Entretien avec Thomas Karlsson

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Entretien avec Thomas Karlsson par Lord A:.

Titulaire d’un doctorat en religions comparées, Thomas Karlsson est le fondateur de l’ordre ésotérique Dragon Rouge. Il est par ailleurs l’auteur de nombreux ouvrages et articles, traduits dans plus d’une dizaine de langues : Uthark: Nightside of the Runes, Qabalah, Qliphoth and Goetic Magic, Adul Runa and the Gothic Cabala, Astral Travels Out of Body et Amongst Mystics and Magicians in Stockholm. Thomas Karlsson a consacré sa thèse de doctorat aux courants qabalistiques dans la Suède du XVIIIe siècle, et occupe un poste de chercheur à l’Université de Yale, aux États-Unis, et de directeur de conférences au sein du cercle The Esoteric Crossroads basé à Capri, en Italie. Il possède en outre une chaire à l’Université de Stockholm et y enseigne l’histoire, la philosophie et la religion, avec l’ésotérisme occidental comme angle d’approche. Thomas Karlsson anime également des ateliers d’initiation au courant draconique, partout dans le monde. Enfin, il est impliqué dans plusieurs projets artistiques, et notamment en tant que parolier du groupe de métal suédois Therion.

L’un de ses ouvrages les plus fameux vient de bénéficier d’une traduction française : Qabale, Qliphoth et Magie Goétique est sorti aux éditions Chronos Arenam, en janvier 2017. L’ouvrage est disponible à la vente sur le site de l’Alliance Magique, auprès des plateformes habituelles (Fnac, Amazon, etc.) et bien évidemment chez votre libraire préféré.

Entretien Thomas Karlsson - Qabale, Qliphoth et Magie Goétique

L’entretien suivant a été réalisé par Lord A:. et publié initialement sur le site Rede Vamp (Brésil), à l’automne 2016. Traduction et adaptation françaises par Julien Bert.

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Parfois, lorsque je parcours tes œuvres littéraires, j’ai le sentiment que ton approche en matière de LHP (NdT : « Left Hand Path » – « Voie de la Main Gauche », en français), et notamment lorsque tu évoques les Qliphoth, prend sa source dans la culture viking. Un peu comme si tu t’appropriais les symboles, mythes et rituels propres aux Goths qui, au Ve siècle de notre ère, étaient redoutés par une grande partie de l’Europe. Y a-t-il un peu de cela dans ta démarche ?

Thomas Karlsson : Celui qui se met en quête des racines de la tradition magique sénestre (NdT : terme signifiant gauche, par opposition à dextre) croise inévitablement le chemin des Goths et celui de la magie gothique. Les Goths sont un peuple originaire du Nord. Il est même question de populations mythiques issues de cette région du globe dans les écrits des Grecs anciens. À travers le temps, ces mythes ont fini par se fondre aux faits historiques ; et il est souvent difficile de distinguer la réalité du fantasme. L’objectif principal de Dragon Rouge n’est pas de se focaliser sur des détails de l’Histoire, mais plutôt sur la magie gothique et ce qu’elle représente en termes mythiques et archétypaux. Le Nord est une représentation de la Nuit, tout comme peut l’être le Sud dans l’hémisphère austral. Les pôles Nord et Sud constituent d’ailleurs tous deux des portails menant à l’Autre Côté (que l’on nomme Sitra Ahra dans la Qabale). Mes ancêtres sont originaires de Gotland, une île suédoise située en mer Baltique sur laquelle ont été réalisées les plus anciennes découvertes en matière de spiritualité scandinave. D’un point de vue personnel, cet héritage signifie donc beaucoup ; cela dit, on retrouve ce même courant draconique au sein de toutes les traditions ésotériques authentiques.

Tu t’es particulièrement intéressé à l’œuvre de Johannes Bureus – tu as même consacré un ouvrage à ce mystique suédois. À ton sens, le système magique élaboré par ce dernier à partir des Runes a-t-il toujours sa raison d’être aujourd’hui, sur un plan magique ? Si tu devais mettre en avant un aspect en particulier de l’héritage de Bureus, quel serait-il ?

