre remarque à ce niveau est à faire, pour Luc, Satan entre en Judas au moins deux jours avant la fête des Azymes (Matthieu XXVI, 1-5 et Marc XIV, 1-2) et déclare : « la fête des Azymes, appelée la Pâque, approchait. Les grands prêtres et les scribes cherchaient la manière de le supprimer ; car ils craignaient le peuple. Et Satan entra en Judas, appelé Iscariote, qui était du nombre des douze. Il s’en alla parler avec les grands prêtres et les officiers sur la manière de le leur livrer » (Luc XXII, 1-5). Jean se tait sur ce temps antérieur et lequel des deux évangélistes possède la vérité avec alors un démon qui entre et qui sort sans cesse de l’Apôtre, si selon la Foi, les deux témoignages sont véridiques.
Une autre interrogation nous amène à d’autres conclusions. De qui parle le Christ, lorsqu’il déclare : « N’est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les douze ? et l’un de vous est un diable ». (Jean VI, 70) Jean affirme aussitôt au verset suivant : « Il parlait de Judas Fils de Simon Iscariote, car celui-ci, l’un des douze allait le livrer ». (Jean VI, 71).
Il se présente un double problème. S’agit-il de Judas, et comment Jean peut-il dès le chapitre VI énoncer que Judas est un traître lorsque ni lui ni aucun des autres disciples ne sait, à l’occasion de la Sainte Cène, comme nous l’avons rapporté plus haut, qui va livrer le Christ, et en ce temps où Jésus déclare que l’un des disciples est un démon, Satan n’est pas encore entré en Judas ! Il est toutefois un disciple, que Jésus à ce moment a déjà nommé Satan, ce n’est pas Judas, c’est Pierre, à qui il déclare : « Va-t-en de moi Satan ! tu m’es un scandale, car tu ne tends pas vers Dieu mais vers les hommes ». (Matthieu XVI, 23).
Le parti pris de Jean est très évident, à l’encontre de Judas !
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Le Baiser de Judas, Giotto di Bondone.
« Même mon ami intime en qui j’avais confiance, lui qui mangeait mon pain, il a levé le talon contre moi ». (Psaume XL, 10).
À la suite de ce rappel de Jésus-Christ, les exégètes et les Pères de l’Église considérèrent unanimement que ce verset des Psaumes se rattachait à Judas !
Dans le cadre des Chaînes, Ambroise déclare à propos de ce verset : « Le pain est l’Eucharistie ! La supplantation dit la ruse. À la trahison, Judas ajoute l’insolence du baiser, ce qu’Adam n’avait pas fait ». (5)
Pour Origène, le baiser qu’évoque Ambroise de Milan ne saurait signifier une insolence ou une perfidie, bien au contraire ! Le Maître Alexandrin précise en son Contre Celse : « Judas était tiraillé par des jugements opposés et contradictoires, il ne mit pas toute son âme à être hostile à Jésus, ni toute son âme à garder le respect d’un disciple envers son maître. Car, à la troupe venue pour s’emparer de Jésus « le traître (et celui qui le livrait) avait donné ce signe : celui que je baiserai, c’est lui, arrêtez-le ». (Matthieu XXVI, 48) Il gardait un reste de respect envers son maître, sinon il l’aurait livré ouvertement, sans baiser hypocrite ». (6)
Profitons du baiser pour remarquer un problème, que soulevèrent avant nous ceux qui réfléchirent sur le Mystère de Judas, et qu’aucun des Pères (Origène ayant donc une attitude plus nuancée) ne voulut considérer, passionnés qu’ils étaient à condamner l’Apôtre : le Christ n’avait pas besoin d’être désigné par Judas, pour être reconnu !
