Notions Elémentaires de Maçonnisme par Oswald Wirth.
A ceux qui se sentent la vocation de construire eux-mêmes leur philosophie
Avant Propos
Construire un édifice spirituel est l’ambition de tout penseur indépendant, qui se sent capable d’assembler des idées et de les coordonner à sa convenance.
Pour bâtir solidement, un terrain approprié doit être choisi, autrement dit, une conviction de base.
Où trouver celle-ci plus indubitablement, qu’en la certitude que nous vivons ? L’être qui se sent vivre peut douter de tout, sauf de sa propre vie. La vie s’impose à nous, en nous-mêmes et en tout ce que nous voyons vivre. Nous ignorons ce qu’elle est, mais nous ne pouvons échapper à son énigme.
Nous vivons, telle est l’affirmation sur laquelle s’érige la philosophie qui est en droit de s’intituler Maçonnisme ou Constructivisme, car ce que la vie nous révèle, c’est qu’elle construit. Elle construit des organismes individuels, constructeurs à leur tour d’organes collectifs. Finalement, tout est construction en tant que vie.
Apprendre à construire correspond dès lors à l’Initiation au Grand Art de la Vie.
Notions Elémentaires de Maçonnisme
Les Francs-maçons :
Aucune association ne fait autant parler d’elle que la Franc-Maçonnerie. On sait que des secrets sont confiés aux Francs-maçons, qui, lors de leur initiation jurent de les garder inviolablement. Pour connaître ces secrets, des hommes de tous les pays, de toutes les races, de toutes les religions et de toutes les conditions sociales se sont fait initier depuis 1717, date de l’institution de la Franc-maçonnerie sous sa forme actuelle.
La curiosité n’aurait cependant pas suffi pour assurer le succès rapide d’une confrérie rénovée sur la base d’usages anciens, remontant aux corporations constructives du moyen âge. Les mystères de l’architecture, confiés jadis par le roi Salomon aux constructeurs du Temple de Jérusalem, pouvaient bien intriguer nos ancêtres du XVIIIe siècle, mais, pour déterminer les plus avisés d’entre eux à se faire recevoir Freemasons, une légende ne possédait pas, à elle seule, le pouvoir de fascination nécessaire.
En 1723, la nouvelle organisation maçonnique fit connaître ses principes en publiant un Livre des Constitutions.
On apprit ainsi qu’un Franc-maçon est tenu de se conformer à la loi morale, afin que sa conduite soit estimée exemplaire par ses concitoyens. Moyennant absolue correction en son attitude et en ses actes, il devient libre de ses opinions particulières philosophiques, religieuses et politiques. Il ne doit aucun compte de ce qu’il peut penser ou croire, pourvu qu’il s’affirme irréprochable en la manière de se comporter.
Faisant systématiquement abstraction de tut ce qui peut diviser les hommes, l’Ordre maçonnique ambitionne d’établir entre eux un lien solide de fraternité, basé sur leur estime réciproque. Tous honnêtes et loyaux, gens d’honneur et de probité, les adeptes doivent se sentir égaux en valeur morale, dignes, par conséquent, d’affection et de confiance. Il s’agit d’unir tous les hommes de bien en leur demandant de collaborer à une même ouvre constructive, figurée allégoriquement par l’édification d’un Temple de Sagesse, ouvert à tous les artisans d’une humanité meilleure.
Jusqu’au XVIIIe siècle, on avait cherché le salut des hommes dans la communauté de leurs convictions religieuses. Les religions avaient propagé des croyances rivales et chacune se considérait comme la seule vraie ; d’où contestations, discordes véhémentes et guerres désastreuses. Le fanatisme religieux étant envisagé comme responsable de tous ces maux, les partisans de la conciliation reconnurent indispensable de propager la tolérance. Cette vertu philosophique devait tempérer l’absolutisme de la foi. A celui qui croit avoir raison, elle fait admettre que les autres n’ont pas tort à leur point de vue, d’où respect de personnes justifiant par leur conduite les principes inspirateurs de leurs actes. Qui agit bien ne saurait penser mal en sa conscience, quelles que soient ses théories.
Il faut arriver à se comprendre entre gens de bien, alors même que des idées foncièrement identiques sont exprimées en des termes différents. En dépit de la confusion des langues, les hommes sincères, généreux et bons s’accordent entre eux par la communauté de leurs sentiments honnêtes. Chacun pense à sa façon, sous l’influence de l’éducation reçue ; mais une commune manière de sentir s’établit entre ceux qui ont appris à s’estimer.
Dans ces conditions, d’immenses services peuvent être rendus par une confraternité universelle, au sein de laquelle aucune opinion ne prévaut sur l’autre, où chacun est libre d’exposer ses idées, non dans le but de les imposer à autrui, mais, au contraire, en vue de les soumettre au contrôle bienveillant de ses frères. La facilité offerte de s’éclairer réciproquement n’implique cependant pas un accord intellectuel positif chez les Francs-maçons, auxquels aucun credo collectif ne s’impose.
Cela ne veut pas dire qu’ils aient à s’abstenir de toute conviction, car, s’ils comprennent bien l’Art, leur est-il dit, ils ne seront, ni des athées stupides, ni d’irréligieux libertins. Entendons par là qu’ils sauront se garder de toute négation stérile et s’appliqueront à comprendre les manifestations du sentiment religieux. Chacun ayant le devoir de s’instruire pour se perfectionner, il importe beaucoup plus en Maçonnerie d’écouter et comprendre, que parler et convaincre.
L’adhésion à un certain optimisme est tout ce qu’exige logiquement la recherche de la qualité de Franc-maçon, car, se dire tel, c’es affirmer constructeur du mieux humain. Si je ne crois pas à la perfectibilité humaine, je me mets en contradiction avec moi-même, en m’associant avec des homes décidés à travailler au perfectionnement individuel et collectif. Pour qui l’humanité apparaît comme incorrigible, il est vain de s’attacher à se corriger soi-même et de viser à rendre plus harmonieux les rapports sociaux. Il faut avoir foi en la nature humaine pour se dévouer à sa culture, sur soi-même directement et sur autrui par influence bénéfique. Si, en refusant de faire crédit au bien, je m’accommode du mal, je m’exclus, de ce fait, de la confraternité des constructeurs d’une humanité meilleure.
Notons ici que le bien, auquel croit tout Franc-maçon effectif, a été anthropomorphisé par les religions. Il en résulte que ceux des Francs-maçons, qui n’ont pas poussé la compréhension de leur Art au-delà de leur catéchisme confessionnel, se montrent intransigeants quant à la croyance en Dieu. Ils manquent de philosophie, non moins que leurs excommuniés, si, prenant un mot au tragique, ils manquent d’indulgence à l’égard des faiblesses de l’esprit humain. Nous éprouvons le besoin d’objectiver les abstractions et de les personnaliser poétiquement, d’où une idolâtrie fatale, dont devraient se contenter de sourire ceux qui n’en sont pas dupes. En réalité, derrière le Dieu des Croyants, il y a le bien auquel se dévouent tous les Francs-maçons, sans distinction de métaphysique. La sagesse serait de ne pas soulever de querelles à ce sujet.
Le programme théorique de la Franc-maçonnerie moderne, tel qu’il fut formulé en 1723, se heurta pratiquement à de grosses difficultés d’application. Les sages ont toujours été en extrême minorité parmi les hommes et quand une association gagne en nombre, ce ne sont pas eux qui se font écouter. Ce qui s’est produit historiquement était inévitable et rien n’est moins surprenant que la distinction qui s’impose de nos jours entre Maçonnerie et Maçonnisme, entre une organisation ayant évolué au cours de deux siècles et une conception d’ordre philosophique, indépendante des vicissitudes évolutives de son essai d’application pratique.
