Quelques notes sur la Rose-Croix : Elias Artista, par Stanislas de Guaita.
Quand, vers la fin du rĂšgne dâHenri IV, le monde profane entendit parler pour la premiĂšre fois dâune association trĂšs occulte de thĂ©osophes-thaumaturges, les Roseâ Croix dataient de plus dâun siĂšcle. Ils tiraient leur nom dâun emblĂšme pantaculaire de tradition chez eux, le mĂȘme que Valentin AndreĂŠ, le grand maĂźtre dâalors, portait gravĂ© sur le chaton de sa bague : une croix de saint Jean, dont lâaustĂšre nuditĂ© sâĂ©gayait au sourire des quatre roses, Ă©panouies Ă ses angles.
Notes sur la Rose-Croix : Elias Artista
Lâon a beaucoup dit que lâordre ne remontait pas au-delĂ de ce Valentin AndreĂŠ. Erreur manifeste. Si nous invoquions, pour la combattre, cet article des statuts qui ordonnait de dissimuler durant cent vingt ans lâexistence de la mystique fraternitĂ©, lâon pourrait estimer la preuve insuffisante. Mieux valent dâautres arguments. Bien avant lâannĂ©e 1615, oĂč parut le manifeste des Roseâ Croix, et mĂȘme avant 1604, oĂč le monde se prit Ă soupçonner leur existence, nous relevons, çà et lĂ , des vestiges non Ă©quivoques de leur association : ils abondent, pour qui sait lire, dans les Ă©crits des adeptes du temps.
Veut-on des exemplesâ? â Tous les arcanes rosicruciens sont figurĂ©s en lâun des pantacles de lâAmphitheatrum sapientiĂŠ ĂŠternĂŠ, oĂč Khunrath a dessinĂ© un Christ, les bras en croix dans une rose de lumiĂšre. Or le livre de Khunrath porte une approbation impĂ©riale en date de 1598. Mais câest surtout Ă Paracelse, mort en 1541, quâil faut demander les preuves dĂ©cisives dâune Roseâ Croix latente au XVIe siĂšcle. On peut lire en son TraitĂ© De Mineralibus (tome II, p. 341-350 de lâĂ©dition de GenĂšve (1), lâannonce formelle du miraculeux avĂšnement qui devait confondre le prochain siĂšcle : â «âRien de cachĂ©â», dit-il, «âqui ne doive ĂȘtre dĂ©couvert. Câest ainsi quâaprĂšs moi «âparaĂźtra un ĂȘtre prodigieux, qui rĂ©vĂ©lera bien des choses «â(De Mineralibus, 1). Quelques pages plus loin, Paracelse prĂ©cise sa pensĂ©e, en prĂ©disant certaine dĂ©couverte «âqui doit rester cachĂ©e jusquâĂ lâavĂšnement dâELIE-ARTISTEâ» (De Mineralibus, 8).
Elias Artistaâ! GĂ©nie recteur des Roseâ Croix, personnification symbolique de lâOrdre, ambassadeur du saint Paracletâ! Paracelse le Grand prĂ©dit ta venue, ĂŽ Souffle collectif des gĂ©nĂ©reuses revendications, Esprit de libertĂ©, de science et dâamour qui dois rĂ©gĂ©nĂ©rer le mondeâ!…
Ailleurs, Paracelse est plus formel encore. Ouvrons sa stupĂ©fiante Pronostication (2), recueil de prophĂ©ties imprimĂ© en 1536. Quây voyons-nous, figure xxviâ? Une rose Ă©panouie dans une couronne, et le mystique digamma (F), emblĂšme de la double croix, greffĂ© sur cette rose. Or, voici la lĂ©gende quâon lit au bas : â «âLa Sibylle a prophĂ©tisĂ© du digamma Ă©olique. Aussi est-ce Ă bon droit, ĂŽ croix double, que tu fus entĂ©e sur la rose : tu es un produit du temps, venu Ă maturitĂ© prĂ©coce. Tout ce quâa prĂ©dit de toi la Sibylle sâaccomplira infailliblement en toi, devant mĂȘme que lâĂ©tĂ© ait produit ses roses… Triste Ă©poque, en vĂ©ritĂ©, que la nĂŽtre, oĂč tout se fait sens et dessus dessousâ! Ce dĂ©sordre est bien le plus Ă©vident symbole de lâhumaine inconstance. â Mais Toiâ! constamment dâaccord avec toi-mĂȘme, toutes tes affaires seront stablesâ; car tu as bĂąti sur la bonne pierre : telle la montagne de Sion, rien ne pourra tâĂ©branler jamaisâ; toutes choses favorables tâarriveront comme Ă souhait. Si bien que les hommes confondus crieront au miracle. Mais le temps et lâĂąge propice apporteront ces choses avec euxâ; quand sonnera lâheure, il faudra bien quâelles sâaccomplissent, et câest pour cela quâIL VIENT.â» (Version textuelle.)