Paul Reboux dans sa curieuse Vie secrète et publique de Jésus-Christ déclare : « Il y a là quelque chose qui paraît d’abord énigmatique. Jésus n’avait besoin d’être désigné ni aux soldats romains, ni aux prêtres du Temple. Un homme de haute taille toujours très entouré, par des partisans pleins de déférence, un homme le dimanche précédent, entré solennellement et pompeusement dans Jérusalem, acclamé par tout un peuple qui célébrait sa gloire en agitant des rameaux était désormais bien connu. Le Nazaréen ne se cachait pas. Il allait accompagné d’un groupe d’hommes, et sa venue suscitait aussitôt la formation d’un attroupement… Quoi ! Il aurait été nécessaire que Jésus fut baisé à la joue par Judas pour qu’on le découvrit ? On a essayé d’expliquer ce baiser en disant que Judas c’était le diable en personne. D’accord. Contez cela aux bambins qui croient être nés dans des choux ». (7)
A propos du baiser de Judas, Charles Guignebert note en son ouvrage sur Jésus : « C’est le baiser du disciple au Maître, en signe de respect et d’affection ; l’usage normal le réclame. C’est du reste, la main et non le visage que baise le disciple ». (8)
Or, si Jean se tait sur cet épisode, que relate les synoptiques, il est intéressant de noter que la Tradition considère ce baiser comme ayant été fait sur la joue du sauveur – ce que ne disent pas les Evangélistes – en ce que l’Apôtre a embrassé le Christ, pense-t-elle. Georges Aubré en son intéressante étude « Cet homme nommé Judas »déclare, alors que l’Apôtre avait l’impression de vivre un cauchemar : « Allons, finissons-en, se dit-il en serrant les poings. Il s’approcha de Jechouah et essaya de lui murmurer quelque chose à l’oreille, mais son gosier ne proféra aucun son. Par contre, sa tête toucha celle du Christ. Au lieu de lui baiser la main, selon la coutume, il l’embrassa sur la joue ». (9)
Anne Catherine Emmerich, dont Monsieur Philippe disait que les récits qu’elle faisait de la Passion étaient absolument véridiques, témoigne de la scène en ces termes : « Judas qui était à côté d’eux fut encore déconcerté dans ses projets, et comme il semblait vouloir s’approcher de Jésus, le Seigneur étendit la main et dit : Mon ami qu’es-tu venu faire ici ? Et Judas balbutia quelques paroles sur une affaire dont il avait été chargé ». (10)
Judas se serait donc bien approché de la joue de Jésus pour lui parler et alors, en dehors du baiser qui viendra plus tard, que déclare l’Apôtre à son Sauveur ?
Il est intéressant de noter que le récit que nous offre Jean, ne signale pas que Judas ait baisé ou embrassé le Christ, qui, par contre, demande à la troupe venue l’arrêter, Jean XVIII, 4-6 : « Qui cherchez-vous ? – Jésus le Nazaréen répondirent-ils – c’est moi !, leur dit Jésus. Et Judas, le traître était là debout avec eux ».