Il est permis d’accabler de critiques l’institution née en 1717, car elle est très loin d’avoir réalisé son idéal. A l’instar des églises chrétiennes, qui ne s’identifient pas avec le pur Christianisme, il n’y a que trop de marge entre le Maçonnisme et la pratique des Loges et Grandes Loges maçonniques.
Nous n’avons pas ici dévoiler des faiblesses n’intéressant que ceux qui sont appelés à y porter remède. La Maçonnerie ne se fait aucune illusion sur elle-même et travaille à se réformer. Un très sérieux mouvement de régénération initiatique gagne du terrain en son sein : attendons, persuadés que l’organisation maçonnique n’a pas dit son dernier mot.
Mais la Maçonnerie n’est pas une église en dehors de laquelle il n’est point de salut. Elle enseigne à chercher une lumière qui n’est pas destinée à être tenue sous le boisseau. Cette lumière est une sagesse accessible à tous les initiales qui ne sont aucunement tenus de se faire initier cérémonieusement, pour concevoir le Maçonnisme et se faire eux-mêmes Maçons intellectuellement.
Le formalisme traditionnel des Loges, si intéressant et instructif qu’il puisse être, n’a qu’une importance secondaire par rapport à la philosophie qui lui donne sa valeur effective.
Cette philosophie, nous entendons la rendre ici accessible à tous les penseurs, qui l’apprécieront chacun à son point de vue. Qu’il nous soit simplement permis d’affirmer qu’aucun système ne nous a donné satisfaction au même degré au cours de cinquante ans d’impartiales investigations.
La Construction Universelle :
Au temps des religions professionnelles (1), chaque métier tendait à concevoir le monde à sa façon. Les artisans du bâtiment voulurent y voir un immense édifice en voie de construction. Tout se construit, tel fut l’axiome que leur dicta l’amour et le légitime orgueil d’un art qui leur apparaissait comme noble entre tous.
Quand la Maçonnerie dite « spéculative » succéda, à partir de 1717, aux anciens groupements ouvriers, ceux-ci devaient subir une transformation radicale. Les Loges traditionnelles furent spiritualisées, en ce sens que, renonçant à l’architecture matérielle, la nouvelle Maçonnerie ne retenait de l’ancienne qu’une philosophie et des symboles s’appliquant à la moralisation du genre humain.
Puisque tout se construit, chacun est constructeur ; mais, si tout être vivant participe au Grand-Oeuvre de l’immense et incessante construction vitale, il appartient à l’ho de s’y consacrer en pleine conscience, avec discernement et en vertu d’une décision délibérée. Tandis que plantes et animaux obéissent fatalement à leur destin, il est, en effet, réservé à l’homme de disposer de lui-même à son gré. Il peut considérer que la vie n’a aucun but et en user à son caprice, pour en tirer le maximum de jouissance, tant qu’elle lui appartient.
A cette manière de voir, s’oppose celle des constructeurs, qui, jugeant la vie d’après eux-mêmes, attribuent à celle-ci un rôle constructif. Leur hypothèse se justifie par le fait que la vie construit les individus ; c’est elle qui édifie directement les organismes particuliers, tout en dirigeant l’évolution des espèces ; ce n’est pas une énergie aveugle que manifestent les phénomènes vitaux : tout se passe comme si la vie était intelligente et se conformait à une intention. Il est donc permis de se demander : que veut la vie ?
Dès la plus haute antiquité, les constructeurs se sont persuadés qu’elle poursuit la réalisation d’un plan constructif, que conçoit la Sagesse universelle, afin que la Force agissante puisse l’exécuter, en s’inspirant d’un idéal de suprême Beauté. Il est probable qu’ils n’ont pas, dès l’origine, formulé leur tri-unité philosophique, mais comment auraient-ils pu construire, sans agir sagement en vue de réaliser le beau ? Construire, c’est coordonner avec intelligence pour tirer l’harmonie du chaos. Aussi les constructeurs modernes ont-ils, à juste titre, adopté pour devise : Ordo ab chao.
(1) antérieurement au christianisme, les arts et métiers s’exerçaient religieusement, sous la protection d’une divinité particulière. Le travail était envisagé comme sacré et sanctifiant. L’artisan se divinisait dans la mesure où il parvenait à travailler divinement, en tant qu’instrument divin. (Notions professées au Collège de France par Camille Jullian, à propos du Travail chez les Gallo-Romains.)
Trouble, désordre, manque d’entende et de coordination, tel est le mal auquel la vie s’efforce de porter remède. Disciple et agent de la vie, le constructeur seconde les intentions de celle-ci en se faisant coordinateur avant tout de sa propre personnalité. L’individu n’a prise efficacement que sur lui-même ; c’est en se coordonnant personnellement qu’il devient coordinateur d’un domaine plus étendu que celui de sa sphère individuelle.
Puisqu’il s’agit de s’associer à l’oeuvre universellement harmonisatrice de la vie, la logique veut que l’ouvrier se rende apte au travail qu’il entreprend, d’où le stage d’apprentissage qui s’impose à lui.
Il nous faut apprendre à voir clair en nous-mêmes, à nous faire une idée juste de notre destination et du travail auquel nous sommes appelés. Si la lumière se fait en nous à ce sujet, il nous devient possible de nous adapter à notre mission constructive.
Ici intervient le symbolisme fondamental du Maçonnisme, selon lequel l’homme est une pierre vivante, capable de se tailler elle-même, conformément à sa destination constructive. Respectueuse de la liberté de l’être humain, la vie ne force pas ses inclinations. S’il préfère se laisser vivre selon la loi du moindre effort, elle lui accorde les satisfactions qu’il ambitionne en se contentant de vivre inférieurement. Mais l’home peut concevoir un mode de vie plus élevé, dès qu’il prend conscience de la valeur supérieure que lui donnent des sentiments généreux et leur héroïque mise en action. S’il décide de vivre au-dessus du niveau de l’animalité des foules, il recherche ce qui constitue l’Initiation.
Envisagé en son essence, celle-ci enseigne l’art le plus important qui n’est autre que l’art de vivre sagement, selon les lois supérieures de la vie. L’Initié comprend la vie et s’associe à son oeuvre, qui est le Grand-Oeuvre. Il sacrifie ses petites satisfactions personnelles à un idéal de travail divin, car, en se consacrant à la réalisation du plus grand bien, il se fait agent constructeur d’un monde évoluant vers la perfection, et devient ainsi l’ouvrier du Grand Architecte de l’Univers.
Pour participer au Grand-Oeuvre en tant que Maçon effectif sachant travailler, il n’est pas indispensable d’adhérer à l’association fondée en 1717. Il y eut de tous temps des constructeurs spirituels, qui étaient Maçons en esprit et en vérité, sans porter d’insignes. Ce n’est pas extérieurement, par la vertu d’une réception cérémoniale, que le plomb profane se transmue en pur or initiatique. Les opérations du Grand-Oeuvre sont intérieures. Le rituel y fait allusion, mais les épreuves sont vaines, si leur symbolisme n’est pas approfondi, puis appliqué à la transformation morale du récipiendaire. Celui-ci ne saurait être initié que théoriquement, par la mise en scène symbolique de ce qu’il doit faire par lui-même pour s’initier véritablement. En réalité, l’initiation résulte d’un engagement pris envers la vie, jadis personnifiée par Isis, la grande initiatrice. Il faut prendre la résolution de ne plus vivre en profane, pour naître à la vie plus haute, qui est celle des Initiés.
Cette résolution décisive, chacun peut la prendre en son coeur avec sincérité. S’il est sérieux et persévérant, il entre ainsi dans la voie de l’Initiation réelle. Certaines lectures peuvent alors le guider en ses méditations, mais celles-ci demeurent l’essentiel. Le Maçonnisme est une philosophie, qui se révèle d’elle-même, à qui prend la peine de réfléchir sur la donnée fondamentale de la vie envisagée comme poursuivant une oeuvre constructive.