Qui donc doit venirâ? â Lui, lâEsprit radiant de lâenseignement intĂ©gral des Roseâ Croix : Elie-Artisteâ!
Nous nâaurions nul embarras Ă produire, si besoin Ă©tait, dâautres textes non moins formels, Ă lâencontre de lâopinion assez rĂ©pandue quâAndreĂŠ fut lâinventeur des Roseâ Croix.
Les traditions rosicruciennes ne nous arrĂȘteront pas. Ce nâest point le lieu de disputer si lâhistoire du fondateur ChrĂ©tien Rosenkreutz est purement lĂ©gendaire, ou si un gentilhomme de chair et dâos, nĂ© en Allemagne vers 1378, parvint, aprĂšs un long pĂ©riple aux contrĂ©es dâOrient, Ă se faire ouvrir le sanctuaire de la Kabbale par les sages de Damcar (probablement Damas)â; et si, de retour en Allemagne, ayant transmis Ă quelques fidĂšles le dĂ©pĂŽt des arcanes, il devint lâermite du mystĂšre et coula une longue vieillesse au fond dâune caverne, oĂč la mort lâoublia jusquâen 1484. Pendante depuis trois siĂšcles, la controverse sur ce point nâa jamais aboutiâ; nous nâavons nulle vocation pour entasser de nouvelles pages futiles sur le monceau des anciennes… Que cette grotte, sĂ©pulcre de Rosenkreutz, nâait Ă©tĂ© dĂ©couverte quâen 1604, cent vingt ans aprĂšs le dĂ©cĂšs du mage, conformĂ©ment Ă lâĂ©trange prophĂ©tie quâon a pu lire, gravĂ©e sur la paroi du roc : «âAprĂšs six vingt ans, ie seray descouuert.â» â voilĂ qui nous importe assez peu pour lâinstant. Toutes ces lĂ©gendes ont leur intĂ©rĂȘt, sans aucun doute, et leur raison dâĂȘtre kabbalistique. On en peut dire autant des mille et une merveilles, quâassure-t-on, les hĂ©ritiers spirituels de Rosenkreutz dĂ©couvrirent encore dans la spelunque (lâantre) du mystĂšre. Les latitudes dâun cadre plus large seraient requises en tous cas pour dresser cet inventaire et dĂ©voiler le sens intime et profond de ces multiples symbolesâ; peut-ĂȘtre y songerons-nous quelque jour.
Ce quâil nous est loisible dâaffirmer dâores et dĂ©jĂ , câest que la Roseâ Croix, dont les emblĂšmes constitutifs nous reportent aux poĂšmes de Dante et Guillaume de Lorris, a trĂšs longtemps fonctionnĂ© dans lâombre, avant de se manifester par des Ćuvres de plein jour.
Aujourdâhui que des fantaisistes en magie osent bien pousser la mystification jusquâĂ couvrir de lâĂ©tiquette ultramontaine la Roseâ Croix, â restituĂ©e dĂšs lors (professent-ils) Ă la puretĂ© de sa glorieuse origine, â il peut paraĂźtre piquant de transcrire deux paragraphes du Manifeste de lâOrdre (Fama Fraternitatis RosĂŠ-Crucis ; Francofurti, 1615, in-8), publiĂ© par le grand maĂźtre, en 1615. Les frĂšres y proclament, dit le contemporain NaudĂ©,
Que par leur moyen le triple diadĂšme du pape sera rĂ©duit en poudreâ;
Quâils confessent librement et publient sans aucune crainte dâen estre repris, que le pape est lâAntechrist.
Trois lignes plus loin, ils Ă©mettent le vĆu quâon en revienne Ă la simplicitĂ© dogmatique et ritualiste de la primitive Ăglise.
Sans doute ces paragraphes, comme tous les autres de leur Manifeste, sont intentionnellement outrĂ©s, notoirement poussĂ©s au merveilleux, parfois jusquâĂ lâabsurde. Nombre de prodiges y sont annoncĂ©s, dont plusieurs, pris au pied de la lettre (qui tue, dit Saint Paul), se heurtent Ă lâimpossibilitĂ© physique. Mais sous cette forme paradoxale, les ingĂ©nieux thĂ©osophes ont pris soin de dĂ©rober aux yeux des sots et de dĂ©signer Ă la sagacitĂ© des sages les plus prĂ©cieuses lumiĂšres de lâoccultisme traditionnel.