Jésus se dévoile lui-même ! Il n’y a pas de baiser, ou du moins pas encore, écoutons les révélations d’Anne Catherine Emmerich : « Jésus leur dit encore une fois : Qui cherchez-vous ? répondirent encore : Jésus de Nazareth. C’est moi, dit-il, je vous l’ai dit ; si c’est moi que vous cherchez, laissez aller ceux-ci. A ces paroles, les soldats tombèrent une seconde fois avec des contorsions semblables à celles de l’épilepsie, et Judas fut de nouveau entouré par les Apôtres qui étaient exaspérés contre lui. Jésus dit aux soldats : « Levez-vous ! ». Ils se relevèrent pleins de terreur ; mais comme les Apôtres serraient Judas de près, les gardes le délivrèrent de leurs mains et le sommèrent avec menaces de leur donner le signal convenu, car ils avaient ordre de se saisir seulement de celui qu’il embrasserait ». (11)
Il est deux points qu’il convient de noter. D’une part Judas est troublé et ne semble pas vouloir désigner Jésus à la troupe ! Sous la menace qui se rattache à la terre, sous la poussée de sa prédestination – que nous examinerons plus loin – il finit par aller vers le Christ. D’autre part le Christ se dévoile à ceux qui le connaissant déjà comme on peut le présumer, et il n’est pas nécessaire que Judas s’approche du Seigneur. Toutefois, il est un Mystère du Baiser que l’on doit entendre à deux niveaux. Nous avons vu que Judas veut parler à son Sauveur, lui dire quelque chose que la Révélation ne connaîtra pas, et donc sur lequel il ne nous est pas permis de disserter, mais Judas veut en outre déposer un baiser qui est peut-être bien le signe du Martyre et de l’Alliance Rédemptrice en ce que Jésus-Christ avait dit aux Apôtres : « Celui qui te tape sur une joue, présente-lui aussi l’autre » (Matthieu V, 39, Luc VI, 29)
Il fallait que s’accomplisse le Mystère de la passivité-active dans le martyre, pour que se réalise l’absolution inhérente par celui qui pardonne et comprend, mais ne condamne pas : c’est l’un des niveaux inhérents à la Réparation, en outre Jésus a tendu l’autre joue en ce qu’il a accepté de vivre la Passion !
Le Christ étant le Chemin, la Vérité et la Vie, il convenait qu’il vive dans son humanité les enseignements de l’Evangile, et Monsieur Philippe disait : « Tous ce qui est arrivé à Jésus doit nous arriver avant que nous puissions rentrer dans le Ciel. Nous serons trahis, et il ne faudra pas nous venger. Vous trouverez tout ce qu’il vous faut dans la vie de Jésus ». (12)
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Après cette longue parenthèse sur le sens du baiser de Judas, il convient de réfléchir sur le verset 10 du Psaume 40, qui si l’on doit l’associer à l’Iscariote, signifie que l’Ami du Christ est Judas, et alors est-ce un traître et un ennemi, ou un ami ?
Dans le cadre de plusieurs de nos travaux nous avons montré, notamment à propos de notre article sur Satan (13), que Ha Satan, signifie en hébreu obstacle, qu’il n’est pas un être précis par l’individualité, c’est un pluriel qui manifeste Dieu, se faisant obstacle à lui-même.
Celui qui lève le talon contre le Christ est dans ce temps un Satan, en ce qu’il fait donc obstacle à Dieu, mais cet épisode que cela soit dans l’Ancien ou le Nouveau Testament, prépare l’Alliance du Créateur avec sa créature, d’une part ; la glorification de Dieu, d’autre part.
Dans le cadre qui nous intéresse, la Sainte Cène, c’est à celui à qui Jésus donne – et seulement à ce moment – le morceau de pain, que Satan entra en lui, et nous distinguons alors les deux niveaux.
– l’Alliance de Judas avec Jésus est proclamée par cette recommandation, sinon cet ordre : « Ce que tu fais, fais le plus vite ». (Jean XIII, 27)
– « … Et c’était la nuit ». (Jean XIII, 30) : nous évoquerons tout à l’heure le sens de cette nuit.
– La glorification du Fils est immédiatement proclamée à la suite de cet ordre : « Maintenant le Fils de l’Homme a été glorifié et Dieu a été glorifié en lui ». (Jean XIII, 31)
Judas se trouverait-il condamné parce qu’il est l’instrument de la glorification du Fils ? Il convient après deux mille ans de christianisme d’être enfin sérieux !