En admettant le principe : tout se construit, l’homme doit se demander comment il peut lui-même s’affirmer constructeur, participant, à sa façon, au Grand-Oeuvre de la Construction universelle. Il lui suffit d’un peu d’intuition naturelle, pour reconnaître que l’achèvement de sa propre personnalité lui incombe en premier lieu. La nature crée l’homme à l’état brut, en lui laissant le soin de se perfectionner, en vue de son achèvement humain. La tâche initiale de l’homme est son humanisation, sa formation humaine définitive. Mais l’idéal constructif apporte ici des précisions capitales. L’individualité humaine ne vaut qu’en tant que partie intégrante de sa collectivité génératrice. Ce n’est point par lui-même et pour lui-même que vit chacun de nous. Tout être vivant est un chaînon dans une chaîne de vie, partant de la famille pour s’élargir jusqu’à l’espèce. La vie dont nous jouissons ne nous appartient pas en propre, et nous ne sommes pas en droit d’en user et d’en abuser, comme d’une propriété que nous aurions acquise. C’est une avance dont nous bénéficions en vue de l’accomplissement d’un oeuvre de vie particulière. Chacun de nous naît avec un programme, auquel il aura la latitude de se conformer plus ou moins fidèlement, en sa qualité de créature libre, agissant selon son discernement.
C’est dire que nous ne sommes soumis à aucune fatalité : nous pouvons ne pas comprendre ce qui nous est demandé, ne pas savoir déchiffrer les tablettes de notre destin, ou refuser de nous en inspirer. Tant pis pour nous, car cela équivaut à se faire une fausse conception de la vie, pour vivre inférieurement ou mal.
Bien vivre, c’est vivre en accord avec la Vie, vivre pleinement et non à demi, en homme, honneur de son espèce, non en animal ou en végétal. S’imaginer bien vivre, quand on se contente de se laisser vivre, à la façon des « viveurs » est une déplorable erreur. Puisque la Vie poursuit un but, nous devons discerner ce but et nous y associer, pour participer à la plénitude de la Vie. L’Initié cherche la Lumière pour obtenir la Vie et s’unir avec elle. Son ambition est celle du Sage Utnapishtim, le héro du déluge chaldéen, dont le nom signifie : Il a trouvé la vie.
Trouvons la Vie, la vraie Vie, et nous serons récompensés des efforts et des peines que nous coûte notre volonté de vivre. Il est méritoire de vouloir vivre, plutôt que de renoncer au travail, pour se reposer dans l’anéantissement ; mais le discernement doit s’associer au vouloir, en vue de la pleine conquête de la Vie.
Pénétrons le secret de la Vie, en constatant qu’elle construit et mettons-nous à son école, pour apprendre à construire avec elle et selon son propre plan ! Tel est tout le programme de l’ultime sagesse humaine, programme auquel chacun de nous peut se conformer, s’il en a l’énergie. Ne sommes-nous pas tous appelés à bien faire, chacun dans l’étendue de nos moyens ? Vouloir contribuer au bien général n’a rien de surhumain et c’est très humainement que nous devons être tous de bonne volonté.
Mais il importe que notre bon vouloir précise son objectif, afin de s’appliquer nettement à la construction d’une humanité meilleure. Sachons ce que nous voulons et mettons-nous au travail, sur notre propre personnalité avant tout, pour commencer par ce qui est à notre portée la plus immédiate.
Reconstruisons-nous solidement, chacun en ce qui nous concerne, en vue de réaliser un idéal humain se prêtant à une reconstruction humanitaire assurant de mieux en mieux le bonheur de tous. Il n’y a là aucune utopie, car l’amélioration que l’individu réalise sur lui-même reste acquise et la santé d’un organisme dépend de l’état de ses cellules constituantes. La proclamation d’un nouveau régime politique ne guérit rien, tant que tout reste malade dans la nation. Ne rêvons pas de remèdes charlatanesques, mais guérissons-nous individuellement, si nous voulons rendre possible une régénération de l’ensemble !
Ce sont là notions constructives. Envisageons la société humaine comme un édifice dont nous sommes à la fois les constructeurs et les matériaux de construction. La comparaison est féconde et conduit à la conception du Maçonnisme, sans qu’il soit besoin de trop insister.
Qu’il nous soit donc permis de nous en remettre à la sagacité du lecteur quant au développement de l’idée de construction universelle. Pour peu que sa vocation constructive l’y aide, il saura construire lui-même sur le terrain que nous venons de déblayer.
L’Architecture morale :
Pour construire matériellement, il convient de déblayer le terrain choisi et de l’aplanir, afin qu’il puisse se prêter aux opérations géométriques déterminatives de l’orientation et du plan du futur édifice. Il faut ensuite creuser le sol jusqu’aux couches résistantes du terrain, puis dresser des échafaudages s’élevant jusqu’à la hauteur assignée à la construction. Enfin les blocs extraits de la carrière sont charriés sur place et taillés selon leur destination. Il est indispensable qu’ils puissent s’ajuster entre eux dans la perfection, qu’ils soient alignés en assises horizontales et celles-ci superposées verticalement. N’oublions pas le ciment qui relie les matériaux et réalise l’unité de l’ensemble.
L’art de bâtir procède d’une manière analogue dans le domaine humain. Substituez des hommes aux blocs de pierre et vous ne les unirez pas autrement qu’en les conformant à la place qu’ils sont destinés à tenir dans une société humaine harmonique et sagement coordonnée, comme un édifice bien construit.
La philosophie des anciens constructeurs matériels s’est complue à transporter dans le domaine de l’esprit les opérations architecturales. Le déblaiement du terrain s’est ainsi traduit par le rejet hors de l’entendement des idées encombrantes, impropres à la construction mentale projetée. Dans son Discours sur la Méthode, Descartes s’est inspiré d’une nécessité constructive, en prescrivant au chercheur de vérité de commencer par faire table rase de toutes ses idées préconçues et de tous les préjugés reçus de son milieu. Répudiant l’artificiel et tout ce qui est artificiellement acquis, il faut revenir à la simplicité de nature, disent les disciples d’Hermès, pour entrer dans la voie de régénération qui conduit à la Lumière et à la Vie. Débarrassons-nous de ce qui est faux, suspect ou douteux, si nous entendons bâtir spirituellement notre sanctuaire de certitude.
Le besoin de bâtir individuellement ne s’impose pas au bénéficiaire d’un abri, église ou école, lui épargnant le souci de la recherche hasardeuse du Vrai. Qui s’estime éclairé ne part pas à la conquête de la Lumière ; mais il est des esprits inquiets, en méfiance à l’égard de fausses clartés. Plutôt que de consentir à la duperie qu’ils soupçonnent, ils s’élancent dans les ténèbres, en se fiant à la lumière qu’ils croient porter en eux-mêmes. Ce sont là les profanes parmi lesquels se rencontrent les initiales.
Ceux-ci trouvent le chemin du Temple qui se construit et se font instruire par les bâtisseurs. Avec eux, ils purgent leur mentalité, puis creusent leur propre sol, afin de pénétrer en eux-mêmes, car il leur faut descendre jusqu’aux assises solides de leur certitude.
De quoi sommes-nous certains, en dernière analyse ? De notre existence individuelle, de notre faculté de sentir, de penser et de vouloir. Cette constatation fondamentale devient la pierre d’angle d’une construction qui s’exécute pierre à pierre, sous le contrôle des instruments d’un art éprouvé, perfectionné au cours des siècles.
