Un attentat anti corrida par Denis Andro.
Une page de la lutte contre la tauromachie à la Belle Époque : L’attentat de Deuil du 4 juin 1900
Depuis l’introduction des corridas en France au milieu du XIXe siècle, l’opposition à la tauromachie a pris différentes formes. En 1900, Ivan Aguéli va jusqu’à blesser un toréador en signe de protestation.
Le 18 mars 1901, L’Aurore publie une étonnante lettre d’avertissement adressée au ministre de l’Intérieur à propos de courses de taureaux prévues alors à Nice.
« Monsieur le ministre. Des courses de taureaux à l’espagnole ont eu lieu à Nice, dimanche dernier : trois chevaux ont été éventrés, des taureaux égorgés. Vous souvient-il, monsieur le ministre, de l’attentat de Deuil, du 4juin dernier, par un protestataire de nos amis qui blessa un toréador à l’entrée dans l’arène ?
Mandée comme témoin au sujet de cette affaire par-devant le tribunal de Pontoise le 20juillet dernier, j’approuvai hautement son acte, et crus de mon devoir de déclarer que plusieurs de nos amis étaient prêts à l’imiter en d’analogues circonstances.
À la suite du scandale de Deuil, vous daignâtes, monsieur le ministre, donner satisfaction aux interpellateurs qui se levèrent à la Chambre pour réclamer l’interdiction des courses de taureaux. Il a suffi, depuis, de l’avertissement indigné de nos amis de Lyon pour empêcher des courses à l’espagnole projetées cet automne en ville.
Nous espérons de même, monsieur le ministre, qu’il suffira de votre intervention pour que force demeure à la loi cette fois ; car, si ces carnages devaient continuer en violation de cette même loi, nos amis songeraient, dans la légitime révolte de leur conscience, que si vingt minutes séparent Paris de Deuil, il suffit de vingt heures pour aller à Nice protester comme il convient.
Agréez, monsieur le ministre, mes respectueuses salutations ».
La lettre, reproduite dans l’Encyclopédie contemporaine illustrée du 25 mars1901, gazette « des Sciences, des Arts et de l’Industrie » dont son mari est le gérant, est signée par « Marie Huot, secrétaire de la Ligue populaire contre la vivisection [1] ». Elle fait référence à l’attentat de Deuil, en région parisienne, commis le 4 juin de l’année précédente alors qu’une corrida se préparait. L’auteur de coups de pistolets – qui ne blessèrent que légèrement l’un des toréadors – est Ivan Aguéli, nom d’artiste du peintre suédois John Gustav Agelii (1869-1917) qui vit alors à Paris. Si elle est spectaculaire, cette action n’est cependant pas isolée : elle s’inscrit aussi dans un mouvement d’opposition à la tauromachie qui touche les milieux républicains radicaux depuis les années 1850.
L’Introduction de la Tauromachie en France
C’est à partir du milieu du XIXe siècle que, dans le contexte de l’instauration du régime de Napoléon III « le Petit », la tauromachie moderne est importée d’Espagne. L’impératrice Eugénie née de Montijo est elle-même espagnole, et c’est devant le couple impérial qu’est donnée en 1853 à Bayonne, non loin de l’une de ses résidences de villégiature à Biarritz, la première corrida française. Dans cette mode convergent préoccupations diplomatiques et familiales, et souci d’un nouveau divertissement pour les Français invités à apprécier le style kitch du régime.
Sous le Second Empire, l’opposition à la tauromachie apparaît alors, chez un exilé comme Victor Hugo, en lien avec une opposition politique à un régime fondé sur l’arbitraire et honni. Mais l’évolution des sensibilités à l’égard des animaux joue aussi : la même année 1853, un exilé quarante-huitard en Espagne, le médecin Ernest Cœurderoy, rédige à Madrid un pamphlet contre la corrida et son caractère cruel, qu’il associe peu ou prou à une Espagne ternissant là certains de ses meilleurs traits : « Ici, écrit-il, l’on croit que la pitié déshonore [2] ».
En France, il existe pourtant – et les opposants aux corridas ne cessent de l’invoquer, comme Marie Huot dans sa lettre – une loi protégeant les animaux de mauvais traitements en public : la loi Gramont du 2juillet 1850. Mais celle-ci n’est, souvent, appliquée que de façon symbolique, les aficionados constituant des groupes de pression locaux efficaces, récupérant dans le Midi, où la tauromachie s’implante, la vogue pour l’identité régionale. L’opposition à la tauromachie continue avec la IIIe République. Elle est souvent le fait de socialistes et de libertaires, comme Louise Michel, mais aussi de chrétiens.
Au moment où des corridas sont prévues en région parisienne, le coup de revolver d’Aguéli s’inscrit dans cette trame, dans une séquence historique marquée également par la « propagande par le fait » de certains anarchistes.
Les protagonistes de l’attentat de Deuil : Marie Huot et Ivan Aguéli
Mais qui sont Marie Huot et Ivan Aguéli, protagonistes de l’attentat de Deuil ? La première, née en 1846, proche des idées néomalthusiennes de Paul Robin, future poétesse symboliste, mène aussi à travers des conférences et des interventions parfois houleuses un combat radical contre la vivisection, la vaccination pasteurienne [3] et la tauromachie. À certains égards, c’est une figure qui anticipe l’actuel courant « antispéciste » qui conteste la domination humaine sur les autres espèces animales.