Qu’est-ce que l’Eucharistie ? Monsieur Philippe rappelle à l’homme de Désir qu’il y a plusieurs niveaux à ce mystère dont l’un d’eux s’exprime ainsi : « Sachez que nul n’entrera dans le Ciel s’il ne boit le Sang de Jésus et ne mange son Corps, c’est à dire s’il ne suit le chemin de la souffrance et de la douleur ». (14)
Dans le cadre de la divine liturgie de l’Eglise Gnostique Apostolique, le célébrant après l’Epiclèse ajoute : « Souvenez-vous mes frères de l’avertissement de l’Apôtre : Le Royaume des cieux, ce n’est pas le manger et le boire, mais c’est la justice, la paix, la joie dans l’Esprit-Saint. L’Eucharistie c’est la communion au Corps et au Sang du Christ qui nous engage à tendre à la ressemblance de Dieu. Humilions-nous, pardonnons et soyons charitable, car il nous est donné comme l’exhorte Saint-Pierre, par une sainte conduite et par nos prières, d’attendre et de hâter l’avènement du Jour de Dieu ». (15)
De même le célébrant déclare parmi les prières qui suivent la communion : « Prions. Vous nous avez fait cette promesse Seigneur Jésus-Christ, quiconque mangera mon Corps, boira mon Sang, et croira en Moi, demeurera en Moi et Moi en Lui, et je le ressusciterai au dernier jour. Et nous Seigneur, qui avons mangé Votre Corps Saint et bu votre Sang propitiateur que l’Esprit Saint nous conduise vers le chemin, la Vérité et la Vie, qu’il nous procure les grâce de la Souffrance et de la Douleur et que parvenant à acquérir l’humilité, à pardonner et être charitable, cette Communion ne nous procure pas, à nous Votre Eglise, le jugement, l’accusation et la condamnation, mais nous obtienne le pardon des fautes, la rémission des péchés, la résurrection bénie des morts et la glorification devant votre trône ! Notre Seigneur et Notre Dieu jusqu’au siècle des siècles. Amen ». (15)
Tous les Apôtres souffrirent et Judas tout particulièrement. Il est aisé de lire dans les Evangiles, combien l’Apôtre a connu la douleur, au point même d’abréger ses jours, et les Eglises à cet égard, une fois de plus le condamnèrent ! En avaient-elles le droit ? Que pouvaient-elle connaître du Mystère de Judas ?
Ce mystère s’inscrit dans le mystère de la prédestination que connaissent tous les Envoyés.
A Pierre, le Christ avait dit qu’il le renierait trois fois. On comprendrait l’un, on l’excuserait même pour maudire l’autre ? Judas connaît le désespoir, mais c’est le fait de tous les disciples, ce qu’annonce le Christ : « Vous trouverez tous en moi, cette nuit même, une occasion de chute. Il est écrit en effet : « Je frapperai le berger, et les brebis du troupeau seront dispersées ». (Zach XIII, 7) (Matthieu XXVI, 31). Segond emploie les mêmes termes de chute, comme Maredsous ; Crampon traduit ‘trébucher’ ; l’école biblique de Jérusalem traduit ‘succomber’.
Occasion de trébucher, de succomber, de chute, les Apôtres vont tous renier le Christ et Grosjean dans sa traduction écrit : « Cette nuit je vous scandaliserai tous ». Pierre prétend ne pas trébucher, « Jésus lui dit : Oui je te le dis cette nuit, avant qu’un coq chante, tu me renieras trois fois ». (Matthieu XXVI, 34).
Il ne convient pas, parce que d’autres accusèrent et condamnèrent Judas, de faire de même à l’égard de Pierre, pour notre part.
Parce que Pierre va renier le Christ trois fois, il aura provisoirement – sur le plan terrestre – la vie sauve. Pourquoi ? Pourquoi Jésus annonce un reniement qui, de par son avertissement, empêchera Pierre de ne le point renier : dès lors pouvait-il en être autrement ?
Si le reniement de Pierre et le désespoir des Apôtres est associé à l’oracle de Iahvé, il convient alors d’écouter ce que révèle Zacharie : « Epée, réveille-toi contre mon pasteur et contre l’homme de ma parenté. – Oracle de Iahvé des armées – frappe le pasteur et que soient dispersées les brebis ! Et je tournerai ma main contre les petits et il adviendra dans tout le pays – oracle de Iahvé – que deux tiens en seront retranchés (expieront) et un tiers y sera laissé. Je ferai entrer ce tiers dans le Feu et je l’épurerai, comme on épure l’argent, je les éprouverai, comme on éprouve l’or. Lui il invoquera mon nom et moi je lui répondrai, je dirai : c’est mon peuple ! et lui dira : Iahvé est mon Dieu ! »(Zacharie XIII, 7, 9).