Le constructeur ne se contente pas d’établir des fondations solides, puisqu’il est appelé à bâtir en hauteur. Après avoir fouillé les profondeurs du sol, il affronte le vertige des élévations dont il est l’artisan. L’ouvrier du bâtiment évite la chute matérielle qui lui serait fatale. Il n’en est pas de même du constructeur philosophique, qui retombe volontairement des altitudes vertigineuses où son activité ne saurait trouver un emploi fécond. Quand il a posé la pierre concluante au somme de la tour du système conçu, il redescend pour tailler les autres blocs du chantier. Il travaille au milieu de compagnons qui s’instruisent réciproquement en déployant leur habileté. C’est dire que le penseur reste en communion avec ceux qui travaillent comme lui humanitairement non en vue de poursuivre des chimères ou pour se singulariser par l’originalité de leurs conceptions, mais dans le désir de penser juste, en se trompant le moins possible, afin de contribuer à aider tous les êtres pensants à penser mieux et à juger plus sainement. L’Initié constructeur n’aspire pas à la Gnose intégrale, révélatrice de tous les secrets. Il est modeste et ne sollicite que la lumière lui permettant de bien travailler. Voulant bien faire, faire le mieux possible, il se sent le droit d’être éclairé en conséquence.
Je sis dans la vie pour devenir meilleur et contribuer à l’amélioration de l’existence terrestre. Des spéculations sur ce qui peut m’attendre après la mort n’ont pas à me distraire de ma tâche constructive humaine, tant que je ne suis pas appelé à un autre travail. J’ignore le sort qui me sera réservé au sortir du mode actuel de mon existence et je refuse de me préoccuper de ce qui échappe à ma possibilité de connaître. Honnête ouvrier, j’use pour le mieux des outils qui sont à ma disposition et j’ai confiance en la Vie, à l’oeuvre de laquelle je me suis associé. Quand elle m’appellera à travailler sur un autre plan, elle m’outil et m’éclairera en vue de la nouvelles tâche qu’elle m’assignera.
Telle est la conviction de l’adepte constructeur. Il ne condamne ni le rêve, ni la métaphysique, mais s’en tient aux règles de son métier positif et terrestre. Ce n’est pas dans les nuages de l’abstraction qu’il exerce l’architecture : il construit sur le sol résistant, où peuvent s’aligner et se superposer les matériaux humains.
Nous voici loin des révélations surnaturelles, gages de félicités posthumes. Chacun est libre d’adhérer aux doctrines les plus capables de le maintenir dans la moralité. Les doctrines ont cependant l’inconvénient de s’opposer les unes aux autres et d’être discutées en même temps que la morale qu’elles préconisent. N’est-il pas louable, en ces conditions, de s’efforcer d’offrir à la morale une base indiscutable ? Le Maçonnisme ambitionne de donner satisfaction à cet égard.
Il est, lui aussi, un enseignement ; mais il se propose, sans prétendre s’imposer. Sa conception fondamentale est simple, autant que vraisemblable, dans la mesure des exigences humaines. Des esprits exigeants s’en déclarent satisfaits en tous pays, abstraction faite des manières de voir individuelles. Construire une humanité meilleure, en enseignant aux individus à perfectionner eux-mêmes, c’est tout le programme du Maçonnisme, contre lequel ne saurait s’élever aucune objection sensée. Car il est permis de qualifier d’insensé le pessimisme, qui nie la perfectibilité humaine et considère la vie comme une infernale duperie.
Assurément, les constructeurs sont des hommes de foi : ils ont foi en la Vie et leur foi est agissante or, la Vie n’est pas une chimère, une abstraction métaphysique : c’est la réalité objective et subjective qui s’impose le plus irrésistiblement à nous. Donc, rien de plus certain que la Vie dont nous ne serons jamais dupes, si nous savons la comprendre.
Mais tout est là : correctement comprendre la Vie !
Le Maçonnisme nous y aide, sans exiger autre chose qu’un travail de réflexion. Assimilons-nous l’idée constructive et poursuivons-la en ses conséquences. Nous construisons ainsi mentalement notre Maçonnisme, en accomplissant par ce fait notre première tâche de constructeurs spirituels.
Celui qui se sera préparé, en son intelligence et en son coeur, au métier de constructeur obtiendra d’être instruit des traditions de l’Art. Encore lui faudra-t-il faire preuve de sagacité, pour dégager l’esprit vivifiant d’un enseignement dont un symbolisme muet fait les frais essentiels. L’initiation ne s’adresse qu’à ceux qui s’en montrent dignes ; elle reste fictive pour le récipiendaire superficiel, jouet d’une mise en scène dont il ne saisit pas la portée. C’est dire que les vrais Initiés se sont toujours distingués de la foule mystifiée des amateurs de mystères. Il y a fatalement mystification, quand le myste manque de pénétration initiatique et trompe l’attente de ses initiateurs. Ceux-ci ne rejettent que les matériaux manifestement impropres à l’oeuvre et se montrent indulgents au moindre indice d’éducabilité. La sélection définitive s’effectue au cours des épreuves, qui ne sont pas uniquement symboliques. Le récipiendaire qui ne les subit que symboliquement demeure initié symbolique et s’en tient au symbole de ce qu’il devrait être en réalité.
On ne saurait assez y insister : l’Initiation est chose intérieure, qui dépend des qualités intellectuelles et morales du récipiendaire et non de la consécration rituelle, administrée par une association initiatique. L’initiateur peut aider l’initiable à se développer initiatiquement ; mais, si elle ne s’applique pas à un germe vivant, la plus savante culture ne conduit à aucun résultat. Il faut naître à la vie initiatique pour en vivre et s’épanouir sous l’action de cette vie supérieure. Rien n’est artificiel en Initiation : elle ne saurait s’acheter, ni se conférer autrement qu’en image.
Une image fidèle est d’ailleurs précieuse à qui sait en pénétrer le sens. Rites et symboles instruisent le récipiendaire méditatif, capable d’en discerner la signification. Il n’est donc pas vain de connaître la tradition, telle que nous l’ont transmise les philosophes hermétiques en décrivant les opérations du Grand-Oeuvre et telle qu’elle s’offre à nous dans le symbolisme de la Franc-Maçonnerie.
Le secret ne s’impose plus à cet égard. Il fut rompu dès la publication, en 1911, de notre essai sur le Symbolisme hermétique dans ses rapports avec l’Alchimie et la Franc-Maçonnerie. Depuis, les Mystères de l’Art Royal ont achevé de lever le voile, non pour les curieux indiscrets, mais en faveur des initiales appelés à conquérir la Lumière.
Ce qui est écrit, prononcé ou montré n’a pas le pouvoir de trahir ce qui demande à être discerné. Il est donc superflu de lire, si l’esprit du lecteur ne travaille pas pour découvrir ce qui se cache sous les mots, les symboles et les allégories. Il faut deviner ; mais la conception fondamentale du constructivisme met aisément sur la voie.
La vie construit ; chacun de nous est son oeuvre demeurée inachevée, car, sachant discerner et vouloir, nous devons appliquer nos facultés à nous perfectionner, afin d’achever par nous-mêmes ce que la Vie a commencé en nous. En nous perfectionnant, nous nous associons à l’oeuvre du perfectionnement général, qui est la raison même de l’existence.
Cette base est universellement acceptable. Sur elle peut s’ériger la religion visant à mettre d’accord tous les hommes réfléchis et unis dans l’amour du bien.
Pour nous convertir à cette foi, rentrons en nous-mêmes et songeons à construire le mieux au milieu des décombres de l’imperfection humaine : la vocation de l’architecture morale fera le reste.