Thomas Karlsson : La contribution majeure de Bureus consista à faire le lien entre l’ancienne magie viking, et notamment la Rune de la sagesse relative à Odin, et la tradition occulte de la Renaissance (période de l’Histoire dont Bureus était contemporain), cela par l’apport de nouvelles connaissances liées à la magie et à la Qabale (grâce aux travaux de Jean Pic de la Mirandole, Johannes Reuchlin et Henri-Corneille Agrippa, entre autres). Son système se veut toutefois très pragmatique, si on le compare par exemple à celui de John Dee et à sa magie énochienne (NdT : l’énochien, hénokéen ou « langage des anges », est une langue occulte ou angélique supposée, possédant son propre alphabet, découverte dans les carnets de note des occultistes et alchimistes anglais John Dee et Edward Kelley, au XVIe siècle). La très grande majorité des éléments issus du système runique élaboré par Bureus peut être appliquée aux concepts et méthodes issus de la Qabale, de la tradition tantrique ou des anciens cultes grecs. Il s’évertua à faire revivre les Runes en tant que sceaux permettant d’accéder aux plus hautes sphères spirituelles.

Il y a quelques années, tu as fondé un projet musical du nom de Shadowseeds par l’intermédiaire duquel avait été publié Der Mitternacht Löwe, un album largement influencé par l’œuvre de Bureus, justement. Shadowseeds est-il encore en vie ? En parallèle, es-tu investi dans d’autres projets musicaux ?

Thomas Karlsson : Il est très probable qu’un nouvel album de Shadowseeds voit le jour ; cela dit, je n’ai encore rien planifié concrètement. Je collabore actuellement avec les musiciens de Therion, Serpent Noir, Kaamos, Luciferian Light Orchestra et Ofermod ; autant de groupes liés au courant draconique. Mon épouse et moi-même travaillons sur un projet musical dont les influences sont à chercher du côté d’entités telles que Dead Can Dance ou encore Death in June. Enfin, mon cousin, qui fut l’un des tout premiers membres de Dragon Rouge, et moi avons depuis très longtemps pour ambition de concrétiser un projet de musique techno (avec la tradition draconique en toile de fond), mais ce n’est pas dans nos priorités, actuellement ; en effet, nous avons bien assez à faire avec nos activités professionnelles, nos familles respectives, etc.

Année 2016 de l’ère commune : les symboles runiques sont désormais connus dans le monde entier, avec un très grand nombre de spécialistes en la matière (les runologues) – parallèlement à ceux qui prétendent l’être. En effet, il est indéniable que nous assistons à une authentique résurgence de la foi païenne germanique – l’Ásatrú –, des dieux du Nord et de leurs valeurs. D’après toi, l’œuvre de Bureus a-t-elle quelque chose à voir avec tout cela ?

Thomas Karlsson : Un intérêt pour les Runes s’est effectivement développé partout sur la planète. J’ai vécu quelque temps en Chine, et même dans cette partie du monde, les gens se passionnent pour l’aura mystérieuse qui enveloppe les Runes. Il faut distinguer trois époques majeures, dans ce processus de retour à la vie des Runes : 1) en Scandinavie, durant la Renaissance, avec Johannes Bureus en tant que principal acteur ; 2) au début du XIXe siècle, en Allemagne et en Autriche, sous l’impulsion de Guido von List ; et 3) à partir des années ’70, avec le travail du Dr. Stephen E. Flowers. Certaines personnes s’intéressent aux Runes en tant qu’expression d’une forme de romantisme contemporaine de la période viking, mais du point de vue des ésotéristes (dont je fais partie), ces symboles doivent être envisagés tels des sceaux, avec un pouvoir d’évocation similaire à celui de langues comme le grec ancien, l’hébreu ou le sanskrit.

D’ailleurs, comment as-tu débuté dans ce que l’on appelle aujourd’hui – par commodité – l’occultisme, la spiritualité et la magie ? Par quels aspects t’es-tu senti attiré, initialement ? Quelles sont tes sources d’inspiration, tes motivations, ainsi que tes influences ?