Ouvrons une parenthèse. Didyme d’Alexandrie déclare en son commentaire Sur Zacharie : « Quand le pasteur a été frappé de la manière indiquée et quand, de ce fait, les brebis ont été dispersées, Dieu porta la main sur les pasteurs, sur les pontifes, les anciens et les docteurs de la loi chez les Juifs, qui complotent contre le bon pasteur qui a donné sa vie pour ses brebis afin qu’elles aient le salut. Et la dispersion des pasteurs a eu lieu, tout comme celle des troupeaux qui étaient sous leurs ordres, quand la main de Dieu s’est étendue, sur eux ». (16)
Les brebis ont eu la vie provisoirement sauve parce qu’elles se sont dispersées ! Ce provisoire n’avait pas sa raison d’être s’il ne devait procurer des fruits qui sont pour les Apôtres, d’une part de pouvoir témoigner de la Résurrection du Christ, d’autre part de bénéficier du Salut car si les brebis se sont dispersées, c’est parce que le Pasteur a été frappé, et s’il l’a été, c’est parce que seul Dieu pouvait conduire l’homme, par Sa Passion, vers la Rédemption.
Nous entrons dans un mystère que les Pères ne semblent pas avoir voulu évoquer : le passage que nous venons de citer de Zacharie, se rattache, à cet autre, Zacharie XI, 17 : « Malheur au pasteur de néant, qui abandonne les brebis ! Que l’épée atteigne son bras et aussi son oeil droit ; que son bras se dessèche et que son oeil droit s’obscurcisse ! ».
Christ, n’est pas un pasteur de néant ! Il est la Lumière du monde ! Jésus-Christ affirme toutefois dans son dialogue avec le Père : « Oui, ceux que tu m’as donnés, je les ai gardés, et aucun d’eux ne s’est perdu ; si ce n’est le Fils de perdition, pour que l’Ecriture fut accomplie ». (Jean XVII, 12)
A l’encontre de ce que pensent beaucoup de Pères, le Fils de perdition, ce n’est pas Judas, c’est Le Prince de ce monde, et, en cette nuit de Gethsémani, il manquait une brebis au troupeau. Ne convenait-il pas toutefois qu’elle manquât, pour que l’Ecriture en ce temps, s’accomplisse ?
S’il n’y avait pas eu de ténèbres, alors le monde aurait été en mesure, par ses propres ressources, de revenir à Dieu ; et l’oeuvre de Rédemption n’aurait plus eu sa raison d’être.
Le Christ est atteint non par l’épée, mais par le refus que le monde fait de sa présence : « La lumière luit dans la Ténèbre, et la Ténèbre n’a pas compris ». (Jean 1, 5) (17), mais parce qu’il manque une brebis, qui synthétise tous ceux qui refusent Dieu, la Passion s’avère nécessaire comme condition de la Rédemption Universelle. Après ce temps, comme le relate l’Apocalypse II, 26-29, au Vainqueur, il lui sera donné l’étoile du matin…
Fabre des Essarts avait compris ce mystère en son drame gnostique :
Le Christ Sauveur :
« … Le Mal est mort ! Le Bien survit ! L’Enfer n’est plus. Tous étaient appelés, tous enfin sont élus. Vainqueur de la nuit sombre et du trépas lui-même, j’entraîne tout à moi, car maintenant tout m’aime. Jésus promène ses regards autour de lui, comme cherchant quelqu’un.
« Mais une brebis manque au troupeau !