La religion du Travail :
L’école de la vie est muette ; la voix d’aucun maître ne s’y fait entendre, les élèves n’étant instruits que par ce qu’ils éprouvent et constatent. Livrés à eux-mêmes, ils se sentent vivre et éprouvent de la volupté, dès que rien ne les fait souffrir. Ils aiment vivre et voudront vivre lorsqu’ils deviendront conscients de leur état et qu’ils auront à lutter pour défendre et conserver leur vie.
Ainsi se manifeste l’énergie vitale inhérente à tout ce qui vit. Pourquoi l’homme, capable de discernement, n’envisagerait-il pas cette énergie comme essentiellement sacrée ? Pourquoi, cédant à ses tendances mystiques, n’en ferait-il pas sa suprême divinité ? Nous pouvons imaginer un Dispensateur de la vie qui nous l’accorde et nous la retire à son gré : mais c’est aller au-delà de ce que la vie nous enseigne. Elle ne nous dit rien quant à ses origines ; mais elle travaille en nous silencieusement et nous invite à travailler avec elle. Il lui est indifférent que nous lui rendions des hommages de politesse : elle nous fait vivre et c’est en vivant que nous répondons à son désir.
Notre grand devoir d’êtres vivants et donc de vivre. Mais les façons de vivre sont multiples et toutes ne sont pas également bonnes ; or, il est de l’intérêt de l’être vivant de bien vivre, de vivre le mieux possible, conformément à son degré de développement dans l’ordre vital. Un homme intelligent a tort de vivre comme une brute, car, en s’abrutissant, il renie son programme d’avancement et se met, à son détriment, en désaccord avec le courant vital.
L’individu qui reste en arrière n’est pas un coupable aux yeux de la vie, ce n’est qu’un faible, un avorton, victime d’un fâcheux développement. Mal vivre est une infirmité qui relève de la médecine morale.
A l’état sain, notre énergie vitale déborde en besoin d’action. L’enfant normal ne tient pas en place, il court et se démène pour dépenser ses forces. L’adulte vigoureux n’est pas moins en proie à une saine fièvre d’activité ; il rêve de prouesses et d’entreprises lui permettant de déployer toute son énergie.
Ces dispositions naturelles prouvent que nous naissons pour agir, autrement dit pour travailler. Le travail est une nécessité vitale : il nous est imposé par la vie, mais aune ment à titre de châtiment, car il devient une joie, une satisfaction et une gloire pour l’individu bien né. Le héros, qui est le type d’homme en plein état de vie et de santé, aspire à faire oeuvre digne d’admiration. Chez les primitifs, il affronte joyeusement les dangers de la chasse et de la pêche pour nourrir les siens, qu’il saura défendre et protéger. Dès que le groupe social se constitue, le travail s’y organise sous une direction patriarcale : chacun selon ses forces s’y applique, cultivant la terre ou gardant les troupeaux ; puis des spécialistes se forment et se transmettent les secrets des arts et des métiers.
Si tout se maintenait dans l’ordre naturel, le plus fort et le plus habile ne songerait qu’à faire bénéficier de sa force et de son habileté ses compagnons d’existence moins bien partagés. Il serait fier de rendre service, en attendant que lui-même, affaibli par l’âge, soit honoré en raison de l’oeuvre accomplie et, à son tour, servi par les jeunes que ses conseils auraient éclairés. L’âge d’or régnerait, si chacun était ambitieux de travailler avec zèle dans l’intérêt de la communauté, sans s’ingénier à vivre aux dépens d’autrui.
Dans quelle mesure la déconsidération jetée sur le travail par le sacerdoce est-il venu troubler les rapports normaux ? Lorsque, de spontané, le travail est devenu contraint, que des puissants y ont condamné des esclaves, il prit un caractère de malédiction et de punition divine. Désormais, les rapports sociaux furent pervertis et la corruption fit le malheur des hommes.
Pour les moraliser, on leur prêcha la résignation, l’acceptation expiatrice de maux dus à la faute d’une ancestralité responsable. La vie terrestre fut représentée comme une épreuve passagère de labeur pénible, conduisant à une éternité de félicité dans le repos absolu. Les instincts de jouissance et de paresse furent ainsi exploités au bénéfice d’une vertu, qui ne devenait qu’un revêche article d’échange.
Pareille conception est si peu dans la nature des choses, qu’elle ne fut jamais partagée par les hommes livrés à eux-mêmes et à la spontanéité de leurs sentiments.
Ce que nous savons des ouvriers libres de l’antiquité, nous les montre groupés en collèges religieux (1). Toute collectivité s’attribuait alors un génie protecteur, un dieu particulier, qui, pour les gens de métier, favorisait le travail et y prenait part mystérieusement. S’appliquer à bien travailler, c’était se rapprocher du dieu, l’attirer à soi et s’identifier finalement à lui, quand l’oeuvre devenait irréprochable et méritait d’être appelée divine.
Chaque métier professait ainsi sa religion du travail, qui ne devait pas être profanée, d’où le secret imposé aux initiés d’une même profession. Les relations avec les dieux sont mystérieuses ; les divulguer serait impie, et l’indiscrétion romprait le lien mystique humano-divin établi par l’initiation.
Ceux qui travaillaient religieusement ne visaient pas à s’enrichir, ni à se faire concurrence. Une rétribution leur était due ; ils en vivaient, sans spéculer sur leur talent, qu’ils tenaient de leur dieu. Ils honoraient celui-ci par la perfection de leur travail, due à l’application judicieuse des règles de l’art. Loin de consentir à satisfaire, pour de l’argent, le goût douteux d’un client, l’artisan religieux ne cherchait qu’à mériter l’approbation du dieu du métier. Il n’y avait sous ce régime ni grèves, ni exploitation industrielle : chacun travaillait par amour du travail et dans un esprit de piété envers la divinité au service de laquelle il s’était consacré.
(1) Ils furent institués à Rome par Numa Pompilius et, selon toute vraisemblance, d’après des modèles préexistants.
Revenir de nos jours à des notions religieuses aussi noblement humaines semble devenu impossible. La cupidité nous a corrompus et c’est le culte du veau d’or qui prévaut universellement. Mais l’humanité se renie en se détournant du divin qui est en elle. Bonté, générosité, sacrifice volontaire, culte du devoir, poursuite d’un idéal de beauté morale nous ouvrent la voie du salut ; mais pour les décider à se convertir, il faut aux hommes un signe de ralliement. Pourquoi n’accepteraient-ils pas de se rallier à la sainteté du travail ?
Nous ne pouvons vivre sans travailler, puisque l’accomplissement inconscient des fonctions de notre organisme est un travail dont la cessation entraîne pour nous la mort. Mais l’organisme est l’instrument d’un travail nécessaire à sa conservation : il est outillé pour se nourrir et se défendre contre les agents de destruction. Nous pouvons être tentés de reprocher à la vie de ne pas se donner à nous gratuitement, comme elle se prodigue aux végétaux ; mais en aspirant à vivre en plante ou en foetus, nous faisons piètre honneur à la vie animale, et plus piètre encore à la vie humaine. Ne consentir à être homme qu’avec lâcheté, sans accepter les charges de l’existence terrestre, ses risques et ses souffrances, c’est manquer au contrat vital, c’est se comporter en malvenu, incapable ou indigne de vivre.
Qui naît vaillant, ne redoute rien, aime l’effort et recherche le travail lui permettant de donner la mesure de ses talents et de son énergie. Voilà l’homme en qui la vie s’épanouit, celui qu’elle aime et favorise, car elle lui donne Sagesse, Force et Beauté.
On nous parle d’un Créateur tout puissant, à qui nous devons l’existence et que nous sommes tenus d’aimer en obéissant à ce que nous prescrivent des représentants terrestres. Une abstraction métaphysique se trouve ainsi personnifiée. Sans aller jusqu’à prendre corps, la Cause première de ce qui est a pris essence et personnalité. Ne discutons pas, car il ne peut y avoir qu’une vérité profonde dans une représentation intensément séduisante pour l’esprit humain, exposé à se tromper toujours, mais jamais entièrement.