Thomas Karlsson : Alors que je n’étais encore qu’un enfant, j’ai vécu un certain nombre d’expériences astrales ; c’est par ce biais que j’en suis venu à emprunter la voie de l’ésotérisme. Ce type d’expériences constituait une part naturelle de mon existence, et avait lieu la plupart du temps au cours de rêves lucides (NdT : rêve durant lequel le rêveur a conscience d’être en train de rêver). À cette époque – je n’étais qu’un très jeune garçon – ces rêves lucides et autres projections astrales n’avaient rien de surnaturel pour moi, pas plus en tout cas que les évènements ordinaires de la vie quotidienne. Ce n’est que vers l’âge de douze ans que j’ai commencé à comprendre que ces expériences étaient considérées comme occultes et parfois même envisagées avec une certaine suspicion. Mais c’est finalement ce qui alimenta mon désir de suivre cette voie. Il ne fait aucun doute que le milieu duquel je suis issu eut une incidence sur mes centres d’intérêt, d’une manière ou d’une autre. J’ai grandi en Suède, un pays laïc de tradition chrétienne certes, mais marqué par un profond athéisme et une croyance quasi religieuse en la vision du monde dépeinte par les Lumières ; un ensemble de paramètres qui a probablement favorisé mon envie de m’impliquer dans des formes plus sombres d’occultisme. Le côté obscur, de même que la voie de la main gauche constituent un moyen de briser certains schémas, afin de pouvoir mettre en œuvre les conditions de sa propre existence. On pourrait comparer cela à une forme d’existentialisme spirituel, dans lequel la volonté, les choix et la responsabilité se voient exacerbés. En substance, je reste influencé par les valeurs qui m’ont été inculquées, même si, d’un point de vue pratique, je suis parvenu à dépasser les paradigmes de la société actuelle, et ai été en mesure d’explorer ce que l’on considère aujourd’hui comme des réalités surnaturelles.

Je suis impliqué dans le milieu de l’ésotérisme depuis plus de vingt ans, et je porte énormément d’intérêt à tous ces sujets. Selon moi, la réalité est si complexe qu’aucun système ne peut en donner une définition exhaustive. Aucune tradition n’étant parfaite, on trouve des brèches dans toutes les cartes censées décrire cette réalité ; c’est pour cette raison qu’il est nécessaire de comparer différentes traditions, afin de découvrir le caractère immanent dissimulé au sein des structures occultes. Néanmoins, j’ai concentré mes efforts sur la méta-tradition initiatique appelée « Voie de la Main Gauche », laquelle met l’accent sur les aspects les plus sombres de l’ésotérisme.

Mes toutes premières expériences, de nature soi-disant occulte, ont suscité mon intérêt pour l’étude des sciences ésotériques ; mes influences dans le domaine sont diverses et variées. Je me suis d’abord inspiré de la tradition kabbalistique, et plus particulièrement de ses aspects sombres ; j’ai ensuite essayé d’établir des comparaisons avec les concepts et pratiques propres aux systèmes tantriques. Les Runes et les mythes nordiques, de même que l’art avant-gardiste constituent une part naturelle de mon travail spirituel. Certains artistes issus du mouvement surréaliste tels que Dali et Breton ont eu un réel impact sur ma personne, dès mon plus jeune âge ; ma compréhension de l’occulte a indéniablement été influencée par leurs systèmes de pensées.

Tout au long de mon parcours, j’ai juré fidélité au pouvoir suprême et à l’intelligence absolue auxquels j’attribue le nom de Dragon, mais que d’autres mystiques pourraient appeler Dieu. Mes deux priorités dans la vie sont : 1) prendre soin de mes enfants, de ma famille et de mes amis ; 2) poursuivre mon œuvre à la tête du courant draconique, dans ce monde et dans cet éon.

Justement, parle-nous de l’ordre Dragon Rouge. Tout le monde est-il le bienvenu en son sein ? Quelles sont les conditions pour pouvoir l’intégrer ?

Thomas Karlsson : Tout le monde est le bienvenu au sein de Dragon Rouge, peu importe votre bagage culturel ou spirituel ; la seule contrainte étant de pouvoir collaborer loyalement avec les sœurs et les frères appartenant à l’Ordre. Faire partie d’un ordre tel que le nôtre implique de devoir mettre de côté son égo, et de renoncer aux comportements puérils et contreproductifs. Nous attendons des membres de Dragon Rouge qu’ils fassent preuve d’ouverture d’esprit, qu’ils soient prêts à échanger sur tous les sujets et enfin, qu’ils témoignent d’une volonté ferme de contribuer aux objectifs personnels et communs.