« Marie : la voici !… Ce satan pardonné dont la place est ici, et qui veut comme nous sa part en ton domaine, O divin Rabboni, c’est moi qui te l’amène ; depuis douze mille ans, j’ai tant prié pour lui, tant crié : repens-toi, qu’à la fin l’aube a lui pour ce sombre exilé des confins du Plérômes : sur lui, du pur amour j’ai répandu le baume, comme autrefois le nard sur tes pieds, ô Jésus ! Non, mes vastes espoirs n’ont pas été déçus puisque Satan renaît jeune et beau de Lumière… ». (18)
Fermons provisoirement cette parenthèse et revenons au reniement de Pierre : l’Apôtre va pouvoir témoigner, car il est au moins deux formes du martyre, le témoignage par la mort, le témoignage rendu par la transfiguration de sa vie passée, comme nous l’avons déjà examiné à propos de l’Apôtre (19) selon lequel, le mystère de la conversion passe par le mystère du repentir, et le mystère de la souffrance réparatrice passe par celui non moins énigmatique, de la violence que l’on a imposé antérieurement à d’autres. S’il fallait que Paul persécute les chrétiens avec acharnement, pour connaître une nuit intérieure aussi profonde que son passé ; il fallait que Pierre renia le Christ, « Et Pierre se souvint de la parole que Jésus avait dite : Avant qu’un coq chante, tu me renieras trois fois. Il sortit et pleura amèrement ». (Matthieu XXVI, 75)
« Jésus n’est tombé sur le chemin du Calvaire que pour montrer à l’homme que les plus forts peuvent tomber et même tomber trois fois. Quant à Lui, Il ne pouvait tomber et n’avait pas à le faire » nous précise Monsieur Philippe. (20)
Il était donc permis à Pierre de renier le Christ, par ce que c’était une prophétie, si non un ordre, parce que le Sauveur avait déjà effacé cette chute par la symbolique de Son ‘apparente’ chute, et Pierre, après cette descente intérieure, faisant suite à sa chute terrestre, allait pouvoir se relever et marcher vers les voies vers lesquelles l’appelait comme pour les autres Apôtres, Son Sauveur.
Judas pour son compte, en mettant fin à ses jours, a-t-il connu une occasion de chute ? S’il en était ainsi, pas plus que Pierre ou n’importe quel Apôtre, pour qui le Christ avait dit : « Vous trouverez tous en moi, cette nuit même, une occasion de chute ». (Matthieu XXVI, 31).
Nul, mieux que Marcel Pagnol, n’a décrit aussi remarquablement les motifs qui conduisirent Judas à abréger ses jours :
Judas – « Eternel, mon dieu, je t’ai fait tous les jours ma prière, j’ai célébré la Pâque chaque année, j’ai respecté la loi comme un bon juif. J’ai eu la joie de rencontrer ton Fils, et j’ai reconnu qu’Il était ton Fils, et Il m’a choisi pour son apôtre. Sur son ordre, j’ai tout quitté, je me suis dévoué corps et même et me voici maintenant devant toi, écrasé par la tragédie. Dieu tout puissant, notre Père qui êtes au cieux, je n’en puis plus… Et maintenant que faut-il que je fasse ? Je ne puis plus être un apôtre : ceux-là me repoussent, et je les comprends : qu’accepterait le sel du baptême de ma main de Judas ? Je ne puis plus être un portier : qui voudrait garder son huile dans une pierre pétrie par Judas ? Je ne puis plus piocher la vigne de mon père : qui voudrait boire le vin de Judas ? Je ne puis plus fonder une famille : qui voudrait être le Fils de Judas ? Mon souvenir sera maudit dans les siècles des siècles, les meilleurs me refuseront une prière, plus jamais un petit enfant ne sera baptisé de mon nom. Seigneur, Seigneur, pourquoi m’as-tu choisi ? … Pourtant cette amertume je l’accepte. Tu m’as chargé d’incarner la laideur des hommes, que ta Volonté soit faite, et si je puis encore servir mon Maître, en avouant le crime des crimes, je l’avoue. Oui, Judas a livré Jésus-Christ, pour le prix de trente deniers. Mais alors considéré que ma tâche est finie : je suis l’outil brisé qui ne peut servir. Permets-moi de quitter cette face de traître, ces mains qui ont touché le prix du sang, et de laisser pourrir ce corps criminel… L’heure est venue de remonter vers tes demeures, pour y retrouver enfin ta Justice. Et toi, Jésus, mon maître bien aimé, pardonne à mon impatience… Je ne peux plus attendre, et tout est consommé : il faut que j’aille à ta rencontre…
« Jean – Tu oseras te présenter devant la face de Jésus ?
