Aucune Terre en Vue par Melmothia.
Le 5 décembre 1945, à 14 heures, cinq bombardiers américains de type Avenger quittent la base de Fort Lauderdale en Floride pour un vol d’entraînement de routine. La mission se déroule normalement, mais sur le chemin du retour, la tour de contrôle reçoit le message suivant :
– Nous sommes perdus. Aucune terre en vue… je répète… aucune terre en vue.
– Donnez-nous votre position.
– Tout est confus… étrange. Nous ne savons plus quelle est notre position. Même l’océan a l’air bizarre.
L’échange se poursuit sur le même ton, avant de se clore sur cette exclamation :
– Ne cherchez pas à me rejoindre ! Ils ressemblent à…
Il est alors 16 h 30. Personne ne reverra plus l’escadrille 19. Quant à l’hydravion Martin Mariner chargé des recherches… il disparaît à son tour quelques heures plus tard.
Le drame va émouvoir l’Amérique. La disparition est ressentie comme d’autant plus injuste que la guerre est terminée depuis plus de deux mois. Or, à l’inacceptable, il faut des causes extraordinaires. Elles seront recherchées du côté de l’irrationnel. On se souvient alors que ces avions ne sont pas les premiers à avoir disparu dans cette zone et que nombreux sont les navires qui n’en sont pas revenus. Christophe Colomb lui-même y aurait perdu deux caravelles. A croire qu’il se passe des choses étranges dans ce bout d’océan…
Plusieurs articles sur le sujet sont publiés dans les années cinquante, mais c’est à Vincent Gaddis que revient la paternité de l’expression « Triangle des Bermudes », qui apparaît dans un article du magazine Argosy en 1964, intitulé « The Deadly Bermuda Triangle ». Puis ce sera le best-seller de Charles Berlitz, Le Triangle des Bermudes, paru en 1974, grâce auquel la légende va conquérir le grand public. Désormais, cette bande maritime s’étendant de la pointe de la Floride, aux îles Bermudes et à Porto Rico, est suspectée d’avaler tout ce qui y pénètre.
Le triangle des Bermudes va désormais être l’objet de toutes les hypothèses, des plus fantaisistes aux plus rationnelles. Dans la première catégorie, on croise des spéculations sur de possibles distorsions spatio-temporelles susceptibles de projeter les embarcations et leurs passagers loin dans le temps ou l’espace. D’après les adeptes de cette théorie, le phénomène pourrait être imputé à des forces magnétiques inconnues ou encore aux « trous bleus » fréquents dans la mer des Caraïbes – des grottes sous-marines pouvant atteindre plusieurs centaines de mètres de profondeur susceptibles de générer de véritables vortex sous-marins. De là à conclure que ce sont des portes dimensionnelles, il n’y a qu’un pas – ou précisément, un petit plongeon.
Pendant que certains spéculent sur l’équivalent maritime des trous noirs, la présence de l’AUTEC (Atlantic Undersea Test and Evaluation Center) au sud de la Floride excite les théoriciens du complot. Ce complexe de recherche, très fermé et partiellement mis à la disposition de l’armée, dispose de plusieurs milliers d’hectares maritimes pour mener ses expériences. Et il ne manque pas de témoins pour avoir aperçu de « mystérieux engins » à proximité de cette zone. Pour les chasseurs d’OVNIS ou d’anomalies électromagnétiques d’origine diverse, l’AUTEC est même considérée comme l’équivalent maritime de la célèbre base 51.
Les plus hardis enfin, vont chercher le vieux mythe de l’Atlantide. Cette cité légendaire aurait développé, si l’on en croit Edgar Cayce, une technologie hors du commun à base de cristaux, dont elle aurait fini par perdre le contrôle. Le désastre qui s’en serait suivi aurait entraîné l’engloutissement de la civilisation atlante et les cristaux reposant désormais au fond de l’océan, continuant à dispenser leur énergie instable seraient la cause des naufrages comme des dérèglements des appareils de vol.
A côté de ces hypothèses plutôt fantasques, d’autres nettement plus pragmatiques, telles l’instabilité du climat, le taux élevé de vagues scélérates dans le secteur ou des perturbations du champ magnétique terrestre, sont venues s’ajouter aux conjectures. L’instabilité de poches de méthane sous-marines pourrait par exemple être à l’origine d’un certain nombre d’accidents. Ce phénomène, poétiquement appelé « flatulences océaniques », se produit lorsque des variations de température font remonter en surface une grande quantité de méthane, un gaz naturellement présent au fond des océans. En diminuant la densité de l’eau, ce gaz entraînerait une perte spectaculaire de flottabilité des navires, et une fois dégagé dans l’atmosphère, il serait également susceptible de perturber les moteurs des avions, sans parler bien sûr des risques d’explosion. Pour le dire autrement : la mer pète, le bateau coule.
Tout cela est fort intéressant, au point d’en arriver presque à faire oublier la question essentielle : sur quoi repose réellement le mystère du triangle des Bermudes ?
En 1975, un bibliothécaire du nom de Larry Kusche décide de reprendre un par un les dossiers. Dans son ouvrage La solution du mystère : le Triangle des Bermudes, il souligne toutes les incohérences, distorsions, omissions ou ajouts qui ont étayé la légende. Ainsi le fameux appel radio de l’escadrille 19 n’aurait existé que dans l’imagination de Charles Berlitz. De la même façon, quantité de témoignages auraient été modifiés pour satisfaire le goût du sensationnel. Quant à la centaine de naufrages ou crashs aéronautiques ayant participé à la notoriété sulfureuse du triangle, une grande partie se serait produits à d’autres endroits de l’océan, parfois dans des secteurs éloignés de plusieurs centaines de kilomètres. Si l’on ajoute à cela, la superficie du triangle (près de 4 millions de km2), l’importance du trafic maritime dans cette zone et l’hostilité du climat, le mystère des Bermudes se réduit comme peau de chagrin. Sans oublier, bien entendu, l’énorme quantité de navires qui arrivent à bon port chaque jour.
Et si les arguments de Kusche ne suffisent pas à convaincre, peut-être faut-il laisser le dernier mot à la finance. La même année, une enquête est effectuée pour le compte du cabinet d’assurances Lloyd’s à Londres, les actionnaires se demandant s’ils doivent majorer les primes pour les navires ou avions amenés à traverser cette zone. Or, la conclusion du rapport est que cette voie n’est pas plus dangereuse que d’autres routes maritimes internationales. De nos jours, les compagnies poursuivent cette même politique d’indifférence vis-à-vis du triangle des Bermudes, preuve sans doute qu’il n’y a pas matière à s’inquiéter.
Plus sur le sujet :
Aucune Terre en Vue, Melmothia, 2009. Article rédigé pour le site Sci Fi.
Illustration : Lt. Comdr. Horace Bristol, U.S. Navy [Public domain], via Wikimedia Commons