Ainsi, jamais les Roseâ Croix nâont reniĂ© le catholicisme dans la signification splendide de son Ă©tymologie vraie, rĂ©vĂ©latrice dâun Ă©sotĂ©risme supĂ©rieurâ; ils Ă©taient trop inspirĂ©s par lâEsprit qui vivifie, pour attenter jamais Ă la hiĂ©rarchie gnostique. Eux, (si attachĂ©s aux symboles chrĂ©tiens, quâils nommaient leur collĂšge suprĂȘme Chapelle du Saint-Esprit, et LibertĂ© de lâĂvangile un de leurs plus occultes manuels), nâavaient garde de mĂ©connaĂźtre dans le souverain pontife le principe incarnĂ© de lâunitĂ© vivante, et dans la papautĂ© spirituelle la clef de voĂ»te du temple synthĂšse oĂč officieront un jour les pontifes enseignants de la religion-sagesse universelle. Bien plus, beaucoup dâentre les FrĂšres, nĂ©s dans le protestantisme, se proclamaient bien haut catholiques, Ă lâexemple de leur illustre patron Khunrath, de Leipzig.
Rappellerons-nous encore que Valentin AndreĂŠ crĂ©a, en 1620, une FraternitĂ© chrĂ©tienne, qui se fondit elle-mĂȘme plus tard dans la FraternitĂ©-MĂšre des Roseâ Croixâ?
Mais les abus de la papautĂ© temporelle les trouvaient impitoyables, et ils en flagellaient les ridicules, en flĂ©trissaient les intrigues, sans trĂȘve comme sans merci.
Notre Ă©minent frĂšre Roca, qui nâest pas Roseâ Croix de nom, nâen est pas moins peut-ĂȘtre, Ă lâheure prĂ©sente, lâapĂŽtre qui fait le plus puissamment tonner le verbe anticlĂ©rical des Roseâ Croix. AnticlĂ©rical, disons-nous, non point anticatholique ou antichrĂ©tienâ; lâon aurait tort de confondre. Dans le pape, les Roseâ Croix distinguaient deux puissances, incarnĂ©es en une seule chair : JĂ©sus, CĂ©sarâ; et lorsque, qualifiant dâAntĂ©christ le successeur de Pierre, ils menaçaient de briser sa triple couronne, ils ne visaient que le despote temporel du Vatican.
CâĂ©tait en tout leur systĂšme, dâoutrer les formules jusquâau paradoxe, de fausser les Ćuvres jusquâau miracle. Ils avaient empruntĂ© cette mĂ©thode Ă leurs maĂźtres, les Kabbalistes. Donner aux allĂ©gories une tournure si invraisemblable, que les seuls imbĂ©ciles prissent intĂ©rĂȘt au sens apparent, et que tous autres devinassent de prime abord la valeur intime dâun sens cachĂ© : ce nâĂ©tait pas si bĂȘte. Ainsi affichĂšrent-ils dans Paris, lâan 1622, les proclamations quâon va lire, bien propres â on en conviendra â Ă intriguer les esprits subtils en rebutant les lourdauds :
PREMIĂRE AFFICHE :
«âNous, deputez du College principal des FrĂšres de la Roze-Croix, faisons sĂ©jour visible et inuisible en ceste ville, par la grĂące du TrĂšs-Haut, vers lequel se tourne le cĆur des iust es. Nous monstrons et enseignons sans liures ny marques Ă parler toutes sortes de langues des pays oĂč voulons estre, pour tirer les hommes nos semblables dâerreur et de mort.â»
2e AFFICHE : «âSâil prend enuie Ă quelquâvn de nous voir, par curiositĂ© seulement, il ne communiquera iamais auec nousâ; mais si la volontĂ© le porte reellement et de fait Ă sâinscrire sur le registre de nostre confraternitĂ©, nous qui iugeons les pensĂ©es luy ferons voir la veritĂ© de nos promesses : tellement que nous ne mettons point le lieu de nostre demeure, puisque les pensĂ©es, iointes Ă la volontĂ© reelle du lecteur, seront capables de nous faire cognoistre Ă luy et luy Ă nous.â»
Nous nâĂ©tonnerons pas les Ă©tudiants mĂȘme peu avancĂ©s en occultisme, si nous protestons ici que lâĂ©noncĂ© de ces prĂ©rogatives dont les FrĂšres faisaient parade, dĂ©robe, sous les apparences dâune incurable folie, des significations de la plus parfaite sagesse. La derniĂšre des prĂ©tentions dont ils se targuent lĂ , celle quâon jugera peut-ĂȘtre exorbitante entre toutes, est prĂ©cisĂ©ment la seule quâon puisse prendre Ă la lettre. Elle rappelle la condition expresse de lâadmission au plus haut grade dâune FraternitĂ© trĂšs occulte.et fort peu connue, dans lâarĂ©opage suprĂȘme de laquelle le postulant est tenu de se prĂ©senter en corps astral….