Publié il y a près de quinze ans, ton ouvrage intitulé Kabbala, kliffot och den goetiska magin est devenu un classique du genre. Avec le recul, quel regard portes-tu sur cette œuvre ?

Thomas Karlsson : Ce livre a en quelque sorte permis de poser de nouvelles fondations, un peu partout sur la planète ; il s’agit en outre de la principale source de savoir relatif à la tradition draconique. J’aimerais également mentionner un autre de mes ouvrages, Amongst Mystics and Magicians in Stockholm – basé sur des expériences plus personnelles, celui-là –, qui constitue une manière différente de se familiariser avec les doctrines draconiques.

Une version française de cet ouvrage – Qabale, Qliphoth et Magie Goétique – est récemment parue aux éditions Chronos Arenam (le livre est officiellement disponible depuis le 19 janvier dernier)… Quelles sont tes attentes par rapport à cette sortie ? Il y a toujours eu, à travers l’histoire, une forte tradition ésotérique en France… De quelle manière, les auteurs et mystiques français ont-ils contribué, selon toi, aux domaines de l’ésotérisme et de l’occultisme ? De façon générale, quel est ton sentiment vis-à-vis de la culture française ?

Thomas Karlsson : Cette édition française représente beaucoup, et notamment d’un point de vue personnel. L’héritage français en matière d’ésotérisme a toujours occupé une place capitale pour moi et ce, dès mes tout premiers pas dans l’étude et la pratique des arts occultes. Ce n’est d’ailleurs pas une coïncidence si je décidai de donner à Dragon Rouge un patronyme français. Le courant draconique n’a que faire des frontières ; pour autant, je trouvais cohérent, et en phase avec mes énergies, d’utiliser le français comme lingua franca (NdT : langue véhiculaire utilisée du Moyen Âge au XIXe siècle dans l’ensemble du bassin méditerranéen, principalement par les marins et les marchands, mais aussi par les bagnards, prisonniers, esclaves et populations déplacées de toutes origines), au sens propre comme au sens figuré. Depuis ma plus tendre enfance, la culture française joue un rôle important au sein de ma famille. Certains de mes ancêtres étaient d’ailleurs originaires de Normandie. Mon père m’initia aux œuvres, teintées d’ésotérisme, d’artistes tels que Claude Debussy ou Erik Satie ; de même, il affectionnait tout particulièrement la vision d’André Breton en matière d’occultisme. La branche française du symbolisme (NdT : mouvement littéraire et artistique apparu en France, en Belgique et en Russie à la fin du XIXe siècle, en réaction au naturalisme et au mouvement parnassien) occupe en outre une place cruciale dans l’ésotérisme mis en avant au sein de Dragon Rouge, au même titre que les concepts de temps et d’énergie propres à certains philosophes comme Henri Bergson. Étant adolescent, je me souviens avoir vécu une expérience particulièrement riche, tant sur le plan intellectuel que spirituel, lorsque je visitai La Coupole à Paris (NdT : célèbre brasserie située dans le quartier du Montparnasse et qui fut, dans l’entre-deux-guerres, un haut lieu du Tout-Paris, et particulièrement des artistes et écrivains), en compagnie de mon père – un lieu connu, entre autres, pour avoir été le théâtre de messes noires célébrées par Maria de Naglowska (NdT : occultiste, mystique, auteur et journaliste russe, dont le domaine de prédilection était la magie sexuelle et qui fréquenta les milieux surréalistes parisiens). Mes études me menèrent également en Provence, sur les traces de la Kabbale, et vers les côtes normandes où l’héritage viking est des plus prégnants : autant de lieux qui contribuèrent à renforcer mes connaissances en matière d’occultisme. Enfin et surtout, il est fait mention, tout au long de Qabale, Qliphoth et Magie Goétique, de grimoires qui auraient été l’œuvre d’auteurs français.

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Il est difficilement possible de rester de marbre devant le charme et le caractère envoûtant d’Uppsala. Peux-tu partager avec nous tes expériences avec cette ville suédoise, et ce que tu as pu y découvrir ?