Ivan Aguéli, lui, a été, arrivant de Suède à Paris en 1890, élève du peintre Émile Bernard qui a créé avec Gauguin, à Pont-Aven, le courant « synthétiste ». Considéré comme l’un des précurseurs de l’art moderne en Scandinavie, Aguéli a aussi rédigé des chroniques d’art dans la revue de son amie Marie Huot – il fut l’un des premiers à reconnaître l’importance de Munch ou des cubistes [4]. Il est également lié au milieu anarchiste, et figure, pour avoir donné asile à un compagnon, parmi les inculpés du « Procès des Trente » d’août 1894, faisant plusieurs mois de prison à Mazas avant d’être acquitté. Mais il s’intéresse aussi, comme d’autres artistes ou littérateurs symbolistes, à des questions ésotériques ; il publiera dans la revue occultiste de Gérard Encausse dit Papus l’Initiation en 1902, et deviendra soufi en Égypte où il réside une dizaine d’années au cours de sa vie – il aurait même initié le futur écrivain ésotériste René Guénon au soufisme en 1911.
Signe de la gêne des autorités, Aguéli est libéré après quelques semaines de préventive à la prison de Pontoise. Si une partie de la presse le soutient, il a aussi contre lui certains littérateurs ; la Libre parole de l’antisémite Drumont ne manque pas de signaler sa condamnation (« trois mois de prison, avec application de la loi du sursis, et 200F d’amende ») le 23 juillet 1900. En 1913, Marie Huot dédiera à l’auteur des coups de feu son recueil de poèmes symbolistes Le Missel de Notre-Dame des Solitudes : « À mon frère d’armes Ivan Aguéli ». Expulsé d’Égypte en 1916 en raison de ses activités antibritanniques, il meurt en 1917 dans la région de Barcelone.
Tauromachie et engagements
Malgré ces oppositions et en dépit de la loi Gramont, des corridas continuent à être organisées, avec une accentuation à la fin du siècle. L’opposition à la tauromachie décroît au XXe siècle où l’on assiste aussi, chez certains artistes proches du surréalisme, comme André Masson, chez un intellectuel comme Georges Bataille ou chez l’écrivain barrésien Montherlant, à une fascination esthétique pour le thème de la corrida, métaphore d’une expérience humaine extrême [5]. La conversion d’écrivains et d’artistes est aussi symptomatique d’un éloignement de la question animale des préoccupations des intellectuels. Zola, Mirbeau, Séverine prenaient fait et cause contre les spectacles tauromachiques ; les surréalistes, les philosophes du vingtième siècle sont, le plus souvent, étrangers à cette question.
De l’autre côté des Pyrénées, la tauromachie est souvent, dans les milieux conservateurs, un emblème national qui cultive, face aux étrangers, une singularité hispanique (pourtant codifiée récemment). Ainsi en 1912, l’écrivain et chroniqueur Azorín (1873-1967), peintre et chantre de la Castille, fait de la corrida un divertissement empreint de passion qui ne peut qu’être incompréhensible pour des Anglais [6]. Azorin sera du reste plus tard réservé sur la corrida. Le thème de l’opposition entre Nord et Sud de l’Europe intervient aussi dans le croquis que le fameux dessinateur antidreyfusard Caran d’Ache a consacré dans Le Journal à l’attentat de Deuil, Ivan Aguéli étant supposé incarner un type nordique a priori hostile à la corrida : le croquis, qui représente Aguéli tirant sur un toréador mais lui-même pris à partie par le taureau, a pour légende : « Le Nord contre le Midi… et le choc en retour ».
Mais cette opposition, plutôt que culturelle, apparaît comme le résultat de parcours politiques et esthétiques divergents – et qui peuvent se renverser : Azorín, avant de devenir conservateur, publiait lui-même dans des journaux anarchistes ; il avait traduit en 1897 en espagnol Mes prisons de Kropotkine – le « prince anarchiste » russe qu’Ivan Aguéli avait pour sa part rencontré à Londres en 1890. Et l’on peut se poser la question : si le franquisme n’avait pas été victorieux contre la République et la révolution, il n’est pas sûr qu’il ait fallu attendre la fin du millénaire pour voir des villes de la péninsule – comme Barcelone en 1998 – abolir le spectacle de la mise à mort de taureaux. Quant à la France, comme sous Napoléon III ou à la Belle Époque, les corridas s’y poursuivent.
Plus sur le sujet:
Un attentat anti corrida, Denis Andro – article paru dans Gavroche, n°159.
Image par patrick gantz de Pixabay
Notes :
[1] Encyclopédie contemporaine illustrée n°460, 25 mars 1901 (Bibliothèque nationale de France).
[2] Ernest Cœurderoy : La corrida de toros en Madrid, 1853, édité par les Ateliers de création libertaire, Lyon, 2003 (avec des textes d’Alain Thévenet et Yves Bonnardel).
[3] Christiane Douyère-Demeulenaere : « Les polémiques autour du traitement antirabique de Pasteur », Gavroche n°128, mars-avril 2003.
[4] Encyclopédie contemporaine illustrée, 10 mai 1896, article signé G.Ivan (cité dans Munch et la France, Réunion des musées nationaux, 1992, pp. 26 et 199) ; « Les expositions d’art à Paris » sur le cubisme, signé Habdul-Hâdi, Encyclopédie contemporaine illustrée n°659, 15 novembre 1912.
[5] Eric Baratay et Elizabeth Hardouin-Fugier : La corrida, PUF, 1995.
[6] Azorín : « Los toros », Castilla(1912), Edición Inman Fox, colección Austral, Madrid, 1999, pp. 127-133.