Judas – J’ai plus peur de vous que de lui ! (Il fait un pas vers le tombeau). Seigneur, tu es venu sur terre pour racheter tous les péchés des hommes ; tu es venu pour sauver les Juifs, les Gentils, les voleurs, les meurtriers, les parricides : et seul parmi des millions d’hommes, je n’aurais pas droit à la Rédemption ? Non, moi Judas, ton serviteur, celui qui te faisant la soupe entre deux pierres du désert, tu n’es pas venu pour me perdre. (Il remonte vers la crête). Et vous aussi, mes Frères, vous mourrez sur la croix. Mais vous mourrez dans la Lumière et dans la Gloire. Moi, je n’ai pas eu la meilleure part. Que la volonté de Dieu soit faite. Adieu » (21)
Tout est consommé, Judas connaîtra la malédiction annoncée par les Psaumes : « Impose-lui un méchant et que l’accusateur se tienne à sa droite ! Quand il passera en jugement, qu’il en sorte coupable, et que son recours passe pour un péché ! Que ses jours soient en petit nombre, qu’un autre prenne sa charge ! » et ainsi les imprécations se poursuivent tout au long de ce Psaume 108 !
Pour Judas, il avait été demandé que l’accusateur se tienne à sa droite, l’humanité entière, depuis deux mille ans, ne cesse de l’accuser, et tout recours, toute explication de sa part, l’amènera à être jugé comme coupable : il n’a pas le droit de se justifier au niveau des hommes, qui, au mieux, le considéreront alors qu’il s’est crû missionné, comme un orgueilleux ! C’est l’une des deux ou trois erreurs de Pagnol, dont la pièce s’achève par ces paroles du Centurion : « Pardonnez-lui son orgueil, ayez pitié de son désespoir, et recevez dans votre miséricorde celui qui a peut-être mal compris la consigne, mais qui a cru vous obéir ». Pierre-Amen. (22)
Il avait été demandé que ses jours soient en petit nombre, il a abrégé ses jours et un autre a pris sa place : lire à cet égard le discours de Pierre (Actes I, 15-26) qui précède l’élection de Matthias.
Mais il convient d’être honnête : du Psaume 68 qui concerne la plainte de Judas devant l’Eternel, Pierre n’évoque, en son discours, que le verset 26, en ce qui touche l’Apôtre – Alors il est d’autres versets qu’il convient de ne pas omettre : « Plus nombreux que les cheveux de ma tête ceux qui me haïssent sans raison, plus forts que moi-même ceux que le mensonge a fait mes ennemis. Ce que je n’ai pas volé, devrais-je les rendre ? Elohim, tu connais ma folie et mes délits ne te sont point cachés. Qu’ils n’aient pas honte de moi, ceux qui espèrent en toi, Adonaï Iahvé des armées, qu’ils ne soient pas confus à mon sujet, ceux qui te cherchent, Dieu d’Israël ! C’est à cause de toi que je supporte l’insulte, que la confusion a couvert ma face, que je suis devenu un étranger pour mes frères » (Psaume 68, 5-10).
Lire la deuxième partie de cet article.