Thomas Karlsson : Uppsala est l’une des plus vieilles villes universitaires de Scandinavie ; c’est également là qu’était situé le principal temple viking mentionné par Adam de Brême en 1076 – temple dédié à Thor, Odin et Freya. Outre les écrits originaux de Bureus, est conservé à l’Université d’Uppsala le Codex Argenteus (ou « Bible d’Argent ») datant du début du VIe siècle. Avec ses anciens sites cultuels nordiques, cette terre se montre véritablement magique. En outre, comme je le disais plus haut, il s’agit de l’une des cités universitaires les plus importantes d’Europe du Nord.

 Gotland !!! Nombre de tes publications et photos partagées sur le net y font référence. Je sais par ailleurs que Dragon Rouge possède un temple sur cette île – ce lieu ancestral auquel tu témoignes un profond respect. Allons-nous apprendre davantage de cet endroit mythique, dans tes prochains ouvrages ?

Thomas Karlsson : Gotland constitue le cœur de la spiritualité Nordique, dans son ensemble. Les plus anciennes pierres runiques – dont certaines illustrent les séjours d’Odin dans l’autre monde ou dépeignent la déesse sorcière – ont toutes été retrouvées sur l’île de Gotland. Une culture qui, plus tard, s’étendit à l’ensemble de la Scandinavie. Cette île constitue véritablement le berceau des très mystérieuses traditions nordique et gothique. C’est encore très perceptible aujourd’hui, à qui foule cette terre.

Thomas, le terme « gothique » est aujourd’hui utilisé pour faire référence à un certain esthétisme moderne et anti-conformiste, et n’a plus aucun rapport avec les peuples des Goths ou des Wisigoths, et encore moins avec la lointaine île de Gotland… Qu’en penses-tu ?

Thomas Karlsson : Nous devons accepter certaines tendances, et la sous-culture gothique actuelle véhicule nombre d’aspects positifs. Elle peut en effet conduire à une compréhension plus profonde des mystères gothiques. Pour la plupart des gens, il ne s’agit que d’une culture marginale, mais elle peut permettre à certains d’acquérir un savoir authentique.

Les Goths n’ont pas toujours eu le vent en poupe. Au cours de l’Histoire européenne, ils ont été la plupart du temps considérés comme un peuple mystérieux, dangereux et destructeur. Ils passaient pour des barbares ; en outre, le « Gothique » avait quelque chose de sombre et de primitif. Durant la Renaissance, les Goths représentaient le déclin culturel du Moyen Âge. Le gothique se situait aux antipodes de la notion ancienne de civilisation et des canons esthétiques.

Le conflit entre les courants gothique et classique perdura à travers toute l’histoire culturelle occidentale. Les idéaux classiques reposent sur la clarté, la raison, la lumière, les lois et les structures. À l’inverse, l’idéal gothique possède quelque chose de métaphysique, et s’inspire des visions archaïques, des rêves, de l’obscurité et des ombres, du génie et de l’obsession. Dans la tradition lyrique, le classicisme se caractérise par une vision pragmatique de la poésie qui insiste sur l’importance des règles et des compétences pratiques ; l’approche gothique, au contraire, s’associe à une vision métaphysique dans laquelle le fond prévaut sur la forme. Dans le domaine de l’architecture, le mot « gothique » prit un sens péjoratif utilisé pour décrire la technique d’édification des monuments religieux, au Moyen Âge. Les meilleurs exemples sont ceux des cathédrales de Cologne, Strasbourg et Notre-Dame, dont le style est véritablement grandiose.

Bien que le style soit probablement né dans la France du XIIe siècle, on lui attribua péjorativement l’adjectif de « gothique » ou « allemand ». Arborant de nombreuses formes en pointes, l’art gothique s’est vu associé au caractère sauvage et insoumis de la nature. On imaginait volontiers, au sein des constructions gothiques, d’immenses arbres ou des grottes remplies de stalactites et autres stalagmites. Mais selon l’esthétisme classique, le style gothique se montrait tout aussi naïf (dans le sens péjoratif du terme) et de mauvais goût, que sinistre et terrifiant. Certains intellectuels allemands du XVIIIe siècle – à l’image de Herder et Goethe – allaient pourtant se charger de réhabiliter, plus tard, l’esthétisme et l’architecture gothiques.