Pourquoi nous perdre en subtilités, plutôt que de nous en tenir au simple bon sens ?
Nous constatons des effets, dont nous cherchons la cause en risquant des hypothèses. Notre incertitude est avouée quant aux causes multiples et particulières, mais nous prétendons posséder une certitude absolue concernant la Cause des causes. Ne sommes-nous pas victimes d’un suprême sophisme ? Réduisons nos prétentions, en nous bornant à l’honnête évidence des choses et nous nous inclinerons devant l’impénétrable mystère qui se dérobe à notre connaissance, pour ne baser celle-ci que sur des données incontestables.
Nous sommes ainsi ramenés à la Vie et à ses manifestations. D’où provient-elle ? Nous l’ignorons. Elle a une source mystérieuse, mais ce n’est pas en ses origines qu’elle se révèle à nous : c’est dans son cours et son action. Pourquoi ne pas en prendre notre parti, plutôt que de nous acharner à résoudre d’insolubles énigmes ? Soyons simples et raisonnons objectivement.
Devant la vie que nous avons à vivre, il est sage de vouloir vivre en accord avec la Vie. Elle fait de nous des agents de son oeuvre. Attachons-nous à discerner ses procédés ses voies et son objectif. Initions-nous ainsi au programme de la Vie, afin de nous associer à sa réalisation. Rien ne saurait être plus foncièrement religieux et moins arbitraire. Vivre avec courage, intelligence et dévouement à l’oeuvre de la vie, c’est pure sagesse et conduite conforme à la volonté du Créateur, telle qu’elle se manifeste à nous par l’intermédiaire de la Vie. Il est de toute évidence que celle-ci construit, d’où nous concluons humainement qu’elle se conforme à un plan, attribuable au Grand Architecte de l’Univers. Ce sont là des manières de parler suggestives, destinées à orienter les idéalistes, car le rêve n’est interdit à personne et nous sommes en droit de laisser notre imagination plonger à son gré dans le mystère.
Mais n’abusons pas de celui-ci ; redoutons de le proposer comme base de notre conduite. Mieux vaut nous en tenir à la Vie et à ses enseignements directs. Elle travaille et nous forme en vue de la tâche qu’elle nous assigne. Notre vraie religion, celle qui est dans la nature des choses, ne saurait donc être que le Culte du Travail.
Les formes de ce culte sont aussi multiples que les occupations et les destinées humaines. Il se confond avec la vie qu’il sanctifie en tout ce qui fait sa noblesse, son élévation et sa beauté. Pratiquons-le selon l’inspiration naturelle à chaque individualité bien née !
Constructivisme et Franc-maçonnerie :
Les philosophes qui se sont fait recevoir Francs-maçons n’ont pas manqué de distinguer dans l’Ordre maçonnique une spiritualité indépendante de l’organisation fonctionnant ils ont appelé Maçonnisme ce qui est du domaine de l’esprit par opposition à la Maçonnerie, vaste association matérialisée. Le Maçonnisme est à la Maçonnerie ce que le Christianisme en sa pureté concevable est par rapport à l’Eglise ou aux églises chrétiennes. Il y a, de part et d’autre, loin de l’idéal subjectif à sa réalisation objective humaine. Quel qu’il soit, le corps ne se prête qu’imparfaitement à l’incarnation de l’esprit.
Au corps, cependant, se rattache une âme, même et peut être surtout quand il s’agit d’une corporation, d’une collectivité permanente. En Maçonnerie, le Maçonnisme représente l’esprit, qui souffle où il veut et ne se laisse pas emprisonner dans l’enceinte des Loges. Celles-ci retiennent plus facilement l’âme de la Maçonnerie, si bien qu’il y règne une très sincère fraternité.
Ceux qui cherchent un milieu d’effective fraternisation ne seront donc pas déçus par la fréquentation des Francs-maçons, qui ne s’élèvent pas toujours jusqu’au Maçonnisme, mais ne manquent jamais d’être animés des plus généreux sentiments. Même quand leur instruction maçonnique laisse fort à désirer, ils sont imprégnés d’une humanitaire bienveillance, qu’ils se communiquent comme un immense réconfort réciproque. Telle est la grande force de la Franc-maçonnerie et le secret de sa réussite, en dépit de toutes les faiblesses de ses trop nombreux adeptes. Ce n’est pas, comme le prétendent ses adversaires, une conspiration qui décide du sort des peuples, mais c’est une alliance universelle de bon vouloir et d’affection. Ses adeptes doivent être partout des citoyens paisibles, dévoués au bien général et soucieux de se comporter exemplairement. Il leur arrive de se passionner avec candeur pour des idées qu’exploitent les politiciens. Cela prouve qu’ils n’ont pas su se pénétrer des règles de leur art constructif et que, mauvais Apprentis, ils s’exposent à la réprimande des Maîtres.
L’enseignement initiatique ne procède pas, il est vrai, à la manière profane, car, loin de violenter dogmatiquement les intelligences, il les ménage pour les cultiver en vue de favoriser l’éclosion autonome du germe de vérité semé en la profondeur de chacune d’elles. Il s’agit, non de faire entrer de force dans les esprits des notions extérieures, mais de solliciter à en sortir ce qu’ils renferment naturellement. Ce qui s’enseigne, c’est l’art de penser librement, par soi-même, avec spontanéité, en dehors de toute influence tendancieuse. Les hommes qui parviennent de la sorte à penser selon le génie qui leur est propre se rencontrent en une commune manière de voir, car ils pensent humainement, sous l’inspiration de l’universel Esprit humain. Mais tout art est difficile, en particulier de penser juste. Il faut cependant que les hommes s’initient à cet art, s’ils veulent se dégager des erreurs qui s’opposent leur entente harmonique.
Ces erreurs s’évanouissent devant la lumière que découvre l’initié, après s’être débarrassé de tout ce qui s’oppose à la rectitude de son jugement. Les rites de sa réception mettent matériellement en scène les opérations prescrites à l’esprit apte à se libérer ; mais la mentalité moderne se ferme à la muette sollicitation des symboles qui ne l’incitent plus à méditer. Il en résulte que le symbolisme demeure une langue morte pour la masse des Francs-maçons actuels. Si correcte que puisse être cérémoniellement leur initiation, elle n’effectue pas la transmutation du profane en initié le récipiendaire se comporte passivement à l’égard du cérémonial, dont le rôle est de faire travailler l’esprit du néophyte. Cela ne se produit pas assez souvent, d’où condamnation de la Franc-maçonnerie par les partisans d’une initiation parfaite.
Pour rester équitable, il ne faut pas rendre les constructeurs responsables du matériel défectueux qui s’est imposé à eux. La Franc-maçonnerie moderne a fait de son mieux et son oeuvre est louable, si humainement imparfaite qu’elle soit. C’est une école fidèle aux méthodes initiatiques et forte d’une inappréciable tradition. Même incompris de ceux qui en sont chargés, l’enseignement ne perd rien de son efficacité, dès qu’il s’adresse à des initiales. Ceux-ci comprennent ce qui échappe aux initiateurs pontifiants, insensibles à l’ésotérisme du rituel. Les gestes sont accomplis et les paroles prononcées : ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre en font leur profit ; les autres se contentent de l’extériorité des mystères sacrés.