Plus sur le sujet :
Judas ou les Conditions de la Rédemption 1, Jean-Pierre Bonnerot. Paru dans « Cahiers des Etudes Cathares », hiver 1984, N° 104. Cet article a été publié avec l’aimable autorisation de son auteur, Jean-Pierre Bonnerot, pour le site EzoOccult.
© Jean-Pierre Bonnerot, tous droits de reproduction interdits.
Illustration : Caravaggio [Public domain], via Wikimedia Commons
Notes :
(1) Giovanni Papini : Histoire du Christ. Paris, Payot Ed, 1923, page 253.
(2) Alfred Haehl : Vie et Paroles du Maître Philippe. Lyon, Paul Derain, Ed, 1959, page 100. Nlle Ed. Paris Dervy Livres, pour un accès plus aisé.
(3) Marcel Pagnol : Judas. Monte-Carlo, Editions Pastorelly, 1975, page 23.Lorsque nous citerons ce texte, nous userons en principe de l’édition originale (sauf avis contraire) publiée chez Grasset en 1956.
(4) Livre des Deux Principes. Paris, Ed du Cerf, 1973, Coll Sources Chrétiennes n°198. Du Libre Arbitre, § 63, page 401. Sur le problème du manichéisme étranger à la philosophie cathare confer notre étude sur le Prologue de Jean, particulièrement notre réflexion sur le verset 3 et 4.
(5) Claude Jean-Nesmy : la Tradition médite le Psautier Chrétien. Paris, Editions Téqui, 1973,Tome 1, page 176.
(6) Origène : Contre Celse II, § 11. Paris Ed du Cerf, 1967, Coll Sources Chrétiennes n°132 ,page 311.
(7) Paul Reboux : La vie secrète et publique de Jésus-Christ. Son voyage au Tibet. Paris, Editions Niclaus, 1955, page 200.
(8) Charles Guignebert : Jésus. Paris, Albin Michel Ed, Coll l’Evolution de l’humanité, n° 12, 1969, page 621, note n° 1273.
(9) Georges Aubre : Cet homme nommé Judas. Paris, la Colombe Ed, 1961, page 145.
(10) Anne-Catherine Emmerich : La Douloureuse Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ. Paris, Librairie Pierre Téqui, 1942, page 134.
(11) Ibid, page 134.
(12) Alfred Haehl : Op cité, page 100.
(13) Jean-Pierre Bonnerot : Satan, Lucifer, le Principe de ce monde et les démons dans la tradition chrétienne de l’exégèse scripturaire. Cahiers d’Etudes Cathares n° 96. Ne revenant pas sur ces détails fondamentaux pour ne pas allonger ce travail, le chercheur est renvoyé pour une bonne compréhension de cette présente étude à lire obligatoirement cette précédente étude.
(14) Alfred Haehl : Op cité, page 100.
(15) Nous remercions Sa Béatitude Tau Irénée II, de nous avoir communiqué le texte de la Sainte Messe en usage dans l’Eglise Gnostique Apostolique.
(16) Didyme l’Aveugle : Sur Zacharie Livre VI 313. Paris, Ed du Cerf, 1962, Coll Sources Chrétiennes n°85, page 965.
(17) Confer notre étude précédente publiée dans les Cahiers d’Etudes Cathares : le Prologue de Saint-Jean dans la Tradition Chrétienne et l’exégèse scripturaire.
(18) Fabre des Essarts : Le Christ Sauveur. Paris, Bibliothèque Chacornac Ed, 1907, pages 43 et 44.
(19) Confer notre étude dans les Cahiers d’Etudes Cathares n°98 : Consolamentum, Réincarnation et évolution spirituelle dans le Catharisme et le Christianisme originel, particulièrement ce qui touche le mystère de la conversion et la situation de Paul.
(20) Alfred Haehl : Op cité, page 99.
(21) Marcel Pagnol : Judas. Paris, Grasset Ed, 1956, pages 230 à 233.
(22) Ibid, page 234.