Néanmoins, la tradition gothique demeura associée à la nature sauvage et à l’horreur. Au cours du XIXe siècle, le mouvement qualifié de « romantisme des ruines » gagna en popularité dans certains cercles artistiques. Les représentations qui en découlèrent intégraient certains éléments comme des pierres tombales ou de vieilles églises gothiques laissées à l’abandon, le tout sur fond de nature sauvage. Caspar David Friedrich et Arnold Böcklin furent parmi les principaux ambassadeurs de ce  « romantisme des ruines ». Le gothique devint alors associé au concept romantique du sublime. Le sublime se réfère à cette impression grandiose de l’esprit, laquelle est inspirée à la fois par la crainte et la fascination. Le mouvement gothique s’immisça également dans la littérature. Les romantiques anglais d’inspiration gothique faisaient référence à une « terreur exaltée », tandis qu’ils mettaient soigneusement de côté les idéaux purs, structurés et lumineux du classicisme. Les artistes en question cherchaient à mettre en scène les dieux, les démons, l’enfer, les esprits, les âmes, les enchantements, la sorcellerie, les cataclysmes, les monstres, le feu, la guerre, les épidémies, la famine, etc. La peur sublime était censée fournir à l’homme des connaissances relatives à une réalité supérieure, dépassant les confins de la raison. Un courant qui s’incarna principalement au travers du philosophe irlandais Edmund Burke, et des œuvres littéraires d’Edward Young – et son poème Nuits (1742) – et de Robert Blair – Le Tombeau (1743). Le romantisme des ruines devint si populaire que certains ressentirent le besoin de bâtir de nouveaux vestiges, artificiels, car les « originaux » commençaient à ne plus être suffisamment nombreux. La ruine symbolise le cycle de la nature, et témoigne du caractère destructeur des forces naturelles et du chaos qui, à la toute fin, annihilent les idéaux de l’homme, ainsi que tout ce qu’il a pu construire de ses mains. Dans la Qabale, les principes attachés aux ruines sont assimilables aux « Qliphoth » (NdT : forces maléfiques mises en relation et en opposition avec les Sephiroth dans la Kabbale. L’ensemble des Qliphoth est aussi nommé Arbre de Mort, par opposition à l’Arbre de Vie).

Cette polarisation entre classicisme et gothique évoque l’opposition entre magie sénestre et magie lumineuse. La magie de la lumière est fondée sur un processus de rationalisation et sur une idéalisation de la raison. La Qabale juive, tout comme les courants « lumineux » de la franc-maçonnerie s’efforcent d’établir une géométrie sacrée, à partir de laquelle le Temple de Jérusalem (NdT : il s’agit, selon la Bible, du bâtiment religieux construit par les Israélites pour abriter l’arche d’alliance) pourra être rebâti. En se plaçant dans une telle perspective, les forces sombres des ruines constituent une menace, à l’évidence. Selon une vision du monde qabalistique, ce sont le côté obscur et les puissances qliphotiques qui sont à l’origine de la destruction du Temple de Jérusalem. Celui-ci symbolise le pouvoir totalitaire de Dieu. Le côté lumineux représente la généralisation mathématique et géométrique ; contrairement à l’obscurité qui incarne les fractales (NdT : objets mathématiques, tels une courbe ou une surface, dont la structure est invariante par changement d’échelle) et l’élément disparate des mathématiques du chaos.

Le classicisme s’est évertué à vouloir reproduire une version simplifiée et soumise de la nature, avec comme modèle de base le « jardin régulier », ou « jardin à la française ». En choisissant de faire primer cette conception de la réalité, les idéaux irrationnels du mouvement gothique semblent être l’expression parfaite du mauvais goût. Mais lorsque la façon d’envisager la nature change, lorsque l’homme prend conscience du caractère profondément tortueux de la vie sauvage et entreprend l’exploration des crevasses inhabitées et des précipices montagneux, on assiste à un regain de considération et de respect pour les qualités esthétiques de la tradition gothique. Les architectes des châteaux délaissent alors les structures géométriques classiques, en faveur de formes moins régulières. L’arbre discipliné redevient sauvage, la pelouse se transforme en pré, le bassin se métamorphose en lac et l’allée de jardin se change en un sentier sinueux que le philosophe taciturne peut alors arpenter, seul, absorbé par ses pensées mélancoliques.