Il suffit, pour être reconnu Franc-maçon, de s’affirmer comme tel extérieurement ; mais jamais on ne s’est dissimulé en Maçonnerie, que la véritable manière d’être Maçon, aux yeux du Grand Architecte de l’Univers, c’est de travailler maçonniquement après s’être fait Maçon par soi-même intérieurement. Il a toujours été fait mention de Maçons sans tablier, c’est-à-dire sans insignes extérieurs et n’ayant jamais été admis dans l’Ordre maçonnique. Comme dans le Catholicisme, on distingue en Maçonnerie le corps et l’âme de l’Eglise. Tous les sages qui se dévouent au bien de l’humanité sont Francs-maçons, alors même qu’ils n’auraient jamais entendu parler de la Franc-Maçonnerie. Il n’y a pas que la prose qui se fasse sans le savoir.
En réalité, il convient de revenir au Maçonnisme, qui, dans sa spiritualité, s’ouvre aussi largement qu’il est conforme au caractère de l’association maçonnique de rester fermée. Des associés formels, qui contractent des obligations réciproques, ne se lient entre eux solidement que s’ils ne sont pas noyés dans la masse indifférente, dite « profane » ; les « initiés » sont, en Maçonnerie, tous ceux qui ont pris les engagements maçonniques : leur inimitabilité réelle n’est pas toujours à la hauteur de leur bonne volonté, mais celle-ci leur donne droit à la sollicitude de leurs Frères plus éclairés. Chacun fait de sincères efforts, en Maçonnerie, pour contribuer à la réalisation d’un idéal qui n’est pas toujours conçu avec une suffisante netteté. De là les tâtonnements et les échecs consécutifs à l’apprentissage des Maçons.
On leur reproche de s’être concentrés sur eux-mêmes, en un mystère irritant pour le public. Ils auraient évité de se faire mal juger, s’ils avaient pris la peine de se faire mieux connaître. On admet qu’ils se soient tus sur la technique de l’initiation et leurs secrets conventionnels, qui n’ont de réel intérêt que pour eux-mêmes. Mais pourquoi n’ont-ils pas proclamé urbi et orbi leur philosophie, ce Maçonnisme propre à leur concilier les meilleurs esprits ?
Leur réserve tient leur manque de préparation : avant de porter la lumière au dehors, ils ont dû s’initier eux-mêmes. La pratique silencieuse de rites traditionnels s’imposait à eux, tant qu’ils n’en avaient pas deviné la signification. Il leur était interdit de parler trop tôt, au risque de se faire mal comprendre.
Après deux siècles de gestation, le Maçonnisme est devenu viable ; aussi, les Maçons actuels ne font-ils plus mystère de la philosophie que leur ont suggérée leurs vénérables traditions architecturales. Suffisamment avancés en leur art, ils peuvent enseigner à bâtir spirituellement, en vue de la construction effective d’une humanité meilleure.
Leur enseignement s’adresse aux initiales c’est-à-dire indistinctement à tous ceux qui sont capables de s’assimiler le constructivisme et de s’initier par eux-mêmes, en méditant sur ses données fondamentales.
Celles-ci remontent à la Vie envisagée dans son action constructive. Elle construit des organismes, dont celui de notre espèce, instrument mis à la disposition du mystérieux constructeur, appelé à édifier en nous la personnalité humaine. La nature se contente de produire l’homme-animal à l’état brut, en l’appelant à conquérir lui-même la pure hominalité. Chacun de nous reste Pierre brute, constructivement inutilisable, tant qu’il ne s’est pas taillé lui-même en Pierre de Sagesse, pleinement humanisée. Toutes les allégories initiatiques font allusion à la même transformation : celle de l’individu grossier, demi humain, en homme véritable, conscient de sa dignité et de ses responsabilités constructives.
Toute notion étant discutable, le constructivisme ne s’impose à personne. Il s’offre aux esprits réfléchis, qui puisent en eux-mêmes la foi en la Vie et en son travail, foi raisonnable entre toutes. – Préférez-vous croire à la Mort et au néant ?
Si vous êtes vivants dignes de vivre, vous ne douterez pas de votre Vie, qui est la grande réalité. Vous aimerez la Vie, vous la voudrez belle et vous vous dévouerez pour elle jusqu’au sacrifice. Le héros ne craint pas de souffrir par amour de la Vie ; il ne meurt que pour vivre en plus parfaite union avec la Vie.
Résoudre des énigmes, avoir réponse à tout, n’est pas le propre du sage, qui, aussi désabusé que Socrate, sait qu’il ne sait rien. Il faut se faire illusion, pour imaginer solide ce qui s’édifie sur des arguments ou des idées. Nos représentations subjectives n’ont aucune valeur absolue, et, si nous voulons être prudents, nous ne devons pas nous laisser entraîner par nos figurations mentales à bâtir dans les nuages, en prêtant une fausse réalité à nos abstractions.
Mieux vaut s’inspirer de l’Ermite du Tarot, vieillard expérimenté, qui concentre sur le sentier de la vie toute la clarté de sa pauvre lanterne. Plutôt que de prétendre sonder les abîmes de l’infini, regardons à nos pieds, afin d’avancer sans trébucher et nous diriger avec discernement. En philosophie, la plus sage ambition se borne à ne tromper personne. Soyons aussi peu fallacieux que possible et pratiquons cette scrupuleuse honnêteté qui, en tous les domaines, conduit le plus loin.
Pour enseigner honnêtement sans être dupe d’aucune fiction, il faut craindre de parler, car toute parole tourne en mensonge, dès qu’elle est émise sous l’effigie de la vérité pure. Ce qui hante notre esprit procède du vrai, inspirateur de ce que nous aspirons à concevoir ; mais, du fait même de sa conception, l’idée conçue subit une déformation, accentuée par l’expression fatalement imparfaite. Faut-il donc se taire, pour être certain de ne pas égarer autrui ? Ce serait un extrême auquel répugne la sagesse. Il est un moyen terme entre le silence et la prolixité discursive : c’est l’enseignement indirect donnant à réfléchir, en appelant l’attention sur des images et des symboles. Jadis, les montreurs de choses sacrées, dits hiérophantes, usaient de cette méthode : ils ne prononçaient que de mystérieuses sentences, difficilement intelligibles, mais qu’illustraient des actes significatifs et tout un ensemble de graphismes muets. On s’instruisait alors, non par la mémoire ou l’assimilation passive, mais par l’effort personnel de la réflexion. Il fallait deviner et faire preuve de pénétration intellectuelle, ou se résigner à l’incompréhension profane.
De nos jours, rien n’est changé en Initiation. Les seuls qui s’initient sont les actifs, capables de travailler pour se livrer aux opérations du Grand-Oeuvre. Le vulgaire a pu envisager celles-ci comme poursuivant des avantages matériels, sans comprendre que la nature humaine était en cause, le plomb à transmuer en or faisant allusion à la culture éducative, qui transforme l’homme ignorant et grossier en un sage réalisant l’idéal de l’espèce hominale. Se perfectionner soi-même, tel est l’objectif.
Deux voies opposées conduisent traditionnellement au but : l’une est dite sèche et l’autre humide.
La première se base sur le développement de l’énergie spirituelle propre à l’individu, sur la possession de soi et la maîtrise qui en découle.
A cette voie masculine ou rationnelle, s’oppose celle de l’abandon mystique, partant du renoncement à soi-même, pour viser au pur amour altruiste. C’est la voie des âmes pieuses et des saints ; elle n’est pas interdite aux esprits virils qui choissent l’âpre sentier des sages, car, après s’être dompté intégralement, le héros se consacre au bien avec abnégation. Le binaire des voies initiatiques se ramène donc à l’unité, un même cycle pouvant être parcouru en sens contraire.