Les FrĂšres illuminĂ©s de la Roseâ Croix Ă©taient obligĂ©s par leurs engagements de pratiquer la mĂ©decine occulte, partout sur leur passage, sans recevoir jamais de rĂ©munĂ©ration, sous quelque prĂ©texte que ce fĂ»t. Psychurgie, MaĂźtrise vitale, HermĂ©tique, ThĂ©urgie et Kabbale nâavaient guĂšre de secrets pour les plus avancĂ©s dâentre eux.
Un article de leur profession de foi leur enjoignait de «âcroire fermement que, leur compagnie venant Ă faillir, elle pouuoit estre redintegrĂ©e au sĂ©pulchre de leur premier fondateur.â» Ce qui veut dire : sâil arrive aux FrĂšres de se compromettre dans le monde, lâOrdre quâils auront imparfaitement manifestĂ© en actes rentrera en puissanceâ; de patent, il redeviendra occulte… Nul homme nâest parfait, nulle sociĂ©tĂ© indĂ©fectible. Lâordre faillit, et, vers 1630, il rentra â en tant quâassociation rĂ©guliĂšre â dans les tĂ©nĂšbres occultes dâoĂč il Ă©tait sorti quelque vingt annĂ©es auparavant. Seuls, des Roseâ Croix isolĂ©s se manifestĂšrent de loin en loin. LâunitĂ© collective parut sommeiller longtemps dans le silence de la grotte dont on lâa fait sortir Ă nouveau, en 1888.
Les hommes sont sujets Ă lâerreur, Ă la malice, Ă lâaveuglement, et les Roseâ Croix sont des hommesâ; mais ou ne saurait imputer leurs fautes Ă lâabstrait de lâOrdre. Ălie Artiste est infaillible, immortel, inaccessible par surcroĂźt aux imperfections comme aux souillures et aux ridicules des hommes de chair qui sâoffrent Ă Le manifester. Esprit de lumiĂšre et de progrĂšs, Il sâincarne dans les ĂȘtres de bonne volontĂ© qui LâĂ©voquent. Ceux-ci viennent-ils Ă trĂ©bucher sur la voieâ? â DĂ©jĂ lâartiste Ălie nâest plus en eux.
Faire mentir ce Verbe supĂ©rieur est chose impossibleâ; encore que lâon puisse mentir en son nom. Car tĂŽt on tard il trouve un organe digne de lui (ne fĂ»t-ce quâune minute), une bouche fidĂšle et loyale (ne fĂ»t-ce que le temps de prononcer une parole). Par cet organe dâĂ©lection, ou par cette bouche de rencontre â quâimporteâ? â sa voix se fait entendre, puissante et vibrant de cette autoritĂ© sereine et triomphale que prĂȘte au verbe humain lâinspiration dâEn-haut. Ainsi sont exĂ©cutĂ©s sur la terre ceux-lĂ que Sa justice avait condamnĂ©s dans lâabstrait.
Gardons-nous de fausser lâesprit traditionnel de lâOrdre : rĂ©prouvĂ©s lĂ -haut sur lâheure mĂȘme, tĂŽt ou tard nous serions reniĂ©s ici-bas du mystĂ©rieux dĂ©miurge que lâOrdre salue de ce nom : Elias Artistaâ!
Il nâest pas la LumiĂšre, mais, comme saint Jean-Baptiste, sa mission est de rendre tĂ©moignage Ă la LumiĂšre de gloire, qui doit rayonner dâun nouveau ciel sur une terre rajeunie. Quâil se manifeste par des conseils de force et quâil dĂ©blaie la pyramide des saintes traditions, dĂ©figurĂ©e par ces couches hĂ©tĂ©roclites de dĂ©tritus et de plĂątras, que vingt siĂšcles ont accumulĂ©es sur elle. Et quâenfin, par Lui, les voies soient ouvertes Ă lâavĂšnement du Christ glorieux, dans le nimbe majeur de qui sâĂ©vanouira â son Ćuvre Ă©tant accomplie â le prĂ©curseur des temps Ă venir, lâexpression humaine du saint Paraclet, le daĂŻmon de la Science et de la LibertĂ©, de la Sagesse et de la Justice intĂ©grale : Ălie-artiste.
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