La représentation de la nature est liée aux idéaux du courant draconique. Parvenir à se détourner de ce qui est parfaitement structuré et élagué revient à admettre que le chaos est en pleine reconquête du Jardin d’Éden, et que le Dragon s’éveille à nouveau. Alors que le classicisme et les idéaux de la lumière sont tournés vers l’ordre, les règles et l’action collective, la tradition gothique se préoccupe de l’unicité : le génie, la déviance et l’originalité. Puisque le côté obscur se concentre sur l’unique, ses praticiens ont toujours pris le risque de subir des persécutions, comme cela a été le cas pour les sorcières à travers les siècles.

Tu as récemment participé au « International Left Hand Path Consortium » qui se tenait à Atlanta (USA), en avril 2016. Peux-tu nous donner quelques informations sur la conférence que tu as donnée à cette occasion ? Ton sentiment par rapport à cet événement ?

Thomas Karlsson : Tout d’abord, je tiens à rendre hommage aux organisateurs de ce consortium. Ils ont réussi à fixer de nouvelles normes, permettant une collaboration plus efficace dans le milieu du LHP. Je suis intervenu en tant que principal conférencier, et ai animé un groupe de travail consacré à la triade Lucifer/Lilith/Leviathan. J’ai tenté de donner une définition de la Voie de la Main Gauche, en mettant en lumière plusieurs points :

– Tout d’abord, que cette tradition est associée à une forme de dualisme méthodologique – mais non nécessairement substantiel – reposant sur la pensée alchimique/tantrique selon laquelle les polarités sont génératrices de puissance.

– Ensuite, que le concept de « voie de gauche », c.-à-d. « ce qui diverge », représente l’essence de l’ésotérisme. Une pensée qui est souvent combinée avec la mise en valeur du côté féminin, des ténèbres, de l’enfer, de la lune, des parias, etc.

– Que « ce qui est en bas », et qui est semblable à « une centrale électrique » en latence, utilisée pour atteindre « ce qui est en haut », peut être comparé à Kundalini-Shakti en tant que pouvoir de transcendance, ou au thème de nombreux cultes anciens dans lequel l’initié pénètre l’Enfer ou le monde souterrain, afin d’accéder au Ciel ou au Paradis (une thématique que l’on retrouve également dans l’Enfer de Dante). Il s’agit d’un concept majeur en alchimie, où la prima materia est nécessaire à l’obtention de l’ultima materia, où le plomb de Saturne correspond à l’or du Soleil. C’est ainsi qu’il faut interpréter le symbole du Christ raillé, dans le mysticisme chrétien. Pour des raisons similaires, l’initiation souterraine revêt une importance primordiale dans le chamanisme. La Pierre est l’esprit, le Dragon est Dieu, etc.

Ont également été abordées les thématiques suivantes :

– Le concept de divinisation, en émettant toutefois une réserve : celle selon laquelle il n’est pas réellement possible de savoir à quoi correspondent les plus hauts degrés de l’initiation – tant que l’adepte ne les a pas atteints –, ni même ce que le mot « dieu » revêt précisément.

– Le caractère sacré de la périphérie. Le Chaos, le Tao de la philosophie chinoise (NdT : le Tao est la « Mère du monde », le principe qui engendre tout ce qui existe, la force fondamentale qui coule en toutes choses de l’univers) ou la Sorcière (« Hagzissa », en proto-germanique) voyageant par-delà les frontières, etc.

– L’antinomisme (NdT : terme désignant une doctrine hostile à la loi), dans son acception spirituelle et philosophique : a) définir les réalités absolues par l’utilisation des négations ; b) aller à l’encontre des conventions, afin de prendre conscience des modèles inconscients ; c) établir une morale supérieure, en se libérant du carcan des normes sociales définies par la majorité (un concept proche, en réalité, de l’idéalisme éthique).