Les Constructeurs débutent par le sec, en isolant l’individu, afin qu’il apprenne à ne compter que sur lui-même. Être soi n’est pas facile. Il faut cependant débuter en Initiation par le dépouillement de tout ce qui ne fait pas partie intégrante de soi ; le premier acte du rituel exige donc une mise à nu intellectuelle par le renoncement volontaire du récipiendaire à toute notion d’emprunt. Désapprendre est sa tâche initiale : il est convié à se refaire une mentalité vierge.
Cette opération est ardue, aussi est-elle à peine abordée dans la pratique courante, quand elle n’est pas totalement négligée. Le candidat qui conserve se préjugés et ne se détache pas de ses opinions favorites ne saurait pourtant faire le moindre progrès en Initiation. Il ne réussira pas à se détourner du monde extérieur, pour descendre en soi et faire connaissance avec lui-même, et, s’il affronte les épreuves, elles resteront fictives. Il pourra faire ses classes, mais infructueusement, car il n’aura pas su s’appauvrir en vue de se rendre accessible aux véritables richesses. S’étant refusé à déblayer le terrain, il ne peut y bâtir qu’avec incohérence, en dépit des meilleures leçons d’architecture.
N’oublions pas qu’il s’agit pour chacun de construire un Temple qui soit le sanctuaire du vrai. Pour répondre à sa destination, cet édifice doit être construit en rigoureux équilibre sur un terrain solide. C’est une philosophie religieuse individuelle, construite selon des règles confirmées par le discernement de tout penseur judicieux. Elle ne fait pas l’objet d’un enseignement tapageur, car elle ne doit pas être acceptée sur l’autorité d’autrui ; il faut elle se révèle d’elle-même à tout chercheur sincère du vrai. Pour être inculquée, elle devrait se traduire en un dogmatisme qui est en opposition absolu avec son caractère. Il en résulte que les Maîtres ne peuvent enseigner que silencieusement.
Comment cela est-il possible ?
D’une part, en usant de discrétion, grâce à l’emploi d’images suggestives, de symboles et d’allégories ; mais, en plus, par un procédé plus mystérieux, qui tient à la fois de la suggestion mentale des hypnotiseurs et d’une transmission analogue à celle des ondes de la T.S.F.
Supposons des Supérieurs Inconnus, unis en une action de penser intensivement, en vue d’émettre une pensée juste, susceptible de se communiquer à tous les appareils réceptifs, que représentent les cerveaux entrés en harmonie vibratoire avec la justesse de la pensée émise. Est-il possible de concevoir un pouvoir spirituel plus effectif et plus légitime ?
Qui pense juste dispose d’une irrésistible puissance, en raison de la supériorité fatale du vrai sur le faux. Tôt ou tard, l’erreur est reconnue ; en travaillant à la dissiper, nous nous associons à une victoire finale certaine. Mais la lutte est longue ; il y faut une patience douce, car la violence ne ferait accomplir aucun progrès. Inaccessible à la passion combative le sage s’efforce d’éclairer avec bienveillance et compréhension. Il n’entre pas en discussion et laisse chacun sa façon de penser, toujours attentif à rechercher le fond de vrai qui motive les opinions humaines.
C’est en écoutant autrui, pour rectifier sans cesse notre propre manière de voir, qu’il nous devient possible de penser de plus en plus juste. Cette indispensable rectification est recommandée par la formule : Visita Interiora Terrae, Rectificando Invenies Occultum Lapidem (1). Elle implique une descente méditative en soi-même (visite des entrailles de la Terre), en vue d’une mise au point qui fait découvrir la Pierre cachée des Sages. Qu’elle est cette Pierre mystérieuse, sinon le pouvoir de discernement qui transmue l’erreur en vérité ? Pour celui qui la possède, tout devient rectificative ment vrai ; tous les hommes de bonne foi ont raison, mais, faute de pénétration d’esprit, ils manquent trop souvent de compréhension réciproque.
Si nous détenons la symbolique Pierre philosophale, qui fournit la très significative Poudre de projection, il nous appartient de projeter celle-ci sur le métal vulgaire en fusion dans les entendements inquiets. Le plomb intellectuel se transmue alors en un or plus précieux que celui des changeurs. Les Alchimistes n’ont trompé que les incompréhensifs qui se trompaient eux-mêmes.
Sachons comprendre et nous mettre au travail. Nul n’est abandonné à lui-même, s’il est persévérant en sa bonne volonté. Nous débutons les yeux bandés, mais un guide invisible ne manque jamais de nous diriger vers la lumière, si nous aspirons à celle-ci de tout notre coeur.
Ce mystagogue effectif n’est pas tenu de s’incarner en Frère Terrible ; il répond à l’appel sincère de tout réel initiable, car la pure Initiation est indépendante des associations initiatiques. Les vrais Maîtres sont ceux qui enseignent spirituellement.
(1) les initiales de ces sept mots donnent VITRIOL, substance à laquelle les Hermétistes attachaient un sens caché.
Conclusion
La Franc-maçonnerie ne s’est guère fait connaître, jusqu’ici, qu’en ses extériorités. Affectant des formes mystérieuses, elle a piqué la curiosité du public, en ne satisfaisant qu’à demi celle de ses adhérents, ceux-ci demeurant déconcertés par les mystères qui leur étaient dévoilés.
Il y eut sans doute toujours des initiateurs s’efforçant de faire réfléchir les néophytes, afin qu’ils puissent découvrir ce qui ne leur était caché qu’en apparence, sous le voile transparent de rites et de symboles. L’Ordre maçonnique n’a donc jamais manqué d’initiés réels ; mais le nombre de ces élus fut et demeure nécessairement infime par rapport à celui des appelés.
Le pourvoi d’approfondir, de pénétrer intellectuellement pour comprendre en devinant, n’est pas le lot du premier venu, d’où la sélection imposée aux écoles de sagesse. Mais, l’homme, qui ne se connaît lui-même que très imparfaitement, ne peut avoir la prétention d’apprécier infailliblement son semblable. Même en étudiant celui-ci et en l’éprouvant avec soin, des erreurs se commettent. Un ensemble de garanties morales, exigé des candidats, assure pourtant la Franc-maçonnerie un recrutement enviable, sous le rapport de la sincère fraternité qui unit les adeptes de races, de nationalités, de positions sociales et d’opinions différentes. Ce qui lui a manqué jusqu’ici, c’est le rayonnement intellectuel, propre à lui concilier l’estime du public instruit. Irrité par des cachotteries jugées ridicules, celui-ci s’est détourné d’une association trop souvent compromise par sa participation aux luttes des partis politiques. Les adversaires de l’institution aidant, une très mauvaise presse fut faite à la Franc-Maçonnerie.
Ce qui, au cours des polémiques fut par trop perdu de vue, c’est le Maçonnisme, autrement dit la philosophie qu’implique l’art de bâtir. Il est regrettable que cette manière d’envisager la vie se soit à peine répandue parmi les Maçons, qui n’ont pas su en faire l’objet de leur propagande philosophique extérieure.
Loin d’avoir le caractère d’une doctrine secrète, la conception constructive, qui aboutit logiquement au Constructivisme, s’adresse à tous les esprits ouverts, comme chacun peut en juger à la lumière du précédent exposé.
En dépit de la terminaison -isme, qui évoque l’idée d’un système philosophique arrêté, tout édifié, immédiatement habitable, ce n’est pas un abri prêt à le recevoir que doit chercher ici le penseur, car le Constructivisme ne saurait s’adresser qu’aux constructeurs capables de bâtir eux-mêmes leur habitation spirituelle. Un terrain solide leur est offert, avec les matériaux qu’il leur est loisible de mettre en oeuvre ; mais il leur incombe de tracer leur plan et d’ériger l’édifice dans le style qui leur convient.
Plus sur le sujet :
Oswald Wirth, Notions Elémentaires de Maçonnisme.
Le symbolisme, 16, rue Ernest Renan Paris XVeme – 1934.