– Enfin, j’ai montré la nécessité d’envisager la Sagesse, et le savoir – le serpent du Jardin d’Éden – en tant que partenaires de l’adepte, et de les considérer fondamentalement comme des incarnations du Messie, le sauveur (de valeur guématrique 358). Autrement dit, mettre en avant la nature faustienne et prométhéenne de la Voie de la Main Gauche.

Thomas, même si tu restes parfois caché dans l’ombre, tu es connu pour être le parolier du groupe suédois Therion. Leur discographie est impressionnante ; néanmoins, quel est le morceau auquel tu as contribué et que tu apprécies le plus ? Quelles thématiques abordes-tu dans tes textes ?

Thomas Karlsson : Therion représente énormément pour moi, et j’ai toujours beaucoup apprécié de pouvoir écrire les textes de leurs morceaux. En ce qui concerne les thèmes, tout ce que j’écris est lié à la tradition draconique. Il est difficile pour moi de choisir un morceau en particulier, mais je dois dire que je suis un inconditionnel – autant pour la musique que les paroles – des trois titres constituant The Draconian Trilogy, sur l’album VOVIN (le terme « Vovin » signifiant « Dragon » en énochien) :

Dragon rouge, toi qui es présent depuis le premier matin du temps,

Dragon rouge, toi qui te dissimules dans les profondeurs les plus archaïques de l’esprit,

Puisses-tu surgir de l’abîme de l’ignorance,

Puisses-tu accompagner l’aveugle dans son existence.

 *

Étoile du matin, veux-tu bien porter ta lumière,

Durant le jour et jusqu’à la nuit prochaine.

Toi le Déchu qui volas l’étincelle,

Rapporte-la au sein des ténèbres.

 *

Ô Typhon Apep Lothan

Ô Drakon Typhon Apep Lothan

 *

Étoile du matin, veux-tu bien porter ta lumière,

Durant le jour et jusqu’à la nuit prochaine.

Toi le Déchu qui volas l’étincelle,

Rapporte-la au sein des ténèbres.

 *

Les Dragons de demain se dirigeant vers leur Babel d’hier,

Ils ouvrent le sceau de Sorath, et libèrent le onzième Rayon.

 *

Il y a peu, tu tenais une conférence sur l’île de Capri, avec, en toile de fond, les mythes et histoires qui jalonnèrent ce haut lieu de la magie et de l’occultisme. J’aimerais que tu partages avec nous certaines de ces histoires, et en particulier un fameux événement qui se déroula sur cette terre…

Thomas Karlsson : L’île de Capri est célèbre pour avoir été le point de rendez-vous des personnages les plus influents de la planète. Déjà à l’époque de l’Antiquité, Auguste avait choisi de diriger l’Empire romain depuis l’île. Mais elle accueillit également certains individus parmi les plus sinistres et détestés de l’Histoire. En outre, de nombreuses rumeurs ont circulé, selon lesquelles les villas appartenant aux aristocrates étaient le théâtre de messes noires célébrées dans la plus grande confidentialité. L’île de Capri est un lieu liminal et onirique, où la terre et l’océan, la nuit et le jour, le mythe et la réalité se confondent. Au début de son ouvrage Le Livre de San Michele, le médecin suédois Axel Munthe décrit sa rencontre avec une silhouette drapée d’un voile de couleur rouge. Cet événement apparaît d’ailleurs comme l’élément central de son histoire. La figure en question est celle de Méphistophélès (NdT : l’un des sept princes de l’enfer, incarnant parfois le diable sur terre), et revient de façon récurrente tout au long du livre. Un thème empreint de contraste, et qui constitue une technique narrative qualifiée de clair-obscure : le Démon des Ténèbres apporte son aide au Dr. Axel Munthe, afin que celui-ci puisse ériger son Temple de Lumière. Je me rends régulièrement à Capri, depuis une dizaine d’années, et c’est avec un immense bonheur que j’organise des conférences au cœur de la Villa San Michele, l’un des sites les plus prestigieux de la planète. Cette villa est semblable au reste de l’île : elle baigne dans les légendes méphistophéliques et les rumeurs de messes noires.

Plus sur le sujet :

Entretien avec Thomas Karlsson, parution originale sur Rat Holes.

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